18

Peu avant minuit, dans le château de Layenfels, une fenêtre s'entrouvrit sans que personne ne le remarquât. Peu de temps après, une flèche à pointe métallique apparut dans l'embrasure. Elle était dirigée vers le bas, directement sur le toit du bâtiment situé à la perpendiculaire. Presque sans bruit, la flèche fendit l'air baigné dans un pâle clair de lune, et toucha, en un éclair, une petite silhouette posée dans la gouttière. La petite chose émit un cri avant de s'écraser sur le pavé, trois étages plus bas. Silence.

Environ dix minutes plus tard, l'hématologue Ulf Gruna et le spécialiste en biologie cellulaire, le professeur Dulazek, sortirent dans la cour du château par une porte en ogive. Dulazek portait une boîte d'herboriste d'une trentaine centimètres de long et d'une dizaine de centimètres de haut.

- J'ignorais que vous étiez un tireur émérite, murmura Dulazek tout en scrutant la cour intérieure, une main au-dessus des yeux.

- Cela remonte déjà à quelques années, répondit Gruna en chuchotant. Pendant mes études en Angleterre, j'ai fait partie d'un club de tir à l'arc. Nous nous entraînions deux fois par semaine et, depuis, je n'ai jamais cessé de m'exercer.

- Une flèche comme celle-ci n'est pas inoffensive !

- Exact. Il faut pourtant préciser que ce n'est pas tant la flèche qui est déterminante, que l'arc. Avec un bon arc bien bandé, vous pouvez sans problème tuer une personne à une distance de deux cents mètres.

- Et sans faire le moindre bruit !

- De surcroît. Et contrairement à une arme à feu. Là ! s'exclama-t-il en montrant du doigt un coin reculé de la cour.

La flèche de Gruna avait transpercé un pigeon qui était couché dans la gouttière.

Dulazek ouvrit la boîte d'aluminium, en sortit une pipette en verre enveloppée dans un linge blanc et un scalpel, avant de tendre le récipient vide à Gruna. Celui-ci souleva le pigeon au bout de la flèche et le mit dans la boîte.

- Nous devons faire vite, chuchota Ulf Gruna, qui néanmoins ne se départait pas de son calme.

Dulazek acquiesça.

À la lueur d'une torche électrique, ils gravirent l'étroit escalier en colimaçon qui menait au laboratoire d'hématologie, situé en deuxième position dans l'enfilade de pièces. Gruna avait tout préparé.

Il obtura la seule fenêtre qui donnait sur la cour du château et alluma la lumière. L'éclat vif des néons les éblouit.

À l'aide du scalpel, le professeur Dulazek coupa la tête de l'oiseau. Gruna recueillit dans une pipette le sang qui coulait. Le flot se tarit juste au moment où la pipette était pleine.

- Cela devrait suffire, constata Gruna avec satisfaction.

Il replaça la tête et le corps du pigeon dans la boîte métallique, éteignit la lumière et releva le store opaque.

Dulazek retint Gruna par le bras.

- J'ai l'impression d'avoir entendu des pas.

- Au milieu de la nuit ?

- Vous savez bien qu'Eric Van de Beek, tout comme Anicet, travaille la nuit. Mais je n'ai jamais vu de lumière à cette heure-ci.

Ils tendirent l'oreille dans l'obscurité pendant un moment. Puis le professeur Dulazek secoua la tête.

- Venez, nous n'avons pas beaucoup de temps.

Le faisceau dansant de la lampe de poche mena les deux hommes vers le laboratoire du professeur Murath, la plus grande pièce, située à l'autre bout du couloir qui desservait tous les laboratoires. Ce bureau possédait trois fenêtres qui, contrairement aux autres, donnaient sur l'extérieur, côté Rhin.

Gruna ferma la porte et alluma la lumière.

Sur la longue table en verre dépoli éclairée par en dessous se trouvaient encore les préparatifs que le biologiste avait effectués pour faire son expérience, laquelle devait permettre de « bouleverser l'ordre du monde ». C'est ainsi que Murath avait qualifié sa découverte et, du même coup, convaincu la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes de s'emparer de ce qu'on disait être l'original du linceul de Turin.

Il y a quatre jours, Murath avait échoué lors de sa première tentative.

L'échec avait semé la discorde parmi les Flagrantes qui s'étaient divisés en deux clans. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait. Les uns qualifiaient en cachette Murath de fanfaron qui ne cherchait qu'à se faire valoir, tandis que les autres restaient intimement persuadés que Murath, le Cerveau, avait seulement besoin d'un peu de temps pour fournir la preuve ultime qui corroborerait son hypothèse.

Soucieux de ne laisser aucune empreinte, Dulazek enfila des gants en latex et prit la pipette qui contenait le sang. Son index obturait la mince ouverture de la tige de verre.

