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Alberto, le chauffeur du cardinal, enfonça l'accélérateur. Le moteur de la petite Fiat hurla comme un animal blessé. Le cardinal Gonzaga, assis raide et figé comme une statue égyptienne sur la banquette arrière, rappela à son chauffeur d'une voix pâteuse qu'ils devaient arriver à destination avant l'aube.

- Je sais, Éminence !

Alberto jeta un regard sur l'horloge du tableau de bord qui indiquait 22 h 10.

Le passager à côté d'Alberto finit par sortir de son silence. Le monsignor n'avait pas desserré les dents depuis qu'ils avaient pris l'autostrada, un peu après Florence, en direction de Bologne.

En général, monsignor Soffici, le secrétaire privé du cardinal, n'avait rien d'un taiseux. Mais la situation était telle qu'il avait la gorge nouée.

Soffici s'éclaircit ostensiblement la voix sans détacher les yeux des feux arrière du véhicule qui les précédait.

- Si nous nous retrouvons dans le fossé, cela ne servira à personne, certainement pas à vous, et encore moins à notre sainte mère l'Église - si vous me permettez cette remarque, Éminence !

- Balivernes !

Gonzaga, accablé par la chaleur étouffante de cette nuit d'août, essuya dans la manche de sa veste noire la sueur qui perlait sur son crâne dégarni.

Alberto l'observait dans le rétroviseur.

- C'est à vous que revient l'idée de ce trajet en voiture banalisée, Éminence. Votre véhicule de service possède la climatisation. Dans votre situation, cela aurait été un confort non négligeable.

- Inutile de me le rappeler !

Le monsignor crut bon de se mêler à la conversation.

- Oh oui ! Que cela aurait été bien, de voyager dans une limousine noire aux armes du Vatican ! Mieux encore, escortée par la police, avec les clignotements bleus des gyrophares, le tout étant annoncé au journal télévisé : Cette nuit, sur l'autostrada qui relie Florence à Bologne, son Éminence le cardinal de la curie Philippo Gonzaga transportera...

Le cardinal interrompit brutalement la tirade de son secrétaire.

- Taisez-vous ! Plus un mot. Je ne me suis pas plaint. Nous avons décidé qu'il serait plus discret de quitter Rome dans une petite Fiat et de passer le Brenner de nuit. Basta !

- Je ne voulais pas vous contrarier, Éminence, s'excusa Alberto, avant que les trois hommes ne retombent dans le silence.

Alberto taillait la campagne à cent soixante kilomètres/heure. Sur la banquette arrière, le cardinal scrutait à travers le pare-brise la route que les phares dessinaient devant eux.

Soffici, un quadragénaire svelte, aux cheveux en brosse et aux lunettes à montures dorées, remuait les lèvres par moments, comme s'il marmonnait des prières à voix basse. De sa bouche s'échappaient des sons semblables à ceux d'un robinet qui goutte.

- Vous ne pourriez pas prier en silence ? intervint le cardinal à bout de nerfs.

Le monsignor, penaud comme un enfant qu'on aurait réprimandé, cessa aussitôt de remuer les lèvres.

Après Modène, au moment où l'A1 continue vers l'ouest, en direction de Milan, et où l'A22 bifurque vers le nord, l'Alléluia de Haendel couvrit subitement le ronronnement du moteur. La mélodie s'échappait de la poche intérieure du veston de Soffici. Le secrétaire, que la nervosité rendait maladroit, finit par extraire son téléphone portable de sa poche et regarda l'écran. Il se contorsionna pour tendre le petit appareil vers la banquette arrière.

- Pour vous, Éminence !

Gonzaga, qui avait l'esprit ailleurs, tendit la main sans regarder son secrétaire.

- Donnez !

Puis il pressa l'appareil contre son oreille.

- Pronto !

Il écouta un long moment avant de répondre :

- J'ai compris le mot de passe. J'espère que nous pourrons respecter l'horaire. J'ajoute que je me fais l'effet d'une momie égyptienne, j'ai l'impression d'être ce...

Il hésita. Soffici lui vint en aide.

- Toutankhamon.

- C'est cela même. Toutankhamon. Loué soit le Seigneur !

Le cardinal Gonzaga rendit le téléphone.

- Si les choses tournent mal, vous n'aurez qu'à télécharger une autre mélodie sur votre mobile, dit-il sur un ton sarcastique.

