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De grosses gouttes de pluie s'écrasaient contre les vitres du château de Layenfels. Une planche de bois et une simple couverture de laine n'offraient pas les conditions idéales pour trouver un sommeil réparateur. Soffici, le secrétaire du cardinal, fixait dans l'obscurité les poutres massives du plafond.

Alberto, qui partageait la minuscule pièce avec Soffici, se retournait d'un côté et de l'autre.

Un homme vêtu de noir les avait invités en quelques mots à s'installer pour la nuit dans cette pièce haute de plafond, d'une dizaine de mètres carrés tout au plus, dépourvue de tout mobilier, exception faite de deux grabats en bois, d'une chaise pour poser les vêtements, d'un lavabo dans un coin et, quand même, de l'eau courante.

- Vous non plus n'arrivez pas à dormir, monsignor ? chuchota Alberto dans l'obscurité.

- L'Inquisition n'était certainement pas plus sévère avec ses délinquants, bâilla Soffici, une pointe d'ironie dans la voix.

- Où est le cardinal ? Tout d'un coup, il a disparu.

- Aucune idée. Pour être franc, cela m'est plutôt égal en ce moment. Comment Gonzaga a-t-il pu en arriver là ? C'est de sa faute si nous nous retrouvons dans cette situation.

- Sauf erreur de ma part, c'est bien l'Église qui a inventé le célibat. En tout cas, on n'en trouve pas la trace dans la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

- Félicitations ! On remarque bien là que vous n'êtes pas un chauffeur ordinaire, mais que vous êtes au service d'un cardinal secrétaire d'État.

- Monsignor, renchérit Alberto avec enthousiasme, vous oubliez que j'ai fait trois semestres de théologie à la Gregoriana avant de rencontrer Elisabetta.

- Je sais, Alberto, je sais.

- C'est un peu, reprit Alberto après un moment de silence, comme si je me sentais ici en prison. Qui sont ces hommes pour avoir de tels comportements ? Des hommes ? Non, des monstres, voilà le mot qui est le plus juste.

- Chhhhut ! s'écria le secrétaire du cardinal. Vous savez que le cardinal nous a interdit de parler de notre entreprise et de ces gens. Nous devons avoir toujours présent à l'esprit que les murs ont des oreilles.

- Vous voulez dire qu'on nous surveille et qu'on nous écoute ?

Soffici ne répondit pas.

Alberto se leva et alla à tâtons jusqu'au lavabo. Il ouvrit le robinet et laissa couler l'eau.

- À quoi jouez-vous ? s'enquit le monsignor pendant qu'Alberto regagnait sa couche dans le noir.

- Monsignor, vous devriez regarder plus souvent des films policiers ! Vous sauriez comment on peut neutraliser un dispositif d'écoute.

- Ah !

- Oui. Le bruit de l'eau couvre tous les chuchotements. Et comme les micros utilisés ne transmettent que le bruit le plus intense, nous pouvons nous entretenir sans problème à voix basse. Pensez-vous que nous puissions jamais ressortir vivants d'ici ?

- Je crois que je peux vous rassurer, Alberto. Ces gens sont bien trop malins. Je ne pense pas qu'ils aient l'intention de faire disparaître dans une sombre oubliette un cardinal, son secrétaire et son chauffeur. Cela attirerait bien trop l'attention. Et si les Fideles Fidei Flagrantes ont peur d'une chose, c'est bien de l'opinion publique...

- Fideles Fidei Flagrantes, laissez-moi rire ! se moqua Alberto.

- Vous savez ce que cela veut dire ?

- Si ma connaissance du latin - acquise à la sueur de mon front - ne me joue pas de tours, ce signifie à peu près : « Les Fidèles qui brûlent pour la foi. »

- Très juste. Cela paraît cynique, voire macabre quand on considère qu'ils comptent parmi eux des personnages si peu recommandables. Un mafioso en activité pourrait encore prendre des leçons chez eux.

Les premières lueurs de l'aube filtraient au travers des vitres. Alberto alla vers le lavabo et s'aspergea la figure d'eau. Puis il s'assit sur le bord de son lit et marmonna :

- Si seulement je savais ce que ces types ont derrière la tête... Et vous, monsignor, qu'en pensez-vous ? Qu'est-ce qui peut amener ces soi-disant gardiens de la foi à s'en prendre au linceul de Notre-Seigneur Jésus...

- ... dont il se pourrait bien qu'il s'agisse d'un faux datant du Moyen Âge. Croyez-moi, Alberto, cette question m'empêche de dormir depuis que Gonzaga m'a mis au courant de l'affaire.

Alberto gardait les yeux rivés sur la fenêtre, les deux mains calées sous le menton. Il sursauta lorsque quelqu'un enfonça la poignée de la porte.

Une silhouette noire entra dans la pièce l'instant d'après. L'homme portait un plateau avec des petits-déjeuners et une bougie allumée.

La flamme vacillante projetait une lumière étrange sur son doux visage.

