23

Six hommes vêtus de noir siégeaient sous le portrait de saint Borromée, élevé au rang de cardinal secrétaire d'État par son oncle, le pape Pie IV, au seizième siècle. Ce tableau monumental qui décorait le bureau du préfet de la Congrégation de la Foi constituait le seul ornement de cette pièce au demeurant très dépouillée. Elle n'avait pour tout ameublement qu'un gigantesque bureau tout au fond et, au milieu, deux tables de réfectoire formant une sorte de T, flanquées de rangées de chaises inconfortables qui offraient toutes une vue directe sur le crucifix suspendu au mur.

Dans un premier temps, la rencontre se déroula dans le silence. Dès que quelqu'un entrait, les autres le gratifiaient d'un simple hochement de tête.

C'était l'usage dans ce genre de réunion. Le cardinal Bruno Moro, directeur du Saint-Office, avait la réputation de ne pas apprécier les paroles inutiles. En revanche, le moment choisi pour la rencontre était inhabituel. Les aiguilles bleutées de sa Rolex - un cadeau que son ancien évêque lui avait fait pour ses soixante-dix ans - indiquaient 23 h. À cette heure-là, habituellement, la paix du Seigneur régnait sur la cité du Vatican.

Tandis que Moro, assis derrière son bureau, était encore plongé dans ses dossiers, les arrivants s'installaient l'un après l'autre à la table du milieu, posaient l'un après l'autre la main droite sur la main gauche et regardaient dans le vide, comme s'ils attendaient la proclamation du Jugement dernier. Monsignor Giobanni Sacchi, le secrétaire privé du dernier pape, était assis face aux grandes fenêtres : les cheveux coupés en brosse, les lunettes bon marché cerclées de métal, son visage était déjà empreint d'effroi à la pensée de la nuit qu'il était sur le point de passer sur un mince lit de fagots. Le bruit courait en effet que Sacchi s'infligeait ce genre de mortifications, à l'instar de saint Dominique. Sacchi occupait le poste élevé de préfet des archives secrètes de sa Sainteté. Il dirigeait donc le service des archives du Vatican.

En vertu du pouvoir qui lui était conféré, il veillait sur des documents dont un simple chrétien n'aurait jamais été en droit d'avoir connaissance. Ils concernaient les couvents secrets où l'on élevait les enfants naturels de prêtres et d'évêques, ou certains saints qui, de leur vivant, avaient été bien moins saints que ce que voulaient bien laisser penser leurs pieuses effigies accrochées dans les églises ; ou encore les graves manquements de certains papes peu recommandables, les annulations de mariages de personnalités haut placées et leurs justifications peu crédibles.

Frantisek Sawatzki avait pris place aux côtés de l'évêque. Avec ses cheveux blancs et son dos voûté, on eût dit que les étroites épaules de ce quinquagénaire ployaient sous le poids de la misère du monde. En tant que préfet du Conseil pour les affaires publiques de l'Église, il revenait à Sawatzki la tâche ingrate de transcrire en langage compréhensible par tout un chacun les décisions solitaires de sa Sainteté. Mais il lui incombait également d'étouffer dans l'œuf les polémiques susceptibles de dégénérer, à propos par exemple du prépuce de Notre-Seigneur Jésus, ou de son Ascension, car il est réputé être monté aux cieux corps et âme, en emportant avec lui l'intégralité de sa personne, et pourtant certaines parties de lui sont encore vénérées sur terre comme autant de reliques.

Assis tout près du préfet, mais à cent lieues de telles pensées blasphématoires, Archibald Salzmann fixait en faisant la moue la table sombre d'où s'élevait une odeur tenace de cire. Salzmann était rentré à la curie par la petite porte, ce qui lui valait de nombreux envieux du côté du clergé, et s'était hissé au rang de pro-secrétaire pour l'Éducation en dépit de sa jeunesse - il avait à peine la soixantaine.

Il était donc responsable de l'ensemble des universités catholiques et des institutions d'enseignement. Il ne serait même pas venu à l'idée de ceux qui l'enviaient de contester son incroyable culture universelle.

