21

Anicet atterrit à l'aéroport romain de Fiumicino sous les traits d'un honnête homme d'affaires. Le taxi, conduit par un Tunisien, le déposa sur la pittoresque Piazza Trinità dei Monti, à l'hôtel Hassler, qui donnait sur les Escaliers d'Espagne. Une chambre avec une vue superbe sur la ville avait été réservée à son nom.

Après s'être rafraîchi et attardé quelques minutes à admirer la perspective sur les toits de la ville, Anicet décida de se rendre à pied au café Aragno, proche de la Piazza Colonna. C'est là, et non dans le café degli Inglesi ou dans le café del Buon Gusto, où tout le monde connaissait tout le monde, qu'il avait pris rendez-vous, dans la plus absolue discrétion.

Il était d'ailleurs déjà attendu lorsqu'il arriva au café Aragno. John Duca, directeur de l'IOR, vêtu comme à son habitude de flanelle grise, semblait en colère. Le bonjour qu'ils échangèrent manquait de cordialité. Rien d'étonnant à cela puisque que les deux hommes n'étaient pas véritablement des amis. Ils ne s'accordaient que sur un seul point : leur ennemi commun. Ce qui était, Dieu merci, suffisant.

- Que prendrez-vous ? demanda John Duca avec courtoisie.

- Un café, répondit Anicet sèchement.

Duca passa commande et engagea la conversation :

- Vous permettez que je vous appelle Anicet ?

Anicet acquiesça, l'air renfrogné.

- Je vous en prie. Puisque c'est le nom que je porte depuis que j'ai raccroché ma mitre au portemanteau. Allons droit au fait.

- Vous avez fait une allusion au téléphone.

- Parfaitement. Il s'agit du suaire de Turin.

- Allons donc !

Cette remarque eut le don d'énerver Anicet.

- Vous n'allez pas rire longtemps. Voici les faits : il y a quelques jours encore, ma confrérie était persuadée qu'elle détenait le suaire de Jésus de Nazareth.

- Ah oui ? répondit Duca avec affectation. Je me vois dans l'obligation de vous décevoir, Anicet. Autant que je sache, le suaire est conservé, depuis peu de temps, dans les archives secrètes du Vatican. À l'initiative du cardinal Moro, on lui a substitué une copie. Cela signifie qu'à l'heure qu'il est, la copie se trouve à Turin, et l'original au Vatican.

Anicet prit un air grave :

- Ça, c'est ce que vous croyez !

- Qu'entendez-vous par là ?

- Le coffre dans lequel se trouvait le linceul au Vatican est vide.

- Anicet, vous me pardonnerez de vous demander ce qui vous permet d'en être aussi sûr !

- Ce linceul est entre les mains de la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes.

- C'est absolument impossible.

Anicet eut un rire arrogant

- Et pour couronner le tout, sachez que c'est le cardinal secrétaire d'État en personne qui est venu nous remettre cette relique, pour ainsi dire de son propre chef.

- Gonzaga ?

- C'est bien le nom de son Éminence, n'est-ce pas ?

- Une minute ! l'interrompit Duca. Nous combattons tous les deux le même adversaire. Je suis d'avis que nous devrions jouer cartes sur table sans essayer de nous tromper mutuellement. Donc, je récapitule : vous prétendez que Gonzaga vous a livré, ou plutôt a livré à votre confrérie le linceul. C'est complètement absurde !

- Je n'ose pas vous contredire ! Mais toute cette histoire est d'autant plus absurde que le suaire conservé dans les archives secrètes du Vatican, celui qui est actuellement en notre possession, n'est pas l'original, mais une copie diablement bien faite.

- Mais alors, cela voudrait dire que le linceul conservé à Turin est bien l'original !

- C'est une des possibilités.

- Et quelles sont les autres ?

Anicet pinça les lèvres.

- J'aimerais l'entendre de votre bouche !

- Vous suggérez qu'il y aurait une autre copie en circulation ?

- Mon cher John, cette hypothèse serait déraisonnable, car vous multiplieriez par cent le risque que la supercherie soit découverte. Non, je ne pense pas que Gonzaga soit assez bête pour monter un coup pareil. Il semble que nous soyons confrontés à une situation qui échappe à toute explication logique.

