13

Malberg se rendit le lendemain au domicile de Marlène au 23 de la Via Gora. Il était encore complètement sous le choc des événements de la veille, et de l'arrestation de la marquise. C'est dans un état second qu'il avait pris congé de la journaliste et était rentré s'enfermer dans sa chambre d'hôtel avec une bouteille de Barbaresco achetée chez le caviste du quartier. Le vin lourd n'avait pas manqué de faire bientôt son effet, expédiant Malberg au pays des rêves pour dix bonnes heures.

Et les rêves avaient été aussi confus et inexplicables que la situation dans laquelle le bouquiniste s'était retrouvé à son corps défendant. Mais son intuition lui disait qu'il devait effectuer ses premières investigations là où tout avait commencé.

Au moment même où Malberg arrivait chez Marlène et s'étonnait de trouver la porte de l'immeuble fermée, une signora élégamment vêtue en sortit. Elle lui tint même la porte pour qu'il puisse entrer.

Dans la cage d'escalier, il régnait un silence de mort. Une odeur de peinture fraîche flottait dans l'air. En dépit de l'intérêt que Malberg portait à la concierge, dont il espérait tirer quelques informations sur les fréquentations de Marlène, il préféra se rendre directement au cinquième et dernier étage.

Comme la première fois, il préféra l'escalier à l'ascenseur. Pendant qu'il gravissait rapidement les marches, le corps sans vie de Marlène dans la baignoire surgissait devant ses yeux, comme si ce spectacle devait rester gravé à jamais dans sa mémoire.

Une fois parvenu en haut, Malberg s'arrêta un moment, perplexe. Il crut d'abord s'être trompé d'étage, mais il constata que l'escalier n'allait pas plus loin. Il se souvenait d'une double porte blanche et d'une sonnette fixée au mur.

Au lieu de cela, il se trouvait devant un mur blanc. À gauche, en face du palier, se trouvait une petite porte en fer-blanc qui devait mener au grenier, renfermant, imagina-t-il, toutes sortes d'objets hétéroclites et inutiles.

À cet instant, l'ascenseur se mit en branle. Malberg reconnut, venant du rez-de-chaussée, le sifflement plaintif et assourdi qu'il avait déjà entendu quelques jours auparavant.

C'est un peu trop pour moi, se dit Malberg. Il semble bien que je n'arrive plus à faire la part des choses entre ce qui est réel et ce qui se passe dans mon esprit.

Il secoua la tête, incrédule. Sa mémoire lui jouait-elle des tours ?

Depuis l'enfance, les cages d'escaliers l'avaient toujours impressionné : il les trouvait inquiétantes, angoissantes, elles suscitaient en lui une sorte de peur phobique, dont il était en ce moment victime. Il devait s'être trompé d'étage.

Il rebroussa chemin. À l'étage inférieur, il y avait deux portes d'appartement, une à gauche et une à droite, toutes les deux blanches, mais qui ne ressemblaient ni l'une ni l'autre à celle de l'appartement de Marlène. Malberg sonna à droite. Personne. Il finit par essayer à gauche. Un chien aboya, il entendit des pas.

Un vieil homme aux cheveux noirs en bataille lui ouvrit. Il avait du mal à calmer le dogue excité. Lorsqu'il vit Malberg, il lui claqua la porte au nez avant même que ce dernier ait pu dire un seul mot.

Stupéfait, Malberg redescendit jusque tout en bas. Il s'arrêta devant la loge de la concierge et tendit l'oreille. Il entendit de la musique classique. Comme il n'y avait pas de sonnette, il frappa.

S'attendant à voir apparaître la concierge aux cheveux courts, il resta sans voix lorsque la porte s'ouvrit. Il avait devant lui une religieuse d'un certain âge, au visage creusé et sévère. Elle portait un habit marron et par-dessus une chasuble noire sans manches.

- Oui ? Que désirez-vous ? demanda-t-elle d'une voix grave et enrouée.

Elle se forçait manifestement à être aimable.

Incapable d'articuler le moindre mot, Malberg évita le regard de la religieuse et tenta de jeter un coup d'œil à l'intérieur. Autant qu'il pût en juger, tout semblait y être parfaitement rangé.

- Je voulais parler à la concierge, bredouilla-t-il.

- La concierge ? Ici, il n'y a pas de concierge, dit-elle avant d'ajouter, sur un ton condescendant, « mon fils ».

Malberg chercha en vain une plaque sur la porte.

- Mais, lors de ma dernière visite, il y avait une concierge ici. La quarantaine, un peu forte, avec les cheveux courts...

La religieuse glissa ses deux mains dans les manches de son habit, accentuant par ce geste la distance qu'elle entendait garder vis-à-vis de son interlocuteur. Elle plissa les yeux et observa de la tête aux pieds l'inconnu qui se trouvait devant elle.

- Et quand êtes-vous venu ? finit-elle par demander.

- Il n'y a pas si longtemps de cela, une semaine peut-être.

- Vous devez faire erreur.