John Duca avait pris place en face de lui, dos aux fenêtres. Le directeur de l'IOR, vêtu comme à l'accoutumée de flanelle grise, un petit sourire ironique au coin des lèvres - une expression qui le distinguait nettement des autres soutanes noires - semblait plutôt s'ennuyer.

À la droite de Duca se tenait le professeur Jack Tyson, fils du célébrissime professeur de Harvard John Tyson, qui avait mis le Vatican en difficulté en proposant d'échanger le linceul de Turin contre une copie ; il faisait passer le temps en pianotant sur la table. Une oreille fine aurait pu reconnaître facilement l'air du Pont de la rivière Kwaï.

Ce petit bruit agaçait le monsignor Abate, secrétaire privé du cardinal Bruno Moro, qui avait pris place à côté de Tyson, devant une pile de feuilles blanches, armé d'un crayon noir bien taillé afin de consigner la moindre phrase qui serait énoncée autour de cette table. Le cardinal était en effet d'avis que seuls les écrits restaient. Abate gratifia Tyson d'un regard noir qui ne fut suivi d'aucun effet ; il secoua alors la tête avec une telle véhémence que le professeur arrêta de tambouriner et éleva même la main en guise d'excuse.

Mis à part Tyson, fraîchement arrivé du Massachusetts en avion pour assister à ce colloque, et autorisé pour la première fois de sa vie à jeter un regard derrière les murailles léonines, toutes les personnes présentes partageaient une farouche aversion pour le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga.

La voix enrouée de Moro interrompit le silence tendu qui régnait dans la pièce. Il quitta son bureau pour s'installer au bout de la longue table :

- Si je vous ai priés de venir ici à cette heure tardive, c'est parce qu'un crime monstrueux a été perpétré entre ces murs.

Le cardinal fit un signe autoritaire au préfet des archives secrètes.

Le visage de Sacchi se renfrogna encore un peu plus et il marmonna sans lever les yeux :

- Le suaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le suaire original, a disparu de la salle des coffres.

Frantisek Sawatzki se leva d'un bond et s'écria, au comble de l'agitation :

- Qu'entendez-vous par « disparu », mon frère ? Auriez-vous la bonté de vous exprimer avec plus de précision ?

- « Disparu » signifie qu'il n'est plus là ! répondit le préfet des archives secrètes en levant les yeux.

- Un moment, intervint Archibald Salzmann. Les archives secrètes du Vatican sont, autant que je sache, aussi protégées que la Banque d'Angleterre. Il n'y a que trois personnes sur cette planète qui aient librement accès à ces salles. Ce sont sa Sainteté, le cardinal secrétaire d'État Gonzaga, et vous, monsignor, en votre qualité de directeur des archives secrètes. Cela réduit considérablement le nombre de suspects, ne pensez-vous pas ?

Sacchi hocha énergiquement la tête et promena un regard désemparé sur l'assistance ; ses montures de métal brillaient, comme pour repousser les regards hostiles et réprobateurs qui étaient braqués sur lui.

- Je me trouve confronté à une énigme. J'ignore comment cela a pu se produire, bégaya-t-il d'une voix éteinte.

- Et depuis quand, Éminence, êtes-vous au courant de ce désastre ? s'enquit John Duca en se tournant vers le cardinal.

- Depuis trois semaines, répondit Moro en serrant nerveusement les accoudoirs de son siège. Je voulais laisser monsignor Sacchi élucider l'affaire avant de vous en faire part.

- Qui d'autre est au courant ? demanda Archibald Salzmann, le pro-secrétaire pour l'Éducation en se tortillant sur sa chaise.

Sacchi s'apprêtait à répondre, mais le cardinal lui coupa la parole :

- Lorsque monsignor Sacchi m'a informé, je l'ai prié de ne pas en faire part à sa Sainteté. Il faut qu'il profite en toute tranquillité de ses vacances à Castel Gandolfo. Et lorsque Sacchi a voulu demander des comptes au cardinal secrétaire d'État Gonzaga, celui-ci a eu un coup de sang, tout à fait indigne d'un chrétien. Il a porté ses soupçons sur le préfet des archives secrètes.

Le secrétaire privé du cardinal consignait avec ardeur les propos que les uns et les autres tenaient.