Désemparé, John Duca remuait sa cuillère dans sa tasse de café. Au bout d'un moment, il leva les yeux et regarda autour de lui pour s'assurer que personne ne les observait. Il avait l'habitude de ce genre de rencontres. Ce type particulier d'affaires ne se négociait jamais dans de bons restaurants, ni à l'intérieur du Vatican où les longs couloirs avaient des milliers d'yeux, où les vastes salles avaient des milliers d'oreilles. Quand on organisait des rencontres qui devaient rester secrètes, il fallait se mêler à la foule anonyme.

- Tel que je vous connais, reprit Duca, ce n'est pas la relique sacrée de Notre-Seigneur qui vous intéresse dans cette affaire...

- Vous avez parfaitement raison.

- Mais alors, au nom du ciel, pourquoi avez-vous donc besoin de l'original ? Cet original n'est absolument pas revendable.

Anicet se taisait et, presque gêné, détournait le regard.

- Permettez-moi donc de vous poser une seule question, poursuivit Duca. Qu'attendez-vous au juste de moi ? À moins que vous n'ayez imaginé que j'ai, d'une façon ou d'une autre, quelque chose à voir avec cette affaire ?

- Grand Dieu ! Non !

Anicet avait levé les deux mains, sans toutefois donner l'impression d'être très convaincu de ce qu'il disait.

- Inutile de faire tant de démonstrations, je ne sais que trop bien quelle antipathie vous me vouez, dit Duca. Alors, qu'est-ce que vous voulez ?

- Un renseignement. Un simple renseignement.

- Et lequel ?

- Donnez-moi le nom et l'adresse de l'homme qui a falsifié le linceul avec tant de perfection.

John Duca ne réagit pas. Il continua de fixer le lointain.

Anicet poursuivit son discours :

- Cet homme est un génie, un artiste de tout premier plan, un archéologue, un alchimiste, et en même temps un scientifique. À ce qu'il me semble, il a en outre une formation théologique. Si je devais le comparer à quelqu'un, le seul nom qui me viendrait à l'esprit serait celui de Léonard de Vinci. Mais il est mort il y a cinq siècles et, depuis lors, personne n'a été capable de l'égaler.

Duca répondit d'un air plutôt condescendant :

- Cher ami, pour quelle raison devrais-je vous donner le nom de ce génie, si tant est que je le sache ?

Anicet lissa ses longs cheveux en arrière. C'était un geste qui trahissait toujours chez lui un état d'inquiétude et de tension extrême. Il finit par s'emporter.

- Cessez tout de suite votre petit jeu ! Je crois que vous surestimez vos capacités, et que vous sous-estimez les miennes. Mais puisque vous refusez de comprendre, nous pouvons passer à la vitesse supérieure. Je n'aurai qu'un seul mot : Ordo JP.

Anicet observa avec une satisfaction évidente le tressaillement autour des lèvres de John Duca, et poursuivit :

- Je sais que vous allez demander maintenant ce que signifie Ordo JP... Mais, avant que vous ne le fassiez, j'aimerais vous montrer quelque chose.

Anicet sortit lentement de la poche de son veston une liasse de feuilles pliées et les étala devant Duca.

- D'où tenez-vous cela ? lui demanda le banquier, très agité.

Ignorant cette question, Anicet poursuivit :

- Ordo JP, c'était le plan détaillé de l'assassinat du pape Jean-Paul Ier, dans lequel une bonne douzaine de membres de la curie étaient impliqués. Et parmi eux, ajouta-t-il en tendant une feuille sous le nez de son interlocuteur, se trouve un nom qui devrait vous intéresser : celui d'un certain John Duca. Les autres notices se contentent de décrire le processus exact de ce qui devait se passer entre le 8 et le 28 septembre 1978, jour où le pape se coucha pour ne plus se réveiller...

- Ça suffit ! souffla John Duca d'une voix étouffée, tout en repoussant les papiers qu'Anicet avait étalés devant lui.

