36

Ils observaient depuis deux jours la maison de la marquise, toujours sans résultat. Le vieil immeuble était pratiquement inhabité depuis la mort de Lorenza Falconieri.

Malberg et Barbieri, qui se relayaient toutes les trois heures, commençaient à s'ennuyer ferme. Le premier jour, pendant qu'il arpentait la ruelle, Malberg avait encore réfléchi à la mort étrange des deux femmes. Le deuxième jour, il s'était mis à compter ses pas du bout de la rue jusqu'à la Via dei Coronari dans laquelle elle débouchait.

Il n'arrivait jamais au même nombre, car la longueur de ses enjambées variait selon les moments de la journée. Le matin, il faisait de plus grands pas que l'après-midi.

Finalement, Malberg se trouvait conforté dans son intuition : surveiller cette maison ne les faisait pas avancer d'un pouce. À cela s'ajoutait qu'il devenait de plus en plus difficile de monter ainsi la garde sans se faire remarquer.

Au soir du deuxième jour, un homme apparut au bout de la rue. D'un pas assuré, il s'avança vers la maison de la marquise, appuya sur une sonnette, attendit un moment, puis s'éloigna en se retournant encore une fois et en regardant vers l'étage du haut.

Un instant, Malberg envisagea d'aller parler à cet homme. Mais il se ravisa et décida de le suivre.

L'homme avait le visage défiguré par des cicatrices de brûlures. Il n'avait ni cils ni sourcils, et il faisait peur. Les passants qui venaient à sa rencontre s'écartaient ou changeaient de trottoir.

Malberg eut tout loisir d'observer ce manège pendant qu'il suivait l'inconnu.

Tout à la filature de l'homme au visage brûlé, Malberg ne prêtait que peu d'attention à la circulation dans les rues de Rome.

C'est ainsi qu'il traversa une rue sans regarder, au moment où une voiture arrivait. Il ne dut qu'aux bons réflexes du conducteur de ne pas être renversé.

Après s'être excusé auprès de ce dernier, il se rendit compte que l'inconnu au visage défiguré avait disparu entre les véhicules.

- Il est possible que cela n'ait aucune importance, dit Malberg une fois de retour chez Barbieri, mais cet homme a sonné chez la marquise. Malheureusement, je l'ai ensuite perdu de vue.

- Un homme au visage brûlé, dis-tu ? Entre deux âges, le front haut et dégarni, environ un mètre quatre-vingt-dix, maigre ?

On reconnaissait nettement le langage d'un commissaire de police criminelle.

- Tu le connais ? demanda Malberg, très agité.

- Connaître, ce n'est pas le mot. Mais j'ai déjà aperçu cet homme, le premier jour, dans l'après-midi. Pour être franc, j'ai plutôt eu l'impression que c'était lui qui m'observait. Du moins c'est ce que j'ai pensé, car il est resté planté une heure entière au coin de la Via dei Coronari, et chaque fois que je me suis approché de lui, il a évité mon regard tout en feignant de s'ennuyer. À ses pieds, il y avait au moins dix mégots...

- Je m'en veux d'avoir perdu sa trace. Reste à savoir s'il voulait vraiment aller chez la marquise.

- Tu as bien dit qu'il avait sonné.

- Oui, c'est ce que j'ai vu.

- Il ignore donc que la marquise est morte !

- Rien d'étonnant, puisqu'aucun journal n'a fait état du meurtre.

- Alors, il ne manquera pas de revenir.

Malberg soupira profondément.

- Je crains le pire. Penses-tu que nous devrions poursuivre notre surveillance, demain ?

- Lukas, dit Barbieri en posant les mains sur les épaules de Malberg, c'est notre seul espoir. L'homme reviendra une troisième fois chez la marquise. Celui qui peut passer de précieuses heures à attendre quelqu'un ne renonce pas aussi facilement.

- Tu as raison, répondit Malberg.

Les deux jours suivants ne furent guère couronnés de succès. Le découragement commença à gagner aussi Barbieri.

La tension monta entre les deux hommes, d'autant que Malberg était désormais convaincu que l'homme au visage brûlé était le seul qui pût contribuer à faire avancer leur enquête. Ils avaient quitté leur poste après avoir encore effectué une journée entière de surveillance. Une fois la nuit tombée, Malberg retourna jusqu'à l'immeuble de la marquise. Il ne savait pas lui-même ce qui l'y poussait.

Il connaissait maintenant de vue certains habitants de la rue. Il se cacha dans l'obscurité d'une porte cochère, en face de la maison de la marquise, et se mit à attendre.

Il n'était pas là depuis deux minutes que, derrière lui, la porte s'ouvrit brutalement. Avant même qu'il ait pu se retourner ou s'écarter, Malberg sentit le canon froid d'un revolver pointé dans son dos. Incapable de dire un mot, il leva les bras en l'air.

- Que voulez-vous ? Pourquoi me suivez-vous ? dit une voix étouffée et aiguë, qui évoquait le timbre d'un castrat.

- Je ne vois pas ce que vous voulez dire, balbutia Malberg.

