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Avant de se coucher, vers 21 h, Malberg appela Caterina avec son portable, puisqu'il était sûr que le fixe de sa chambre était sur écoute. Afin que d'éventuelles oreilles indiscrètes ne puissent pas entendre la conversation, il ouvrit le robinet.

- Tout va bien ? s'enquit Caterina dont la voix trahissait l'inquiétude.

- Oui, c'est convenable, répondit Lukas. Dans la mesure où on peut employer ce type de qualificatif dans une telle situation.

- Qu'entends-tu par là ?

- Tu sais, il faut s'habituer. Le château est à mi-chemin entre l'hôtel pour managers stressés et le couvent pour moines ascétiques.

- Alors, tu es à la bonne adresse ! répondit Caterina en se moquant de lui. Et tu as déjà une idée de ce qui se passe dans ces vieux remparts ?

- Caterina, je suis arrivé il y a quelques heures seulement et tu exiges de moi que je sache déjà tout sur ce qui se passe ici ! J'ai fait la connaissance d'un hématologue qui vit apparemment dans la forteresse depuis des années. Il m'a confié que tous ignorent ce qui s'y déroule exactement.

- Et toi, que crois-tu ?

- Pour être franc, je ne suis pas trop de son avis.

- Entre-temps, ici, il s'est passé pas mal de choses, poursuivit Caterina en lui coupant la parole. J'ai été convoquée aujourd'hui par Mesomedes, le substitut.

- Encore lui ! Mais il est raide dingue de toi, ce type !

- Entendrais-je quelque chose qui ressemblerait à de la jalousie ?

- Naturellement, qu'est-ce que tu crois ?

- Soyons sérieux, Lukas. Mesomedes m'a montré un dossier secret concernant l'affaire Marlène Ammer. Il y a là-dedans la liste de toutes les investigations dont nous croyions qu'elles n'avaient jamais été menées.

- À la bonne heure ! Et d'où tient-il ce dossier ?

- De son chef, le procureur général Burchiello.

- Burchiello ?

- Mesomedes lui a emprunté le dossier.

- Tout simplement ?

- Eh bien, disons que oui. Burchiello est mort. Infarctus. Devant lui, sur son bureau, il y avait le dossier « top secret ». Lukas, il faut absolument que nous nous voyions !

- Et comment, s'il te plaît ? Je suis sur une piste qui me paraît de la plus haute importance. D'une manière ou d'une autre, je suis sur le point de trouver des éléments concernant Marlène.

- Lukas, nous savons dans quelles circonstances Marlène a trouvé la mort. Ça ne te satisfait toujours pas ? lui dit Caterina avec une pointe d'agacement dans la voix.

- Non. Je pense que je suis tombé sur quelque chose d'énorme, quelque chose qui dépasse l'entendement. Tu te souviens de Gueule-brûlée ?

- Bien sûr. C'est l'homme qui t'a menacé devant la maison de la marquise, et qui un beau matin a été retrouvé mort dans la fontaine de Trevi.

- C'est tout à fait exact. Mais tu as oublié un élément essentiel. C'est ce même Gueule-brûlée qui m'a attiré dans la basilique Saint-Pierre pour me proposer, moyennant une somme faramineuse, un morceau du linceul de Turin, grand comme un timbre-poste. On discernait sur ce minuscule bout de tissu une tache qui était selon toute vraisemblance une tache de sang.

- Le sang de Jésus de Nazareth...

- Ce qui nous conduit tout droit à l'hématologue Ulf Gruna, membre de la confrérie.

- Lukas, c'est une hypothèse tirée par les cheveux !

- Pas du tout. Cet hématologue, le seul homme avec lequel j'aie pu parler jusqu'à présent, portait à son cou une chaîne...

- Laisse-moi deviner, l'interrompit Caterina. Une chaîne avec la croix runique.

- Bingo !

- Tout cela est effectivement étrange.

- Je sais, et je n'ose pas imaginer la suite logique.

- Et le livre ? Qu'en est-il du livre ?

- Il se trouve dans les archives, là où se situe aussi mon nouveau bureau. Je l'ai tenu dans mes mains. Un sentiment étrange, crois-moi. J'en suis encore tout remué.

- Tu crois que tu vas y arriver ?

- Tu veux dire : à décrypter le texte ? Je n'en suis pas encore certain. Je viens de me replonger dans le livre de Friedrich Franz, un coreligionnaire de Mendel. Il donne des indices concernant le procédé de cryptage employé par Mendel. Il fait même allusion au contenu explosif du livre.

- Lukas, promets-moi de faire attention à toi.

Caterina avait peur.

- Ne t'inquiète pas, je te tiens au courant. Je t'embrasse.

La communication se termina sur ces mots.