Le secrétaire se retourna vers lui.

- Et que pourrait-il arriver de pire, désormais, Éminence ?

Gonzaga leva les bras au ciel, comme s'il allait entonner un Te Deum, mais ses propos fleuraient plutôt le blasphème :

- Ces derniers temps, nous avons mis Notre-Seigneur Jésus-Christ un peu trop à contribution. Je ne serais pas étonné de voir, au tout dernier moment, notre entreprise échouer.

Les trois passagers se turent un long moment. Puis Gonzaga murmura, comme si quelqu'un avait pu espionner leur conversation :

- Le mot de passe est « Apocalypse 20,7 ». Alberto, vous m'avez compris ?

- « Apocalypse 20,7 », répéta le chauffeur en hochant la tête. Quand sommes-nous attendus ?

- À trois heures trente. En tout cas avant le lever du jour.

- Madonna mia ! Comment vais-je y arriver ?

- Avec l'aide de Dieu... et de la pédale d'accélérateur !

L'autoroute traversait la plaine du Pô en une interminable ligne droite propice à la somnolence, quand on roule à grande vitesse, de nuit. Alberto luttait contre la fatigue. Le but de leur voyage lui revint tout à coup à l'esprit. Une entreprise absurde, que seuls lui et le secrétaire du cardinal, le monsignor Soffici, connaissaient. Après un long silence, le cardinal s'adressa de nouveau à Soffici :

- Voilà un mot de passe chargé de sens. Vous connaissez le texte de l'Apocalypse.

- Naturellement, Éminence.

- Y compris le verset 7 du livre 20 ?

Soffici bredouilla :

- Je ne me souviens pas précisément de celui-ci ; en revanche, je peux vous citer tous les autres de mémoire.

- Ce ne sera pas nécessaire. Soffici, ceci explique que vous ne soyez à ce jour que monsignor.

- Si je peux me permettre une remarque, Éminence, j'accepte en toute humilité ce titre que ma fonction me confère !

Gonzaga excellait dans l'art d'humilier constamment et perfidement son jeune secrétaire. Soffici ne jouissait que d'une seule liberté : celle de penser.

Dans le véhicule, l'air empestait le Pour Monsieur de Chanel, un parfum pour homme auquel il n'était pas facile de s'habituer. Le cardinal l'achetait à un prix défiant toute concurrence dans une jolie boutique de la gare du Vatican.

Il avait pris l'habitude de frictionner sa calvitie rose avec cette eau de senteur depuis que le bedeau de Santa Maria Maggiore lui avait confié, sous le sceau du secret, après un office pontifical, que ce traitement favorisait la repousse des cheveux.

Même de sa place à l'arrière, dans l'obscurité de la nuit, le cardinal ne perdait pas une miette des mouvements convulsifs de la tête qui accompagnaient chacune des pensées de son secrétaire.

- Je vais vous dire ce qui est écrit dans le livre 20, au verset 7.

- Ne vous donnez pas cette peine, l'interrompit Soffici. Ce n'était qu'un trou de mémoire passager. Je vous cite la phrase en question : « Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison. »

- Vous m'impressionnez, monsignor, répondit Gonzaga. Mais je dois avouer que je ne vois pas le rapport avec notre mission.

Alberto, qui était depuis le début initié aux secrets de l'affaire, réprima un ricanement embarrassé. Il reporta son attention sur la voiture qui collait à leur pare-chocs arrière depuis au moins trente kilomètres. Lorsqu'il accélérait, le véhicule importun le rattrapait, et lorsqu'il ralentissait, l'autre s'adaptait à sa vitesse.

Décidé à semer ce poursuivant désagréable, Alberto fit une pointe de vitesse. La Fiat se trouvait alors quelque part entre Mantoue et Vérone. Le véhicule qui les suivait déboîta soudain dans un hurlement de moteur, les doubla pour se rabattre juste devant leur capot, ce qui obligea Alberto à donner un violent coup de frein, suivi par une bordée de jurons que le secrétaire tenta d'enrayer par des toussotements discrets. Il vit sortir de la fenêtre un bras prolongé par un bâton muni d'un clignotant rouge : Police.

- Il ne manquait plus que cela, soupira Alberto qui obtempéra de mauvaise grâce aux sommations du policier.

