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Comme tous les premiers jeudis du mois, le cardinal secrétaire d'État Gonzaga quitta le Vatican vers 9 h 30 à l'arrière de sa voiture de fonction, une Mercedes 500 S. Et, comme tous les premiers jeudis du mois, la voiture passa par le portail qui menait au Cortile di San Damaso. Il se dirigeait vers le palais du Quirinal, résidence du président de la République italienne.

D'ordinaire, Alberto, le chauffeur du cardinal, prenait toujours le même itinéraire. Mais, cette fois-ci, c'était Soffici qui était au volant. Il traversa le Ponte Vittorio Emanuele et prit la direction de l'est, sur le Corso du même nom.

Cet entretien d'une heure avec le chef de l'État était un rituel bien établi, qui servait surtout à échanger des informations sur des questions politiques et des affaires d'État.

Comme la plupart du temps, la rencontre entre le président et le cardinal secrétaire d'État se déroula dans une atmosphère guindée, et nulle information inédite ne fut échangée. Mais la convention était respectée.

Au bout d'environ une heure de dialogue, Gonzaga prit le chemin du retour. Soffici venait de s'engager sous le grand porche du Quirinal lorsque Gonzaga lui suggéra de faire un détour par la Trinité des Monts, une église qui domine l'escalier espagnol, et dont le commun des mortels ignore qu'elle fut construite par les Français. De tels détours n'avaient rien d'exceptionnel et n'attiraient guère l'attention, grâce aux vitres fumées derrière lesquelles le cardinal effectuait ses périples urbains.

Lorsque la voiture tourna dans l'étroite Via Canova, à quelques mètres de l'église San Giacomo, une moto avec deux hommes lui barra la route. Dans le rétroviseur, Soffici aperçut une autre moto, portant elle aussi deux individus.

Mais, avant même qu'il ait réagi et verrouillé les portes, les deux passagers en combinaison de cuir noir sautèrent des motos. L'un d'eux ouvrit la portière avant, l'autre la portière arrière. Soffici regarda, comme hypnotisé, la seringue dont l'homme vêtu de noir le menaçait. Puis il sentit une piqûre dans le cou et perdit aussitôt conscience.

Le cardinal commença à se débattre lorsqu'il comprit que le même sort l'attendait. Extrêmement vif, l'homme en noir planta la seringue dans la nuque de Gonzaga, qui eut l'impression que son corps se refroidissait en quelques secondes.

Cette étrange sensation annihila toute douleur, toute faculté de réflexion. Il ne ressentit plus que le froid et le vide.

Aucun passant n'avait remarqué l'agression. L'homme vêtu de cuir qui avait mis le chauffeur hors d'état de nuire repoussa celui-ci sur le siège du passager et s'installa au volant. L'autre homme culbuta le cardinal sur le côté avant de s'installer à sa place.

Puis la voiture fonça vers le nord tandis que les deux motards disparaissaient dans la direction opposée.

Plongé dans un univers de glace, Gonzaga reprit conscience par intermittence. Il grelottait. Il avait mal aux bras comme s'il les avait élevés mille fois en prononçant le Dominus vobiscum.

Il remarqua bien qu'il tremblait, sans toutefois comprendre pourquoi. Jusqu'au moment où il prit conscience de la situation dans laquelle il se trouvait. Oubliant les tremblements qui agitaient son corps, Philippo Gonzaga, le cardinal chauve, constata non sans inquiétude qu'il était, les mains liées, fixé à un crochet de boucher. Ses pieds touchaient à peine le sol en ciment.

Sur des crochets identiques, des carcasses de porcs coupées en deux pendaient à sa gauche et à sa droite. Cela sentait le sang coagulé. Et, avec ce froid, il pouvait voir la buée qui sortait de sa bouche comme lorsqu'on fait une promenade en hiver dans les monts Albains. Les tonnes de viande suspendue au plafond étaient éclairées par la lumière crue des néons.

Gonzaga essaya vainement de tirer sur le crochet. Cela ne servit à rien, sinon à enfoncer encore plus profondément les liens dans sa chair.

Grelottant de froid, le cardinal essaya sans grand succès de rassembler ses idées. Un ventilateur se mit en route, répandant un air froid qui accentua encore les tremblements de Gonzaga.

Il ignorait depuis combien de temps il se trouvait là. Il avait mal à la tête, ne sentait plus ses bras, un flux glacé montait le long de ses jambes comme les tentacules d'une pieuvre.