Sans dire un mot, il referma la porte derrière lui et posa le plateau sur la chaise. Au moment de sortir, il se retourna :

- Tout cela peut vous sembler un peu étrange, murmura-t-il, mais notre Grand Maître n'apprécie pas la lumière électrique. Le château n'est pas équipé de l'électricité, hormis dans quelques pièces. Dieu, Notre-Seigneur, qui fait le jour et la nuit comme il l'entend, pourrait s'il le voulait transformer d'un geste la nuit en jour et le jour en nuit. Le Grand Maître prétend que la lumière électrique est l'œuvre du diable.

Soffici fut le premier à retrouver l'usage de la parole :

- Cette affirmation est en contradiction flagrante avec les recherches qui s'effectuent ici en secret et qui nécessitent une installation électrique.

L'inconnu en habit noir pétrissait sans relâche ses propres mains.

- Ce n'est malheureusement pas la seule contradiction dont les Fideles Fidei Flagrantes s'accommodent...

Soffici examina attentivement l'homme, de taille moyenne, qui devait avoir dans les trente ans et donnait l'impression d'être aussi mal à l'aise qu'un novice.

- Ce que vous venez de dire n'a rien d'une profession de foi en faveur de votre confrérie.

Le moine avala sa salive. Puis il répondit avec amertume :

- Vous avez bien raison.

- Mais vous êtes entré de votre plein gré dans la confrérie... Ou bien y avez-vous été contraint ?

- J'y suis entré de mon plein gré. Mais on m'a attiré avec des promesses qui se sont avérées mensongères. Les cieux annoncés se sont transformés en purgatoire, et même en enfer, si vous voyez ce que je veux dire.

- C'est à n'y rien comprendre, répondit Soffici, étonné que cet homme se confie ainsi à eux, sans aucune méfiance.

- Mais alors, pourquoi ne quittez-vous pas les Flagrantes ?

- D'ici, on ne ressort jamais. Dans mon cas, ce serait impossible !

Le monsignor bondit sur ses pieds.

- Qu'est-ce que cela signifie ?

- Cela signifie qu'il y a une entrée dans le château de Layenfels, mais qu'il n'y a pas de sortie. En tout cas, pas pour ceux qui appartiennent aux Flagrantes. Celui qui entre dans la confrérie quitte définitivement la vie qu'il a menée auparavant. Son origine, sa formation, son état, jusqu'à son nom sont, du jour au lendemain, effacés à jamais. Sauf pour quelques-uns, très peu nombreux. Je m'appelle Zephyrinus.

- Zephyrinus ?

- C'est le nom de l'un de ces saints qui ne sont plus vénérés depuis qu'ils ont été rayés du calendrier par le concile Vatican II, sous prétexte qu'ils tiendraient avant tout de la légende et qu'ils ne résisteraient pas à un examen historique.

- Je suis au courant, mon frère. Mais pourquoi les Flagrantes choisissent-ils ces prénoms anciens ?

- Pour protester contre le penchant des papes pour la libéralisation. À l'intérieur de ces murs, il se passe des choses que personne ne comprend - mis à part certains élus, peu nombreux, qui conservent aussi leurs noms de laïcs. Je ne compte malheureusement pas parmi ceux-là.

- Pourquoi ne vous a-t-on pas admis dans ce petit cercle ?

- Pourquoi donc, croyez-vous ! J'apportais une fortune assez conséquente que j'avais reçue en héritage et je venais ici dans l'espoir d'y mener une vie tranquille.

Zephyrinus tendit à chacun une vieille tasse et une tranche de pain sec. Soffici et Alberto avaient déjà connu des petits-déjeuners plus copieux. Mais, comme ils n'avaient rien avalé depuis douze heures, ils se contentèrent de mastiquer leur pain sec en silence.

- Vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passait ici actuellement ? s'enquit Soffici, la bouche à moitié pleine.

- Vous faites allusion au suaire de Notre-Seigneur ?

- Exactement !

- Oh, vous savez, il se passe tant de choses bizarres dans la forteresse de Layenfels qu'on ne se pose même plus de questions.

Il s'interrompit. Un bruit leur parvenait du couloir.

- Je vous en prie, fermez le robinet, chuchota Zephyrinus, soudain en proie à une grande agitation.

Alberto s'exécuta. Ils scrutèrent le silence. Des pas se rapprochèrent, puis s'éloignèrent. Au bout d'un moment, Alberto rouvrit le robinet.

- Pourquoi faites-vous cela ? demanda Zephyrinus.

- Nous avons nos raisons, répondit Alberto qui ne faisait pas confiance au frère, en dépit des propos critiques qu'il venait de tenir. Dites-moi plutôt ce qu'il en est du cardinal, demanda-t-il alors à brûle-pourpoint, en reposant sa tasse vide sur le plateau. Où est Gonzaga ?

- Soyez sans crainte, il a passé la nuit non loin d'ici, dans une cellule individuelle. Ce matin, lorsque je lui ai apporté le petit-déjeuner, je l'ai trouvé en train de ronfler comme un sonneur.

- Ce qui m'intéresserait... commença Soffici. Enfin, on dit que les Flagrantes sont immensément riches, qu'ils ont des comptes au Lichtenstein et des rentrées d'argent provenant de biens immobiliers...