- Par la Sainte Vierge Marie et tous les saints ! s'écria Salzmann en frappant du plat de la main sur la table.

- En fin de compte, il n'y a que deux suspects : monsignor Sacchi et le cardinal secrétaire d'État Gonzaga !

- Si vous voulez mon avis...

Moro joignit les mains comme s'il était sur le point de réciter une prière fervente. Les jointures de ses doigts en blanchirent. Il poursuivit :

- Nous tous, qui sommes rassemblés ici, n'éprouvons guère de sympathie pour Gonzaga - que Dieu nous pardonne. Mais les Évangiles n'exigent pas de nous que nous chérissions le mal.

- Éminence, exprimez plus clairement votre pensée, l'interrompit Frantisek Sawatzki. Gonzaga représente un danger pour la curie. Un danger qui s'aggrave de jour en jour. Il doit disparaître.

Le monsignor Abate jeta un regard interrogateur au cardinal Moro : devait-il vraiment consigner ces paroles ? Mais le préfet du Saint-Office pointa le doigt sur les feuilles, et Abate suivit dévotement l'injonction.

- Si j'ai bien compris, remarqua Archibald Salzmann à mi-voix, vous envisagez de le relever de ses fonctions ? La dernière fois qu'un tel événement a eu lieu, c'était au Moyen Âge, et il a fallu employer la force !

Le cardinal Moro haussa les épaules sans répondre. John Duca demanda la parole, d'un ton hésitant qui ne lui ressemblait pas du tout.

- Si je puis me permettre une remarque, j'ai l'impression que ces derniers temps la curie n'a pas eu la main très heureuse dans le choix de ses cardinaux...

- Vous faites allusion à l'ex-cardinal Tecina ? demanda le pro-secrétaire Salzmann.

- Tout à fait.

- Mais c'est de l'histoire ancienne ! Il se serait, dit-on, retiré dans une forteresse qui domine le Rhin. Il n'a sans doute toujours pas digéré sa défaite lors de l'élection du pape.

- Tecina ? demanda Sawatzki.

- Entre-temps, il a inversé et son nom et sa personnalité, expliqua Duca.

- C'est-à-dire ? s'enquit Sawatzki.

- L'ex-cardinal ne lit plus son nom de gauche à droite comme le ferait tout bon chrétien, mais de droite à gauche, comme ceux qui sont hostiles à notre foi.

- A-n-i-c-e-t , épela monsignor Abate à mi-voix.

Instinctivement, le cardinal Moro se signa.

Et Archibald Salzmann, le pro-secrétaire pour l'Éducation, renchérit :

- C'est le nom d'un démon, le nom de l'antéchrist et la personnification du mal.

Le cardinal plissa les yeux pour dévisager Duca.

- Comment savez-vous donc...

- Je crois, commença Duca, mal à l'aise, que je vous dois une explication.

Indigné, le cardinal Moro intervint :

- Voilà qui aiguise ma curiosité !

Duca hocha la tête.

- Je serai bref : il y a quelques jours, j'ai rencontré l'ex-cardinal qui se nomme maintenant Anicet...

Une rumeur de désapprobation parcourut l'austère assemblée.

- Traître.

- C'est impossible !

- Et ensuite ?

Duca éleva les deux mains.

- Vous serez moins prompts à juger ma conduite lorsque vous connaîtrez les raisons de cette rencontre. Anicet tient la curie entière sous sa coupe. Il a sorti devant moi, sur la table, une liste de l'Ordo JP en menaçant de la faire publier si nous ne cédions pas à ses exigences. Inutile de vous rappeler les noms qui figurent sur cette liste.

Et tout à coup, ce fut le silence, terrible.

Moro secoua la tête.

- L'ex-cardinal, un maître chanteur ! Et l'objet du chantage ?

- Le linceul de Notre-Seigneur Jésus !

Toutes les personnes réunies autour de la table fixaient John Duca comme si celui-ci venait de les menacer de la damnation éternelle.