Gonzaga n'avait que deux idées en tête. D'abord, il se demandait qui se cachait derrière cette attaque. Puis il se persuadait qu'on n'allait pas le tuer. À quoi aurait servi toute cette mise en scène, si c'était seulement pour l'assassiner ?

Le cardinal entendit un crachotement provenant d'un haut-parleur fixé quelque part au plafond, puis une voix déformée d'homme.

- Gonzaga, j'espère que vous avez conscience de la situation dans laquelle vous vous trouvez. La température de votre prison est actuellement de moins quatre degrés. Dans les quatre-vingt-dix minutes à venir, elle va baisser pour atteindre moins dix-huit degrés. Je crains que vous n'ayez pas choisi le bon costume pour affronter une telle température.

- Écoutez, répondit le cardinal, et sa voix semblait résonner dans un seau vide, je ne sais ni qui vous êtes ni quelles sont vos intentions, mais je suis persuadé que vous ne voulez pas me tuer.

- Je n'en serais pas aussi sûr à votre place, répondit la voix du haut-parleur.

Gonzaga crut reconnaître cette voix qui mettait l'accent sur chaque voyelle, mais où l'avait-il déjà entendue ?

La voix poursuivit :

- Au bout de trente minutes à moins dix-huit degrés, le rythme cardiaque se ralentit, vous vous évanouissez. Vingt minutes plus tard, c'est l'arrêt cardiaque. Dans deux ou trois semaines, on transportera votre corps avec les quartiers de porcs dans une boucherie industrielle de la Citavecchia pour la suite du conditionnement. Vous feriez donc bien de réfléchir pour savoir si vous voulez vraiment jouer les héros.

- Qu'est-ce que vous voulez ? demanda Gonzaga d'une voix tremblante. Dites-le donc enfin !

- Le - suaire - de - Turin.

La voix détachait chaque mot.

- Ce ne sera pas possible.

- C'est-à-dire ?

- Le linceul de Notre-Seigneur ne se trouve plus au Vatican.

- Écoutez-moi bien, Gonzaga, nous ne sommes pas en train de négocier l'obtention d'une copie ! Je parle de l'original.

- L'original se trouve en Allemagne.

- Non, Gonzaga, non, justement !

Dans la mesure où les circonvolutions gelées de son cerveau le lui permettaient encore, le cardinal conçut l'idée que seule la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes pouvait se cacher derrière ce rapt. Il essaya de se souvenir de la voix d'Anicet, mais en vain.

- Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

- Gonzaga, vous feriez mieux de ne pas poser tant de questions et de répondre aux miennes. J'ai l'impression que les années passées sous la pourpre cardinalesque vous ont fait perdre le sens des réalités. Il vous reste encore environ quatre-vingts minutes, ni plus ni moins. Quatre-vingts minutes qui vont décider de votre vie. J'ai du mal à imaginer que vous teniez à voir votre nom gravé dans le Martyrologium romanum.

Gonzaga hésita. N'était-ce pas quand même la voix d'Anicet ? Toutefois, celui qui parlait venait d'employer une expression qui dénotait sa formation théologique. Le Martyrologium, publié pour la première fois vers la fin du seizième siècle, contenait les noms de tous les saints reconnus par l'Église, ainsi que les jours où l'on célébrait leur fête.

- Un martyr mort congelé, ce serait en tout cas du jamais vu, ajouta l'inconnu.

- Arrêtez !

Gonzaga haussa le ton aussi fort que les conditions le lui permettaient.

- Si vous voulez me tuer, faites-en à votre guise ! À moins que vous ne vouliez de l'argent ? Dites-moi combien, je paierai.

- Vous pensez que le monde entier peut s'acheter. Mais quel est cet état d'esprit abject, monsieur le cardinal !

- Et vous donc !

Gonzaga faisait preuve d'un étonnant culot, auquel les circonstances présentes n'étaient pas vraiment propices. Il demanda brusquement :

- Vous travaillez pour Anicet, l'ancien cardinal Tecina ?

L'homme du haut-parleur ne s'attendait pas à cette question qui le laissa sans voix. La réponse ne parvint qu'après quelques secondes de silence :

- Je dirais plutôt qu'Anicet travaille pour moi.

Gonzaga ne comprenait pas ce que cela signifiait. Mais il avait l'impression que l'interlocuteur était de plus en plus nerveux.

- Combien de temps me reste-t-il ? demanda-t-il sur un ton provocateur.