Un sourire amer passa sur le visage bouffi de Zephyrinus.

- Ce n'est pas tout. Dans les caves du château, il y a un ancien cachot, transformé en coffre-fort, dans lequel s'entasse une quantité de lingots d'or qui ferait pâlir les administrateurs de la Banque centrale européenne.

- Vous l'avez vu de vos yeux, cet or ? demanda Alberto.

Zephyrinus haussa les épaules.

- Non. Nul d'entre nous n'a accès à ce cachot. Mais tous en parlent.

Soffici secoua la tête.

- Ce ne serait pas la première, ni la seule confrérie qui, sous le couvert de la foi, œuvrerait pour le diable. Mais je ne veux pas vous offenser !

- Aucunement, répondit le frère. Les Flagrantes interprètent l'Écriture comme bon leur semble. Ils se réfèrent constamment à l'Apocalypse de saint Jean, où il est dit : « Je te conseille de m'acheter de l'or fin pour faire fortune. »

Monsignor était très étonné.

- La révélation secrète de saint Jean semble jouer un rôle important chez les Flagrantes.

- Je vais vous dire pourquoi, renchérit le frère. Le texte de l'Apocalypse contient tant d'énigmes qu'on peut pratiquement tout en dire, et le contraire de tout... Mais je vous prie de bien vouloir m'excuser, je crois que j'ai beaucoup trop parlé. Dieu vous garde !

Zephyrinus disparut avec son plateau aussi silencieusement qu'il était venu.

Alberto ouvrit la fenêtre pour respirer l'air frais du petit matin. Il reconnut, dans la lumière blême de l'aube, le chemin de terre par lequel ils étaient arrivés. Des nappes de brume montaient du Rhin qui coulait derrière les arbres et les bosquets.

Une odeur de feuilles humides flottait dans l'air. On entendait le bruit irrégulier d'un train express qui longeait la rive du fleuve.

Le cardinal secrétaire d'État entra en trombe dans la pièce, suivi d'un frère qu'ils n'avaient pas encore rencontré.

- Nous partons, déclara Gonzaga, apparemment très troublé.

Cette nouvelle fit à Soffici et à Alberto l'effet d'une délivrance. Aucun d'eux n'osa poser de questions. Ils suivirent sagement le frère.

La Fiat d'Alberto les attendait dans la cour du château.

Alberto aimait sa voiture. Une attitude fréquente chez les hommes.

Mais jamais encore jusqu'au moment où il mit le contact, ce matin-là, il n'avait ressenti une si grande affection pour elle. Soffici prit place sur le siège du passager, et Gonzaga s'installa sur la banquette arrière.

Personne ne se montra. Le porche à l'entrée était ouvert. Alberto enfonça l'accélérateur, et la voiture s'arracha dans un vrombissement libératoire. Les abondantes pluies de la nuit avaient creusé de profondes rigoles sur le chemin de terre. Alberto ralentit et commença la descente en roulant au pas.

Au détour du premier virage, un homme, les bras écartés, leur barra soudain le passage.

- Mais c'est Zephyrinus ! s'exclama le monsignor ébahi. D'où sort-il ?

Avec son habit déchiré et ses bras étendus, Zephyrinus ressemblait à un épouvantail.

- Qui c'est, celui-là ? Vous connaissez son nom ? grogna le cardinal, de mauvaise humeur.

Avant même que Soffici ait pu répondre, Zephyrinus était déjà à la hauteur de la voiture, côté conducteur. Alberto baissa la vitre.

- Je vous en prie, haleta Zephyrinus, emmenez-moi !

- Mais comment avez-vous fait pour arriver là ? demanda Alberto.

Zephyrinus tendit son doigt vers le ciel et Alberto sortit la tête par la portière. Au-dessus d'eux, une corde se balançait encore par une fenêtre ouverte.

- Vous avez...

- Oui, répondit Zephyrinus d'une voix atone.

La voix de Gonzaga retentit à l'arrière du véhicule. Il s'impatientait.

- Que veut cet homme ? Continuons !

- Je vous en prie ! Pour l'amour de Dieu ! supplia le frère.

- Roulez ! s'écria Gonzaga, hors de lui.

Alberto lança à son voisin un regard interrogateur, mais celui-ci ne réagit pas. Alberto connaissait le sort qui serait réservé à Zephyrinus s'ils le laissaient là.

- Allez ! cria le cardinal.

Alors Alberto ferma sa vitre. Il eut juste le temps d'entrevoir le visage désespéré du frère, puis on entendit un coup de feu. Un flot de sang gicla sur la vitre de la voiture. Sans un mot, sans un geste, Zephyrinus s'écroula. Quelques secondes interminables s'écoulèrent avant que tous comprennent ce qui s'était passé. Lorsque Soffici vit le sang dégouliner le long de la vitre, son estomac se révulsa. Il sortit la tête de la voiture et vomit. Alors Gonzaga répéta, hors de lui :

- Roulez, Alberto !

Alberto desserra lentement le frein à main et démarra.

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