- Comment cet individu a-t-il pu entrer en possession de ces informations concernant le suaire ? murmura Moro de sa voix enrouée. Il n'y avait qu'une douzaine d'initiés, parmi lesquels le professeur John Tyson. Or ce dernier a juré solennellement d'emporter avec lui ce secret dans la tombe. C'est bien cela, n'est-ce pas ?

Moro transperça Jack Tyson du regard.

Celui-ci se défendit avec force gestes.

- Cardinal, John, mon père, ne m'a raconté que peu de temps avant sa mort dans quelle affaire il s'était fourvoyé en adressant sa fameuse lettre au pape. Vous pouvez être certains d'une chose : même si je connais les détails de cette affaire, je suis et resterai aussi muet qu'une tombe à ce sujet.

Moro observa les hommes assis de part et d'autre de la table. Son regard finit par s'arrêter sur John Duca :

- Et que voulait donc Tecina, ou Anicet, quel que soit le nom que se donne cet être habité par le malin ?

- Il a prétendu que sa confrérie était en possession du linceul de Notre-Seigneur Jésus.

- Impossible !

- Je suis de votre avis. Mais Anicet n'a pas voulu en démordre. Selon lui, un homme au-dessus de tout soupçon aurait livré en personne la relique à la forteresse des Fideles Fidei Flagrantes.

- Inutile de poursuivre, directeur de l'IOR, l'interrompit le cardinal Moro. Cet homme ne pouvait être que Philippo Gonzaga !

Giovanni Sacchi poussa un cri strident, comme si un poignard venait de se ficher dans son dos.

- Gonzaga, le cardinal secrétaire d'État, soupira-t-il en secouant la tête à plusieurs reprises.

- Il y a néanmoins quelque chose qui cloche, poursuivit John Duca, et c'est la raison pour laquelle je m'adresse à vous aujourd'hui. Des scientifiques de renom, membres de la confrérie d'Anicet, ont prétendu que Gonzaga ne leur avait pas remis le véritable linceul, mais cette fameuse copie commandée par la curie elle-même.

- Mais c'est tout à fait impossible ! s'indigna le cardinal dont la figure s'empourpra. Cela signifierait que le linceul de Turin est le véritable linceul. Or, toutes les études publiées à ce sujet prétendaient le contraire. Non, c'est complètement absurde !

- C'est bien ce que j'ai dit, moi aussi. Mais Anicet pense qu'il y a peut-être une explication toute simple. Le faussaire n'aurait pas fabriqué une, mais deux copies !

Tassé sur lui-même, monsignor Sawatzki inclina la tête si bas que son menton vint presque à toucher le plateau de la table.

- Pour ce qui est du faussaire, dit-il pensivement, cela signifie qu'il a réalisé un double profit.

- Mes frères, commença Archibald Salzmann, en supposant que vous ayez raison, la question n'en demeure pas moins de savoir où se trouve à présent le véritable linceul de Notre-Seigneur Jésus.

Salzmann lança à l'assemblée un regard interrogateur :

- Qui peut se cacher derrière ce sacrilège ?

- Je ne vois qu'une seule personne possible, répondit le cardinal Moro.

Sacchi opina.

Monseigneur Sawatzki fit de même.

- Le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga, dit John Duca en haussant les épaules, comme s'il avait honte de donner une telle réponse.

- Gonzaga, Gonzaga, Gonzaga ! s'exclama le cardinal Moro avec une violence qui allait crescendo. J'en viens parfois à croire que Dieu nous a envoyé le diable en la personne du cardinal, afin de nous mettre à l'épreuve !

Abate, le secrétaire de Moro, baissa la tête et joignit les mains comme s'il allait se mettre à prier. Il avait cessé depuis un bon moment de consigner les propos qu'il entendait. L'expérience avait appris à Abate que l'écrit pouvait devenir le fer de lance de l'adversaire.

Le cardinal Moro se tourna alors vers John Duca :

- Mon frère, avez-vous obtenu davantage d'informations sur les cent mille dollars que Gonzaga avait sur lui lors de son accident ?

- Hélas, non. Comme vous le savez, le cardinal secrétaire d'État dispose de fonds propres auxquels il peut avoir recours en des occasions exceptionnelles. Cet argent se trouve sur un compte occulte qui n'apparaît sur aucun bilan de la Banque du Vatican ni de l'Istituto per le Opere di Religione. L'état de ce compte est consigné, autant que je sache, dans un des sept coffres des archives secrètes, à l'endroit même où le linceul de notre Seigneur était également entreposé.