- Si vous ne répondez pas à ma question, soixante-quinze minutes. Si vous parlez, nous vous détachons immédiatement et nous vous laissons sortir au chaud. Les carcasses de porcs sont conservées à une température de moins neuf degrés. Dehors, il fait vingt-huit degrés. Plus vingt-huit, cela va sans dire !

Ces chiffres concrets provoquèrent chez Gonzaga un véritable choc. Ses tremblements s'accentuèrent. Il frissonna.

Il doutait de pouvoir tenir encore le coup pendant soixante-quinze minutes.

- Alors ? fit la voix, plus insistante. Où est le suaire de Turin ? L'original !

- Au château de Layenfels. Je l'y ai moi-même apporté. Il faut me croire !

La voix de Gonzaga s'étrangla. Des cristaux de glace s'étaient formés sur ses lèvres.

Il tenta d'essuyer sa bouche sur son épaule, mais il ne pouvait pas tourner sa tête coincée entre ses bras attachés vers le haut.

- J'ai dit l'original ! hurla la voix dans le haut-parleur. L'original !

- Par la Vierge Marie et tous les saints ! C'est l'original que j'ai apporté au château de Layenfels ! Comme vous le savez peut-être, je ne l'ai pas vraiment fait de mon plein gré.

- Faites-moi grâce des détails. Ma compassion a des limites.

- J'ai apporté l'original en Allemagne. C'est la vérité.

- Très bien. Puisque vous le prenez ainsi... Je vous rappellerai dans quinze minutes. Qui sait, entre-temps vous aurez peut-être retrouvé la mémoire et vous saurez me dire où se trouve le véritable suaire de Turin...

Gonzaga entendit un crachotement sec, puis le silence se fit.

Les compresseurs de refroidissement ronronnaient tranquillement comme s'ils pleuraient en silence.

Des images incohérentes surgirent dans l'esprit du cardinal. Il se souvint des herbes agitées par le vent dans les prairies de Castel Gandolfo, en été, lorsqu'il rendait visite au pape.

Des images lui revinrent du trajet pour se rendre à Layenfels, du linceul entourant sa taille, des rayons du soleil qui filtraient, l'après-midi, à travers les hautes fenêtres du Palais apostolique et dessinaient des rais de lumière dans les pièces, comme on en voit sur les portraits de saints exécutés par les peintres raphaéliques ; il vit encore l'image floue d'une madone aux cheveux noirs, aux yeux foncés, au corsage ouvert d'où sortaient deux seins généreux.

Tout à coup, il eut peur. Peur de perdre conscience avant que l'inconnu ne se manifeste de nouveau. Pris de panique, il se mit à crier d'une voix vibrante que le froid refoulait presque dans sa gorge.

- Eh ! espèce de lâche ! Est-ce qu'il y a quelqu'un qui m'entend ?

Le souffle court, le cardinal suivait du regard le nuage de vapeur qui sortait de sa bouche pour disparaître entre les carcasses de porcs. Aucune réponse. Même pas un sifflement dans le haut-parleur. Sans remuer les lèvres, Philippo Gonzaga se mit à articuler le Credo en latin.

Il avait déjà récité des milliers et des milliers de fois cette profession de foi, mécaniquement, comme un automate.

Mais maintenant, dans cet environnement horrible, où le froid attaquait ses membres, où il craignait de perdre conscience d'un moment à l'autre, il réfléchissait sérieusement à la signification de ces mots : Credo in unum deum, patrem omnipotentem, factorem cæli et terræ, visibilium omnium et invisibilium. Et in unum dominum Jesum Christum, filium dei unigenitum. Et ex patre natum ante omnia sæcula...

- Vous m'entendez ? retentit la voix de l'inconnu dans le haut-parleur, interrompant les pieuses pensées du cardinal. Plus que quelques minutes, et nous aurons atteint la température idéale de moins dix-huit degrés.

Gonzaga voulut répondre, mais il en fut incapable. Il avait peur que sa mâchoire ne se brise s'il la remuait.

Il avait l'impression d'être un marbre de Michel-Ange. Il eût suffi d'un coup de marteau pour le faire éclater en mille morceaux.

Des morceaux de son corps à lui, de ses jambes, de ses bras et de ses doigts, qui se briseraient sur le sol en béton.

- Gonzaga, vous m'entendez ?

C'était de nouveau la voix inconnue qui l'appelait.

Il se taisait.

- Damnation ! Il est en train de s'évanouir ! Remontez la température ! Un cardinal mort ne nous serait plus d'aucune utilité. Un cadavre de cardinal ne peut que nous attirer des ennuis.

Ce furent les dernières paroles qu'entendit le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga avant de sombrer.

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