Au bout d'un moment, pendant lequel les deux hommes se toisèrent sans échanger une parole, Duca rompit le silence :

- Mes compliments. Vous êtes bien informé. Et en dépit du fait qu'à l'époque déjà vous ayez appartenu au camp adverse. Vous savez donc également comment les choses se sont déroulées. Lorsque Jean-Paul fut élu pape, il avait l'intention d'assainir le marigot dans lequel baignait l'IOR. Or, il signait là son arrêt de mort. Trop de personnes à l'intérieur et à l'extérieur de la curie avaient quelque chose à se reprocher. Ils tremblaient pour leur carrière et pour leur fortune, pour les fonds placés en Suisse, au Lichtenstein et à Saint-Marin. Pour sauver l'Église de la faillite, il n'y avait qu'une seule solution : réduire au silence Jean-Paul, un homme honnête, mais d'une piété naïve. C'est Gonzaga qui a élaboré les plans de l'Ordo JP. Je suis aujourd'hui convaincu que Gonzaga a pris prétexte des malversations de l'IOR pour éliminer Jean-Paul. Je suis sûr que Gonzaga espérait, tout comme vous, être élu pape à son tour. C'est pour moi la seule chose qui puisse expliquer l'amertume qui le ronge.

- Qui avait connaissance de ce complot ?

- Tous les hommes importants de la curie, ainsi que la plupart des cardinaux, à l'exception de quelques-uns. Pourquoi croyez-vous que le candide Polonais Woytila ait été élu pape ? Il venait d'un pays communiste et ignorait tout des affaires d'argent. C'était l'homme providentiel. Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout cela ?

- Peut-être parce que vous avez mauvaise conscience...

John Duca haussa les épaules.

- Dans l'affaire, je me suis contenté de fournir le sulfate de nicotine, un poison insidieux, dont une goutte suffit pour tuer un homme. Gonzaga avait appris que le pape fraîchement élu avait l'habitude de boire un verre d'eau tous les soirs avant de s'endormir. La suite est allée de soi. Et comme, jusqu'à ce jour, aucun pape n'a jamais été autopsié - et pour cause - il n'y a pratiquement aucun risque que l'assassinat soit découvert.

- Parfait, remarqua Anicet avec un sourire sardonique, vraiment parfait. Je comprends mieux maintenant comment un bénédictin, ignorant tout des affaires d'argent comme vous l'étiez alors, a pu devenir le chef de l'Istituto per le Opere di Religione.

John Duca baissa la tête et regarda Anicet par en dessous.

- J'attends de vous que vous vous taisiez. Dans le cas où vous feriez état demain dans la presse de mes propos, je nierais tout et vous accuserais de mensonges.

- John, vous êtes un sot !

À ces mots, Anicet ouvrit le bouton supérieur de son veston et tira un mince câble blanc, relié d'un côté à une petite boule guère plus grosse qu'une cerise et, de l'autre, à un petit boîtier de la taille d'une boîte d'allumettes : un minuscule magnétophone.

Voyant qu'Anicet l'avait pris au piège, Duca se leva d'un bond, se pencha au-dessus de la table, renversa sa tasse de café qui se fracassa par terre, et tenta d'arracher l'appareil.

S'attendant à l'attaque, Anicet se contenta de saisir la main droite de son interlocuteur qu'il tordit violemment. John Duca poussa un petit étouffé.

Dans le café, il n'y avait que trois tables occupées, dont deux par des touristes anglais, tandis qu'un barbu d'un certain âge était assis à la troisième. L'altercation ne semblait pas le préoccuper. Au vu de son regard de dément, on était tenté de croire qu'il ne comprenait plus grand-chose du monde qui s'agitait autour de lui.

- Vous êtes un salaud, siffla Duca quand Anicet relâcha sa main.

- Et vous, alors ? rétorqua Anicet en remettant l'appareil dans la poche de son pantalon. Vous pouvez être tranquille d'ailleurs. Je ne ferai sans doute aucun usage de cet enregistrement.

- Qu'entendez-vous par « sans doute » ?

Le banquier fixait Anicet d'un regard haineux.