Tous les regards se tournèrent vers Giovanni Sacchi, le directeur des archives secrètes.

Celui-ci secoua la tête :

- Non, non, et non ! Que le Seigneur me préserve de la tentation. Lorsque j'ai pris mes fonctions de préfet des archives secrètes, j'ai fait devant Dieu le serment solennel de respecter toutes les lois de notre mère l'Église. Et notamment celle qui me prescrit de ne livrer à personne les secrets que je détiens. Lorsque mon heure aura sonné, j'emporterai mon savoir avec moi dans la tombe.

- Quand bien même la pérennité de notre sainte mère l'Église devrait-elle être mise en péril ?

- La loi de l'Église ne supporte pas d'exception. Éminence, ce n'est pas à vous que je vais expliquer cela. De plus, je ne faute pas si je vous dis que je sais où Gonzaga conserve les dossiers de ses comptes.

Un climat de méfiance s'installait.

Monseigneur Sawatzki lançait des regards incrédules de côté, en évitant de croiser celui du préfet des archives secrètes. Il rompit tout à coup le pesant silence :

- Qui nous dit que Gonzaga a reçu cet argent sale en contrepartie du suaire de Notre-Seigneur ? Compte tenu de la signification de cet objet, la somme de cent mille dollars relèverait du blasphème. Et Gonzaga n'est pas homme à vendre le suaire contre un plat de lentilles.

- Se pourrait-il, intervint Archibald Salzmann, que nous pensions tous la même chose ?

Le cardinal opina :

- L'argent du silence !

Et Salzmann de reprendre :

- Gonzaga voulait acheter le silence d'un complice !

John Duca acquiesça avant de poursuivre :

- Nous devrions faire surveiller le cardinal secrétaire d'État. Ses fréquents voyages, ses mystérieuses réunions au sein de la curie, tout cela fait de lui un suspect de premier ordre.

Le visage émacié de Bruno Moro grimaça.

- Mon frère, comment entendez-vous procéder ?

- Gonzaga a, de par sa fonction, la mission de maintenir le contact de la curie avec le reste du monde. Il est à la fois le ministre des Affaires étrangères de l'État de l'Église et le Premier ministre à l'intérieur des murailles léonines. Cela implique une foule de conférences, de colloques et de réunions. Comment voulez-vous faire suivre cet homme sans vous faire remarquer ?

Monseigneur Abate intervint dans le débat :

- Si je puis me permettre une remarque, il faudrait que nous tentions de gagner à notre cause Giancarlo Soffici, le secrétaire du cardinal secrétaire d'État.

La proposition rencontra un écho mitigé. Sawatzki et Salzmann jugeaient l'opération trop risquée. Monsignor Sawatzki remarqua que ce serait comme si Gonzaga avait demandé au monsignor Abate d'espionner son patron, le cardinal Moro. Abate se confierait immédiatement à Moro, cela allait de soi.

Pour sa part, John Duca considérait Soffici comme un homme martyrisé par l'arrogance et l'avidité de pouvoir dont faisait preuve le cardinal secrétaire d'État ; en dépit de la position qu'il occupait et de son âge avancé, il n'avait même pas encore réussi à devenir vicaire du Saint-Siège.

- Je pourrais bien m'imaginer... commença-t-il.

- C'est à Gonzaga qu'il revient au premier chef de proposer Soffici à la nomination de vicaire, intervint Moro, coupant ainsi court aux réflexions de John Duca.

- Éminence, répliqua ce dernier, vous n'allez quand même pas croire que sa Sainteté n'accéderait pas à votre souhait de voir Soffici promu ? On trouvera toujours une raison plausible. Ce serait même une véritable humiliation pour le cardinal secrétaire d'État Gonzaga. Et je suis absolument certain que Soffici fondrait de reconnaissance. En procédant de la sorte, nous mettrions Gonzaga dans un joli pétrin.

- L'idée n'est pas mauvaise !