La religieuse eut un sourire contraint, ou plutôt cynique, comme si elle avait voulu dire « pauvre fou ».

- Et l'appartement au cinquième étage ? C'est sans doute aussi une erreur de ma part ?

Malberg s'énervait. Le visage austère de la femme s'assombrit et elle lui répondit de sa voix enrouée :

- J'ignore de quoi vous parlez, signore. Au cinquième étage de cette maison, il y a le grenier. Rien d'autre. Êtes-vous sûr que vous vous sentez bien ?

Malberg était démangé par un envie de sauter à la gorge de cette religieuse qui se moquait ouvertement de lui. Il aurait aimé la traiter d'idiote et lui lancer à la figure qu'il avait vu l'appartement de ses propres yeux, qu'il était habité par une femme du nom de Marlène Ammer, laquelle avait été odieusement assassinée. Et que tout ce qui se passait ici n'était qu'une mise en scène perverse destinée à maquiller un meurtre.

Mais il se contint. Et si c'était un piège ? On voulait peut-être le pousser dans ses retranchements pour voir ce qu'il savait vraiment. Peut-être était-il déjà suivi ? La police pouvait-elle déjà savoir qu'il avait trouvé Marlène morte ?

Il n'avait même pas d'alibi. Impossible d'ailleurs d'en avoir un, puisqu'il s'était trouvé immédiatement après le crime dans l'appartement même de Marlène. Malberg percevait de mieux en mieux combien la situation était délicate.

Dans le lointain, il entendit la voix de la religieuse qui réitérait sa question :

- Vous sentez-vous bien ?

- Oui, oui, très bien. Je vous prie de m'excuser, je me suis sans doute trompé de maison.

La religieuse acquiesça d'un signe de tête. Malberg prit rapidement congé et disparut.

Il fit les cent pas sur le trottoir d'en face pendant un bon quart d'heure. Il gardait les yeux rivés sur la porte d'entrée du 23, Via Gora, sans savoir lui-même ce qu'il attendait au juste. Désemparé, il finit par renoncer et se décida à rejoindre son hôtel à pied.

Au moment où il traversait le Tibre sur le Ponte Sisto, son téléphone portable se mit à sonner.

- Caterina à l'appareil. Je suis contente de vous avoir. J'ai du nouveau !

- Moi aussi ! dit Malberg en s'arrêtant pour contempler les eaux sales du fleuve du haut du pont.

- Racontez-moi, demanda la journaliste intriguée.

- Je suis allée chez Marlène.

- Et alors ? Mais parlez, bon sang !

- Et alors, rien. Rien du tout.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ?

- Je veux dire que l'appartement n'existe plus. Il n'aurait d'ailleurs jamais existé, et Marlène n'aurait jamais habité dans cette maison.

- C'est que vous vous êtes trompé d'adresse. C'est tout à fait possible, vu les circonstances. D'ailleurs, dans certains quartiers de Rome, toutes les maisons se ressemblent.

- Possible, mais je connais la maison, je connais l'appartement dans lequel Marlène vivait. Je l'ai vu de mes propres yeux !

- Quand ?

- Le jour où Marlène a été assassinée...

Après un silence qui lui sembla éternel, Malberg entendit la voix préoccupée de Caterina.

- Vous voulez dire que...

- Oui, j'ai vu Marlène. Elle était dans sa baignoire. Elle était morte.

- Ce n'est pas vrai.

- Si.

- Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit tout de suite ?

Malberg avala sa salive.

- Vous voulez entendre la vérité ?

- Naturellement. Vous êtes encore là ? s'enquit-elle après un bref silence.

- Je ne savais pas si je pouvais vous faire confiance. Voilà la vérité.

Caterina se tut un instant avant de reprendre :

- Je comprends. Et qu'est-ce qui vous a conduit à réviser votre opinion ? demanda-t-elle sur un ton où l'on pouvait déceler une certaine déception.

- Je ne pense pas que ce soit vraiment le moment de me confesser ou de me repentir. Mais, si vous voulez, je vous fais mes excuses.

- Pas la peine, répondit Caterina avec moquerie, avant d'ajouter, très sérieusement : le procureur de la République vient de délivrer le permis d'inhumer. J'ai appris par hasard que Marlène sera enterrée aujourd'hui à quatorze heures dans le cimetière Campo Verano.

- Tout cela est bien précipité. Vous ne trouvez pas ?

- Trop rapide. Je vais me rendre sur place pour observer de loin ce qui se passe.

- Vous n'imaginez tout de même pas sérieusement que vous allez trouver l'assassin de Marlène au cimetière.

- Non, mais la façon dont les choses se dérouleront là-bas m'intéresse. D'ailleurs, on rencontre des gens très intéressants lors des enterrements.

Les propos de Caterina lui parurent bien ironiques, mais peut-être se faisait-il tout simplement des idées.

- J'aimerais bien y assister moi aussi, juste pour voir, dit Malberg après avoir réfléchi un moment.

Il jeta un regard sur le cadran de sa montre. Il était presque quatorze heures.