Il était comme paralysé. La peur lui coupait les bras et les jambes.

Il pensa à la marquise, froidement assassinée à quelques mètres de là, de l'autre côté de la rue.

L'inconnu ne lâcha pas prise et, appuyant toujours le canon du pistolet dans le dos de Malberg, poursuivit :

- Je vous observe depuis des jours. Alors dites-moi ce que vous cherchez.

- Rien, répondit Malberg, éperdu, vraiment rien...

Il ressentit aussitôt un coup violent à l'arrière du crâne. Il vient de tirer sur moi ! pensa-t-il, et il fut pris de panique. Il avait épouvantablement mal. Il essaya de tâter la plaie que venait d'occasionner le projectile, de sentir le sang couler le long de sa nuque. Rien. Il finit par comprendre que l'inconnu n'avait fait que le frapper à la tête.

- Alors ? recommença la voix derrière lui.

Malberg était comme paralysé. Ses muscles étaient tétanisés. Il n'avait aucune envie de jouer les héros.

- Il s'agit de la marquise Falconieri...

- C'est bien ce que je pensais. Pour quelle autre raison surveilleriez-vous une maison complètement vide ? Vous connaissez la marquise ?

- Pas vraiment. Nous nous sommes rencontrés une fois. Je voulais acheter la collection de livres de son mari.

- Ah bon. Et combien voulait-elle pour ces vieux bouquins ?

- Deux cent cinquante mille euros.

- Et vous étiez prêt à payer cette somme ?

- Oui, naturellement. La collection vaut plusieurs fois ce prix. Malheureusement, il s'est avéré que ces précieux livres avaient tous été volés. Mais vous le savez déjà, je suppose.

- Je ne sais rien du tout ! répliqua l'inconnu.

Puis il empoigna Malberg par les épaules et le fit pivoter vers lui.

Malberg se retrouva face à un canon muni d'un silencieux. C'était un objet gros comme le pouce, de dix centimètres de long, un tuyau aux reflets bleutés vissé sur l'orifice du revolver. Derrière se trouvait un visage déformé par d'anciennes cicatrices de brûlures, sans cils ni sourcils. Malberg s'y était presque attendu. Il avait aperçu de loin le visage du brûlé, mais, vu d'aussi près, il était encore plus effrayant.

Malberg eut l'impression que l'homme défiguré savourait l'effet qu'il produisait sur lui ; d'interminables secondes s'égrenèrent, sans qu'il prononce un seul mot.

Comment expliquer le comportement de son agresseur ? Voulait-il l'intimider ? À quoi bon, il était déjà magistralement parvenu à ses fins en le piégeant de la sorte. D'une voix tremblante où se mêlaient la colère et le désespoir, Malberg dit :

- Allez-vous cesser de pointer ce truc sur moi ! Vous allez me faire peur, à la fin !

Malberg n'aurait jamais pensé que l'homme défiguré obtempérerait et baisserait son arme. C'est pourtant ce qu'il fit. En l'espace d'un instant,

Malberg reprit de l'assurance. Il fixa l'homme sans rien dire, comme s'il pouvait le tenir en échec par son seul regard.

C'est lui, pensa-t-il soudain, c'est cet homme défiguré qui a tiré sur la marquise. Cette pensée n'était pas de nature à lui faire conserver le peu de confiance qu'il avait retrouvé.

- J'ai l'impression, finit-il par dire, que nous nous sommes gênés mutuellement en poursuivant des objectifs tout à fait distincts. Au fait, je m'appelle Malberg, Lukas Malberg, et je suis bouquiniste à Munich.

Il attendait que l'homme défiguré décline à son tour son identité, mais il en resta pour ses frais.

- Il va de soi que vous n'êtes pas obligé de dévoiler votre nom, suggéra Malberg d'un ton provocant.

- Les noms ne signifient rien, répondit l'autre. Appelez-moi simplement Gueule-brûlée. C'est ainsi que m'appellent tous mes amis, ajouta-t-il en grimaçant.

Le mot « ami » sonnait faux dans la bouche de cet homme. Lukas avait du mal à s'imaginer que ce type puisse avoir des amis. Il était plutôt du genre à tuer père et mère et à vivre en solitaire.

Une terrible pensée s'empara tout à coup de Malberg. Il dévisagea discrètement Gueule-brûlée, duquel émanait tant d'inflexibilité qu'on pouvait s'attendre à tout de sa part. Était-il possible qu'il ait assassiné Marlène ?

- Où aviez-vous connu Marlène Ammer ? demanda Malberg à brûle-pourpoint, se demandant lui-même d'où il tirait le courage de poser une telle question.

Il guetta avec inquiétude la réaction de son interlocuteur.

- Marlène Ammer ? Qui est-ce ?

Un instant, Gueule-brûlée parut déstabilisé. Malberg n'avait pas envisagé cette réaction.

- Je suis censé connaître cette personne ?

- C'était une amie de la marquise Falconieri.

- Pourquoi parlez-vous au passé ?

- La marquise est morte.