- Vous aimez aussi peu que moi le Cerveau, remarqua Gruna à voix basse, tout en suivant avec circonspection chaque geste de Dulazek.

- Difficile de le nier ! répondit le biologiste en levant les yeux. Je n'apprécie pas les scientifiques qui se prennent pour le bon Dieu. Et je vous dis cela en tant qu'agnostique !

- Si je vous comprends bien, vous considérez l'hypothèse de Murath comme une vaste fumisterie ?

- Fumisterie ? Non, au contraire. Je crains même que Murath n'ait raison avec sa théorie. Le fait est qu'il en est tellement convaincu qu'il poursuivra ses investigations jusqu'à ce qu'il ait apporté la preuve qu'il recherche. Et alors, que Dieu nous garde.

- Dieu ?

- Oui, car c'est bien de cela qu'il s'agit, en fin de compte. Qu'importe le nom que vous lui donnez : Dieu, l'Absolu, le Bien, l'Esprit, la Raison ou la Lumière. Ça n'a pas d'importance.

Tout en regardant le professeur soulever les couvercles de trois coupelles en verre de la taille d'une paume de main, Gruna, qui ne cachait pas sa surprise, répondit :

- Et moi qui vous prenais pour un scientifique... Mais ce sont là des raisonnements dignes d'un philosophe des religions !

- Ah bon ? rétorqua Dulazek avec quelque ironie. Il se peut que votre spécialité, l'hématologie, ne vous amène pas aux confins de la science et de la philosophie. La cytologie et la biologie moléculaire, quant à elles, entraînent presque quotidiennement le chercheur dans une confrontation brutale avec la philosophie. Et c'est là que les avis divergent fondamentalement.

Dulazek leva les yeux vers son interlocuteur :

- Avez-vous déjà observé Murath avec un peu plus d'attention ?

- Observer est un bien grand mot ! J'ai évidemment remarqué que le professeur est un drôle de type. Mais il ne faut pas être particulièrement observateur pour arriver à ce constat. Tout le monde sait cela au château de Layenfels.

- Ce n'est pas non plus ce que je voulais dire. Avez-vous essayé de trouver une logique dans ses marottes ?

Ulf Gruna ne savait trop que répondre.

- Pour être franc, je dois avouer que, jusqu'à présent, je ne me suis pas le moins du monde intéressé à sa personnalité. La seule chose qui me fascine chez lui, ce sont ses recherches.

À l'aide d'une pincette, Dulazek sortit de la première coupelle un fil de deux centimètres de long qu'il imbiba d'un peu de sang de pigeon.

Il renouvela l'opération sur un morceau d'étoffe de quelques millimètres et sur un minuscule morceau de lin, de la taille d'un ongle, qui se trouvaient dans les deux autres coupelles.

- Mais pourquoi diable du sang de pigeon ? demanda Dulazek, plus pour lui-même qu'à l'adresse de l'hématologue.

Il pensait que sa question resterait sans réponse. Mais, au bout d'un moment, Gruna répondit :

- En présence d'oxygène, le sang de pigeon s'oxyde plus vite que le sang de tout autre animal, à sang chaud ou à sang froid. Il est donc impossible de dater ce sang. Jusqu'à ce jour, ce phénomène reste inexpliqué.

Le visage de Dulazek s'éclaira d'un large sourire, un sourire plein de fiel.

- Si sa deuxième expérience se solde par un échec, j'espère que Murath renoncera à son projet. Vous avez vu sa tête, devant l'écran, lorsqu'il a dû convenir devant tout le monde que cela ne fonctionnait pas ?

- Bien sûr. Je crois d'ailleurs que tous ceux qui assistaient à la scène ont alors ressenti une certaine satisfaction. Murath a beau être un scientifique exceptionnel, il n'en est pas moins un type écœurant.

- La combinaison n'est d'ailleurs pas si rare. Mais vous parliez à l'instant des marottes de Murath.

- Vous savez, à Layenfels, nous avons tous des manies. Sinon, nous ne serions pas ici. Nous souffrons tous, chacun à sa manière, de nos difficultés. Mais cela a pris chez Murath des proportions inquiétantes. Si vous voulez mon avis, le professeur est un psychopathe. Je ne sais pas si vous avez remarqué la façon dont il évite la lumière du jour. En plus, il déteste la viande, et le vin, et il refuse toute forme de propriété ou de travail physique, comme un manichéen ou un cathare.

- Tout comme Anicet !

Dulazek opina.

- C'est sans doute la raison pour laquelle ils s'entendent si bien. Mais, ajouta le scientifique après avoir marqué une longue pause, comme pour rassembler ses pensées, cela n'a rien à voir avec les sombres machinations ourdies par les agnostiques qu'ils sont, des hommes qui ne croient à rien d'autre qu'à eux-mêmes.