Anicet attendit qu'une serveuse ait fait disparaître la vaisselle cassée. À peine la jeune femme eut-elle terminé qu'il répondit :

- Je veux que vous me donniez le nom du faussaire. Je veux savoir qui est le génie à qui nous devons ce chef-d'œuvre - car il s'agit bien d'un chef-d'œuvre.

John Duca parut presque soulagé. Il s'attendait à des exigences de tout autre nature. Néanmoins, il y avait un petit problème.

- Je crains que vous ne me croyiez pas. J'ignore le nom de cet homme. Je ne me suis jamais occupé de cette affaire. C'est Moro qui l'a conduite, presque pour son propre compte. Croyez-moi !

Anicet soutenait sa tête de la main gauche tandis que de la droite il essuyait machinalement le marbre de la table.

- La copie du linceul doit avoir coûté une fortune. Je ne peux pas m'imaginer que le cardinal Moro ait payé ce faux de sa poche.

- Bien sûr que non.

- Je doute aussi qu'on puisse se procurer une copie comme celle-ci pour quelques milliers d'euros. Ceci signifie que votre comptabilité en a gardé la trace sous la forme d'un virement ou d'un chèque. Le Vatican débourse chaque année plusieurs millions pour des travaux de restauration. Un virement à un faussaire passerait inaperçu dans ces conditions. Mais, à en croire les journaux, la curie se comporte de manière assez désinvolte...

- Vous faites allusion à la regrettable aventure arrivée au cardinal Gonzaga sur la Piazza del Popolo ?

- Je vais vous dire ce que j'en pense exactement : il me paraît effectivement étrange qu'un cardinal secrétaire d'État se promène la nuit avec cent mille dollars dans un sac plastique. Mais vous en savez certainement beaucoup plus que moi sur cette affaire.

- Encore une fois, je crains de vous décevoir. Mais Gonzaga s'est fourré tout seul dans ce guêpier.

- Et, comme de bien entendu, c'était uniquement pour le bien de notre sainte mère l'Église !

Duca ne releva pas la remarque sarcastique.

- Donnez-moi trois jours. Je me fais fort de trouver le faussaire.

- Vous avez dit trois jours ? ricana Anicet. Dieu a créé le monde en sept jours, et vous avez besoin de trois jours pour trouver une adresse.

- Mais ce n'est pas aussi simple que...

- J'attends votre appel demain à dix heures. Je suis descendu à l'hôtel Hassler. Et n'oubliez pas ce que j'ai dans la poche de mon pantalon.

Peu avant 10 h, on frappa à la porte. Anicet laissa entrer le garçon qui apportait le petit-déjeuner. Il but une gorgée de cappuccino. Il allait prendre une bouchée de croissant lorsque le téléphone sonna.

John Duca lui demanda sans même lui dire bonjour :

- Vous avez de quoi écrire ?

- J'écoute, répondit Anicet, tout aussi laconique, en saisissant un stylo.

- Ernest de Coninck, Luisentraat 84, Anvers.

- Un Belge ? s'écria Anicet, stupéfait. Vous en êtes sûr ?

John Duca mit un long moment à répondre, comme s'il jouissait de l'effet de surprise qu'il venait de créer.

- Comment cela, sûr ? Voici les faits : étant donné le délai limité dont je disposais, je n'ai pu trouver que deux virements de deux cent cinquante mille euros, effectués par le cardinal Moro. Les transactions ont eu lieu à seize mois d'intervalle, toutes les deux venant créditer le même compte à la Netherlandsbank d'Anvers. Bénéficiaire : Ernest de Coninck.

- Ce n'est pas une preuve, l'interrompit Anicet.

- Patience ! Vous allez changer d'avis tout de suite. En plus de ces deux virements, le secrétariat du cardinal Moro a réservé deux vols Alitalia en l'espace de seize mois. Un aller-retour Rome-Bruxelles au nom de Gonzaga, et un aller-retour Bruxelles-Rome au nom de Coninck.

- Voilà qui est très intéressant !

- Il semble probable que Moro ait apporté l'original du linceul à Anvers et que le faussaire ait rapporté à son tour l'original et la copie à Rome.

- J'espère que votre hypothèse se confirmera. Dans le cas contraire, que Dieu vous préserve.

Anicet raccrocha et quitta Rome le jour même.

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