Les représentants de l'ordre avaient bien préparé leur coup. Une aire de stationnement plongée dans l'obscurité se trouvait à quelque trois cents mètres de là. Ils firent signe à Alberto de les y suivre.

À peine Alberto avait-il immobilisé la voiture que trois hommes armés de mitraillettes bondirent du véhicule de police et encerclèrent la Fiat.

Soffici garda les mains jointes et se mit à réciter ses prières, cette fois tout haut. Le cardinal, raide, immobile, comme mort sur la banquette arrière, ne broncha pas. Et c'est plutôt avec flegme que son chauffeur envisageait la situation délicate où ils se trouvaient.

Il baissa sa vitre sans dire un mot. Aveuglé par la torche braquée sur lui, il cligna des yeux.

- Descendez !

Alberto se plia à l'injonction, lentement et avec une mauvaise volonté manifeste. À peine était-il sorti que deux carabiniers l'empoignaient sous les aisselles, un à droite et l'autre à gauche, et lui plaquaient les mains sur le toit de la voiture. Alberto, dont le flegme en toutes circonstances était légendaire et témoignait d'un tempérament tout sauf italien, poussa un cri de douleur pour le moins incongru au vu de la situation.

Néanmoins, lorsqu'il sentit dans son dos le canon de la mitraillette du troisième carabinier, il se calma.

- Écoutez ! s'écria-t-il quand les policiers à la recherche d'une arme eurent fini de le fouiller de haut en bas. Je suis le chauffeur de son Éminence le cardinal Gonzaga de la curie.

- Ben voyons... rétorqua le chef du trio. Et moi, je suis l'Empereur de Chine. Papiers !

Alberto fit un signe en direction du coffre. Le chef lâcha sa victime pour se diriger vers l'arrière du véhicule. Il éclaira brièvement l'intérieur de la voiture et sursauta.

- Il est mort ? demanda-t-il en se tournant vers Alberto. Là, lui !

- C'est le cardinal Gonzaga !

- Vous me l'avez déjà dit, on y reviendra plus tard. Cet homme paraît vraiment être mort.

- Il a ses raisons.

- Je ne demande qu'à les entendre.

Le cardinal avait suivi, par la porte avant entrouverte, l'échange verbal entre le policier et son chauffeur. Il leva solennellement la main droite.

Le fonctionnaire recula d'un pas.

- J'aurais vraiment juré qu'il était mort, dit-il à ses collègues.

Alberto dut ensuite ouvrir le coffre sous l'œil vigilant des deux carabiniers postés de part et d'autre du véhicule.

- Madonna ! s'exclama l'un d'eux, un grand type dégingandé qui dépassait les autres d'une bonne tête. Ce devait être le chef du commando d'intervention. En tout cas, il ne s'attendait certainement pas à trouver dans le coffre de la petite Fiat une étole pourpre soigneusement pliée sur une soutane noire gansée d'un passement rouge, tout aussi soigneusement pliée, le tout assorti d'une petite calotte de la même couleur pourpre.

Alberto sortit d'un porte-documents en maroquin rouge un passeport où figurait en lettres d'or la mention : Cité du Vatican. Il le tendit au carabinier. Celui-ci jeta un regard désemparé à ses collègues, puis, voyant qu'ils maintenaient leurs armes pointées sur les passagers de la Fiat, il leur ordonna sans desserrer les dents de baisser les canons.

Certes, la photo sur le passeport du cardinal datait un peu - le temps n'épargne personne, pas même un cardinal -, mais l'authenticité du document ne pouvait en aucun cas être mise en doute. Nom : S. E. Philippo Gonzaga, cardinal de la curie, domicile : Cité du Vatican.

Le policier écarta ses collègues et se mit au garde-à-vous devant la lunette arrière derrière laquelle Gonzaga restait toujours figé dans la même position.

- Mes excuses, Éminence ! cria le carabinier à travers la vitre close. Mais je ne pouvais pas savoir que votre Éminence circulait dans une vieille Fiat. Je n'ai fait que mon devoir...

Gonzaga jeta un regard méprisant au policier dépité, descendit la vitre juste assez pour y passer la main et exiger que son passeport lui fût rendu. Le carabinier le lui tendit du bout des doigts avec déférence. Il le salua, puis, d'un mouvement énergique de la tête, ordonna à ses collègues de disparaître.

- Nous voici tirés d'affaire pour cette fois, soupira Alberto en s'écroulant sur le siège du conducteur.

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