Gruna leva les mains pour montrer son désaccord.

- Comme vous y allez ! Cathare, manichéen, c'est un peu beaucoup à la fois. Pourriez-vous donner quelques explications supplémentaires à un hématologue ignare dans ce domaine ? Jusqu'ici, je croyais que nous étions tous membres de la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes. Il y a déjà assez de règles, et suffisamment contraignantes, pour aller en rajouter. Il est parfois difficile de se conformer à tous les préceptes que nous nous imposons.

Tandis qu'il remettait exactement le matériel de Murath là où il l'avait trouvé en arrivant, puis qu'il retirait ses gants de latex, Dulazek poursuivit son explication :

- Les manichéens et les cathares sont apparus au début du Moyen Âge, mais, de nos jours, ces mouvements religieux font encore des ravages. Les cathares sont arrivés du sud-est de l'Europe au douzième siècle. Ils se nommaient eux-mêmes les « Purs », ou les « Bons Hommes ». Ils ne tardèrent pas à faire des adeptes ici, en Rhénanie. Leur mouvement s'étendit aussi en Angleterre, dans le sud de la France et en Italie du Nord. L'Église, qui voyait en eux des hérétiques, les persécuta, puisqu'ils rejetaient l'Ancien Testament et la hiérarchie catholique. Mais le pire était qu'ils prétendaient que Jésus n'avait pas revêtu le corps terrestre, car tout ce qui est issu de la terre est foncièrement vil.

- On comprend sans difficulté que cela ait déplu au pape de Rome. Et les manichéens ?

- Le manichéisme prend naissance dans les premiers temps du christianisme. Il remonte à un certain Mani de Babylone, qui au troisième siècle se nommait l'Illuminé. Il fut à ce qu'on dit crucifié, comme Jésus. Il créa une nouvelle religion alliant le christianisme et la doctrine du Bouddha, dans laquelle un roi des Ténèbres, une sorte de diable, joue un rôle important. Il poussa son refus radical du monde jusqu'à prêcher l'abstinence complète. Pour les manichéens, Jésus n'est qu'un envoyé éonien du Maître de la Lumière. De telles hérésies ne pouvaient trouver grâce aux yeux de l'Église, qui interdit ces pratiques et doctrines dès le Moyen Âge. Cela n'empêcha pas l'apparition récurrente de foyers manichéens qui, la plupart du temps, étaient aussi obscurs et mystérieux que l'Apocalypse elle-même.

- Vous auriez fait un théologien hors pair !

- Je sais, remarqua Dulazek avec une sorte d'ironie. Je vais vous confier un secret : avant de me tourner vers la recherche, j'ai d'abord été bénédictin.

- Un vrai ? Avec la robe et la tonsure ?

Dulazek pencha la tête. Gruna découvrit sur son crâne, au milieu de ses cheveux grisonnants, un cercle recouvert d'un léger duvet.

- Cela vous poursuit toute votre vie, marmonna Dulazek.

- Et, pourquoi avez-vous... ?

- Vous voulez dire, pourquoi j'ai jeté le froc aux orties ?

Gruna acquiesça, curieux d'entendre ce qu'allait lui dire Dulazek.

- Parce que j'ai compris, au bout de six mois passés chez les bénédictins, que je faisais fausse route. Un couvent est un gigantesque boxon dans lequel chacun tente, avec plus ou moins de succès, de maîtriser ses problèmes psychiques. En vain d'ailleurs, le plus souvent. La vie quotidienne du couvent m'a permis de me consacrer à la philosophie de la religion. Et plus j'approfondissais, plus je comprenais que la foi chrétienne est une utopie, une religion qui s'appuie sur des fondements pseudo-scientifiques, lesquels ne résistent pas à un examen objectif sérieux. C'est ainsi que je me suis intéressé aux sciences naturelles. Je ne suis d'ailleurs pas docteur ès sciences, mais simplement docteur en théologie. Personne ne se doute de rien, ici. Dites, vous n'allez pas me trahir ?

- Bien sûr que non ! rétorqua Gruna avec indignation.

Ils descendirent sans dire un mot, en se guidant avec la lampe de poche, l'escalier en colimaçon par lequel ils étaient montés. Arrivés sur le palier du premier étage, à l'endroit où leurs chemins se séparaient, puisque leurs chambres respectives se trouvaient à l'opposé l'une de l'autre, Gruna s'immobilisa et demanda en chuchotant à Dulazek :

- Pardonnez ma curiosité, mais quel objectif poursuivez- vous en sabotant les travaux de Murath ? Vous savez que je suis de votre côté, vous pouvez donc sans crainte me dire la vérité.

- La vérité ? Elle est toute simple. Je ne souhaite pas que Murath réussisse.

La voix de Dulazek était dure et impitoyable.

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