- Je sais, je voulais seulement voir si vous le saviez aussi. Pour un bouquiniste qui s'occupe de vieux papiers, je dois dire que vous comprenez vite. Est-ce que ça vous dirait de vous investir dans une affaire que j'avais conclue avec la marquise ? poursuivit-il immédiatement.

- Cela dépend de la nature du marché. S'il s'agit de livres anciens, j'ai déjà donné, merci.

- Vous m'avez dit que vous étiez prêt à mettre deux cent cinquante mille euros pour les livres ?

- Sans sourciller. Si la collection de la marquise n'avait pas été l'objet d'un recel.

Gueule-brûlée prit un air de joueur de poker :

- Je vous propose un marché dans lequel la mise est plus modeste, mais les chances de gagner sont plus élevées. Cela vous intéresse ?

- Pourquoi pas, dit Malberg en faisant mine de se laisser convaincre.

En réalité, cette offre douteuse ne l'intéressait pas le moins du monde. Il était persuadé que Gueule-brûlée faisait partie de cette faune innombrable d'escrocs professionnels qui peuplent par centaines les faubourgs de Rome.

Mais il fallait le faire patienter. Du moins jusqu'à ce qu'il ait démêlé les liens qui existaient entre lui et la marquise, et peut-être même entre lui et Marlène.

- Avez-vous cent mille dollars en liquide ? s'enquit l'homme.

- Comment cela en liquide ? Je n'ai pas cet argent sur moi.

- Je m'en doutais un peu. Je veux dire : dans quel délai pouvez-vous disposer de cette somme en liquide ? À condition que nous fassions affaire.

- Écoutez, Gueule-brûlée, je ne comprends rien à vos propos. Arrêtons-nous là. Je ne vais pas accepter de me lancer dans une affaire alors que je ne sais même pas de quoi il retourne. Ça frise le ridicule. Expliquez-vous un peu.

Gueule-brûlée se tortillait comme un ver.

L'homme qui avait fait si peur à Malberg, un instant auparavant, paraissait acculé.

- Ce n'est pas si simple à expliquer en deux ou trois phrases, commença-t-il. C'est une affaire dans laquelle le Vatican est impliqué, concernant un objet que la curie serait prête à acquérir pour une somme bien supérieure à celle que je vous demande, moyennant évidemment d'habiles négociations.

- N'importe quoi ! s'emporta Malberg. Vous n'imaginez tout de même pas que je vais croire ce que vous me racontez. Si les circonstances sont telles que vous les décrivez, dites-moi une chose : pourquoi vous ne le faites pas vous-même ?

Gueule-brûlée fit maladroitement disparaître son revolver dans la poche intérieure de sa veste. Malberg ne put s'empêcher de penser qu'il cherchait à gagner du temps.

- J'ai essayé, finit-il par répondre, mais la tentative a échoué. Vous savez, je suis plutôt spécialisé dans les gros travaux, les sales besognes, les missions concrètes : un coup de feu, deux au maximum, et on n'en parle plus. Ou bien le cambriolage : l'objectif est précis, trois jours d'observation et de mise en place, puis l'affaire est expédiée en quinze ou vingt minutes. Mais traiter avec un cardinal de la curie, ce n'est pas facile, vous comprenez ?

En écoutant Gueule-brûlée, Malberg commençait à se demander s'il ne pouvait pas y avoir un lien entre ce type et le mystérieux accident du cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga. Les cent mille dollars que Gonzaga avait avec lui dans un sac plastique étaient-ils pour Gueule-brûlée ?

Malberg n'avait pas la moindre envie de se lancer dans des affaires louches. Mais il se méfiait de Gueule-brûlée comme de la peste.

Il avait encore peur, pas moins qu'à l'instant où il avait senti le canon froid du revolver dans son dos. Lukas feignit donc de s'intéresser à ce que lui disait son interlocuteur.

- Vous savez, expliquait Gueule-brûlée, pour quelqu'un comme moi, la seule chose qui compte encore, c'est l'argent. Je me fiche de mon apparence, du moment que mon porte-monnaie est bien rempli. Tout peut s'acheter. Dire que l'argent ne fait pas le bonheur, c'est complètement idiot. Si c'était vrai, tous les pauvres seraient heureux.

Malberg hocha la tête ; il avait l'esprit ailleurs.

- Vous vouliez m'expliquer votre affaire, finit-il par dire.

Gueule-brûlée secoua la tête.

- Pas ici et pas aujourd'hui !

- Bien sûr, acquiesça Malberg à qui cette suggestion convenait à merveille. Mais vous comprendrez que je ne commencerai à rassembler l'argent qu'à partir du moment où j'aurai tous les éléments en main.

- Le contraire m'aurait étonné, répondit l'homme défiguré. On n'est jamais trop prudent. Le monde est tellement pourri. Je propose que nous nous retrouvions demain matin à dix heures.

- D'accord. Et où ?

- Devant la Pietà de Michel-Ange, dans la basilique Saint-Pierre. À droite en entrant.

- Pardon ?

- Vous avez compris ce que je viens de vous dire.

Avant même que Malberg ait pu exprimer son étonnement, Gueule-brûlée disparaissait en direction de la Via dei Coronari.

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