- Où l'enterrement a-t-il lieu ?

- Au Campo Verano. C'est près de San Lorenzo fuori le Mura. Vous devriez vous mettre en route immédiatement. Je vous attends près de l'entrée principale.

Malberg dut traverser en taxi tout le centre-ville. À cette heure, dans les parages de la Stazione Termini, la circulation était dense. Il n'arriva à destination qu'au bout d'une heure environ.

De nombreuses personnes se pressaient devant le cimetière où les enterrements se succédaient toutes les demi-heures. Caterina semblait nerveuse. Malberg ne comprenait pas pourquoi.

- Il faut que je vous montre quelque chose, dit-elle en l'entraînant par le bras.

Ils arrivèrent devant un panneau posé à côté de l'entrée principale, sur lequel étaient répertoriés tous les enterrements de la journée, ainsi que les numéros des tombes.

- Vous ne remarquez rien ? demanda Caterina pendant que Malberg cherchait le nom de Marlène dans la liste.

Malberg hocha la tête.

- Êtes-vous sûre que nous sommes au bon endroit ?

Du bout du doigt, Caterina lui désigna une ligne de la liste : 14 h, Sconosciuto, 312 E.

- « Inconnu » ? Pourquoi inconnu ? demanda Malberg en se tournant vers Caterina.

- Quelqu'un semble avoir intérêt à ce que l'installation de la signora Marlène Hammer dans sa dernière demeure s'effectue dans la plus grande discrétion. Venez !

La tombe 312 E se trouvait dans la partie la plus reculée du cimetière.

Après être passés devant les mausolées pompeux de familles romaines influentes, ils arrivèrent, au bout d'une assez longue marche, à travers le désert des pierres tombales, à la concession indiquée.

Caterina tira Malberg par la manche.

- Regardez !

À quelques mètres d'eux, une douzaine d'hommes distingués, en noir, se tenaient devant une tombe ouverte.

Un prêtre en chasuble, flanqué de deux enfants de chœur qui balançaient des encensoirs, parlait sur un ton patelin. À cette distance, il était difficile de comprendre ce qu'il disait.

À l'abri des regards, cachés derrière une pierre tombale, ils crurent entendre :

- ... elle n'était pas une mauvaise femme, même si les apparences jouaient contre elle... Marie-Madeleine, la pécheresse, n'était-elle pas la plus fidèle compagne de Notre-Seigneur ? Que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre.

Malberg aperçut du coin de l'œil que Caterina tirait de sa poche un appareil photo dans lequel elle glissa une nouvelle carte mémoire.

Puis elle actionna le zoom pour prendre rapidement plusieurs clichés en rafale.

- Ne me demandez pas pourquoi j'agis ainsi, murmura-t-elle, comme pour anticiper sa question.

Malberg observait attentivement chacune des personnes présentes. Soudain, l'assemblée s'agita. Deux des hommes à l'air si distingué étaient en train de se taper dessus !

- C'est incroyable ! C'est bien la première fois que je vois une chose pareille ! dit Malberg.

- Nous ferions mieux de nous éclipser avant qu'on ne nous remarque, répondit Caterina.

Se retournant pour s'éloigner, elle resta figée de stupeur : elle se trouvait nez à nez avec un type très grand, en costume sombre, un de ces hommes tout ce qu'il y a de plus chic, au visage taillé à la serpe et au regard menaçant.

Caterina eut le réflexe de dissimuler l'appareil photo derrière son dos.

- Vous seriez bien aimable de cesser immédiatement vos activités, dit l'homme en noir d'une voix haut perchée qui contrastait avec son allure.

- Je ne vois pas de quoi vous parlez, répliqua Caterina, qui avait été prompte à se ressaisir.

- Cette cérémonie est strictement privée, insista l'inconnu, je ne souhaite pas qu'on prenne des photographies. Veuillez me donner votre carte mémoire !

Caterina hésita. Elle jeta un regard à Malberg qui hocha imperceptiblement la tête. Elle ouvrit alors maladroitement l'appareil et tendit la carte mémoire. L'homme s'en empara, la cassa en deux entre le pouce et l'index, et glissa les morceaux dans la poche de son costume croisé.

Puis il croisa les bras avant d'ajouter sur un ton menaçant :

- Et maintenant, vous feriez mieux de déguerpir avant que je fasse preuve de plus de fermeté.

Malberg et Caterina préférèrent s'exécuter, d'autant que l'assistance commençait à regarder dans leur direction.

Ils avaient déjà tourné les talons lorsque l'homme en noir leur jeta encore, à mi-voix :

- Et retenez bien ceci : il est parfois préférable d'enterrer non seulement la personne, mais aussi la vérité.

- Vous comprenez ce qu'il a voulu dire ? s'enquit Malberg une fois qu'ils eurent rejoint l'entrée principale.

Caterina ne réagit pas. Elle finit par secouer la tête.

- Je suis de plus en plus persuadée que je tiens le scoop de ma vie.

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