Pour la première fois de la soirée, un sourire éclaira le visage de Moro. Un sourire mauvais.

Monseigneur Sacchi se leva alors et s'écria, au comble de l'agitation :

- Mes frères, êtes-vous conscients que nous sommes une fois de plus en train de guérir le mal par le mal ? N'avons-nous pas déjà accumulé suffisamment de fautes ? Nous, les hommes de l'Église dans la lignée de saint Pierre, nous nous comportons comme les Pharisiens au temple, ceux-là mêmes que Notre-Seigneur a chassés de sa maison. Nous nous intéressons plus à la turpitude et au crime qu'à la foi et à la rédemption. La soif du pouvoir et le désir d'influence sur la hiérarchie apostolique ne reculent même plus devant le crime. Que dit le prophète Jérémie ? « Je vous le dis, vous avez mis votre confiance dans des paroles mensongères et sans valeur. Et vous venez alors et entrez dans le temple qui porte mon nom, vous me regardez en face et vous dites : «Nous sommes sauvés !» Mais vous continuez vos actes immondes. Croyez-vous que cette maison soit un repaire de brigands ? »

Il était hors de lui. Il enleva ses lunettes cerclées de métal pour les nettoyer avec un mouchoir blanc. Puis il s'effondra sur sa chaise.

Le cardinal Moro dévisagea Sacchi, longuement et intensément. Il n'était pas habitué à de tels accès de colère de la part du préfet des archives secrètes, d'ordinaire plutôt effacé. Lorsque leurs regards se croisèrent, le préfet du Saint-Office commença d'une voix basse menaçante :

- Monseigneur, la noblesse de cœur et la foi en la Loi, qui vous honorent, ne doivent pas vous faire oublier que le diable s'est introduit dans nos murs et s'est emparé des plus hauts dignitaires du Vatican. Et l'histoire de l'Église nous apprend que, dans les cas extrêmes, seuls le feu et le glaive peuvent venir à bout du malin. Mes frères, comment pouvons-nous nous sortir de ces difficultés dans lesquelles l'Église s'est trouvée empêtrée par un malheureux concours de circonstances ? Voilà la question que je vous pose, continua-t-il en haussant le ton. Répondez, monsignor !

Sacchi, le regard fixe, ne répondit rien.

Le discours de Moro s'enflamma :

- Ne comprenez-vous donc pas qu'il en va de mon existence, de la vôtre, de notre existence à tous ? Et qu'il ne s'agit pas seulement de nous, mais de la pérennité de l'Église ? Le cardinal secrétaire d'État Gonzaga est une clé du problème.

- Quels sont les arguments qui s'opposent à ce qu'il soit démis de ses fonctions ? s'enquit Giovanni Sacchi prudemment.

- Éminence, vous appartenez, autant que je sache, aux vingt-cinq auditeurs de la commission ?

- Hélas, mon frère, cette solution serait bien la plus difficile à mettre en œuvre pour régler nos problèmes. La Sacra Romana Rota est composée de différents groupuscules et de multiples courants conservateurs et progressistes, élitistes et populistes. Il est donc particulièrement difficile de dégager une majorité. De plus, une telle procédure, supervisée par la Signature apostolique, sera examinée par plusieurs instances. Cela peut prendre des années, voire des décennies, avant qu'un jugement soit prononcé. Pendant ce temps-là, le diable aurait tout le temps de parachever son œuvre. Je crains qu'il ne nous faille trouver une autre solution. Je m'adresse maintenant à vous, professeur Tyson ! La raison pour laquelle je vous ai fait venir...

Le cardinal Moro se tut, le regard tourné vers la porte. Il avait reconnu le bruit que fait une poignée quand on l'abaisse. Les autres l'entendirent aussi. La tête chauve de Gonzaga apparut dans l'entrebâillement de la porte.

- J'ai vu de la lumière, expliqua le cardinal secrétaire d'État, un peu gêné. Se peut-il que le Saint-Office tienne conseil à une heure aussi tardive ?

Comme il s'avançait après avoir refermé la porte derrière lui, l'odeur entêtante de son parfum se répandait autour de lui et tout l'auditoire eut l'impression de respirer l'odeur du diable.

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