Malberg était fatigué, si fatigué qu'il se laissa tomber tout habillé sur le lit et s'endormit aussitôt.

Combien de temps avait-il dormi ? Il n'en savait rien. Soudain, il se retrouva complètement éveillé. La forteresse, qui jusqu'à présent avait baigné dans le silence, semblait reprendre vie.

Des bruits étranges, indéfinissables, parvenaient de toutes les directions à ses oreilles, puis cessaient pour recommencer un instant plus tard. Il entendit devant sa porte des pas qui se rapprochaient, puis s'éloignaient. Impossible de se rendormir dans ces conditions.

Cela n'allait pas être facile de s'habituer au rythme de ces gens. Des milliers d'idées lui passaient par la tête, et la même question revenait sans cesse le tarauder : que se passait-il vraiment dans ce château ?

Il se retourna dans tous les sens pendant près d'une heure. Il regarda sa montre : minuit et demi. Il se leva, s'aspergea le visage d'eau fraîche, puis prit la direction des archives en emportant sous le bras les livres qu'il avait apportés.

Malberg s'attendait à se perdre dans les couloirs, mais il atteignit rapidement la salle des archives, ce qui ne manqua pas de l'étonner. Il avait accompli tout le trajet dans le noir, mais la salle où se trouvait son bureau était tout éclairée.

Malberg déposa ses livres sur la table du réfectoire. Il s'avança en hésitant vers l'unique fenêtre de la pièce et regarda au-dehors. L'ouverture donnait sur la cour du château plongée dans l'obscurité.

De la lumière vacillait derrière quelques fenêtres du bâtiment opposé. Par moments, une ombre glissait d'une fenêtre à l'autre. Malberg finit par s'installer derrière la grande table.

Le livre de Mendel était devant lui. Il fallait seulement trouver la clé, l'introduire dans la serrure pour découvrir le mystérieux contenu de ce trésor.

Comme Franz, le coreligionnaire de Mendel, l'avait suggéré, Malberg griffonna sur une feuille de papier l'alphabet latin en deux rangées placées l'une au-dessous de l'autre. Il laissa de côté les lettres j et q, ce qui faisait un total de vingt-quatre lettres. Exactement le même nombre que dans l'alphabet grec.

En commençant par alpha et en terminant par oméga, il écrivit les lettres de l'alphabet grec, plaçant alpha au-dessus de a, bêta au-dessus de b, gamma au-dessus de c, et ainsi de suite.

Les deux premières lettres sont les mêmes dans l'alphabet latin et dans l'alphabet grec, mais la suite des lettres ne se présente pas de la même façon.

En latin, le c vient après le b, en grec le g vient après le b. Le grec n'a pas de j, ce qui explique que Mendel l'ait aussi laissé de côté dans l'alphabet latin. Même chose pour le q, et, comme il n'y a pas de w en grec, Mendel l'avait transcrit par un f.

En procédant ainsi, Malberg arriva au cryptage suivant :

La première page du livre de Mendel commençait par ces mots :

Fenn die satrend iape yllendes rind...

La transcription de cette simple phrase augurait déjà du véritable travail de Sisyphe qui attendait Malberg. Il ne devait pas transposer chaque mot, mais chaque lettre, au moyen du système indiqué par le coreligionnaire de Mendel.

Il fit un rapide calcul : chaque ligne comptait une cinquantaine de lettres et chaque page une trentaine de lignes. Cela faisait mille cinq cents lettres par page. L'ouvrage de Mendel comprenait deux cent quarante pages, ce qui donnait donc presque quatre cent mille lettres. Malberg enfouit son visage dans ses mains.

Il se mit au travail, déjà découragé, presque désespéré. C'était compliqué, mais il progressait plus vite qu'il ne l'avait craint.

Quinze minutes plus tard, les premiers mots du livre de Mendel s'esquissaient pour donner cette phrase :

Quand les mille ans seront accomplis...

Quand les mille ans seront accomplis ? Il avait l'impression de connaître ce texte. Malberg poursuivit fébrilement sa transcription :

Quand les mille ans seront accomplis,

Satan sera relâché de sa prison.

Malberg sauta sur ses pieds. Il ne s'était pas trompé. Il s'agissait bien de la phrase de l'Apocalypse, chapitre 20, verset 7.

Lukas resta de longues minutes immobile, comme pétrifié. Il essayait désespérément de rechercher dans sa tête le lien entre la phrase et le mot de passe de la confrérie. Il faisait très froid à l'intérieur de la vieille forteresse, mais Malberg transpirait à grosses gouttes.

Il y eut un bruit, comme si un livre venait de tomber d'une étagère. Mais Malberg était bien trop absorbé par son travail pour prêter attention à ce qui se passait autour de lui. Pourtant, tout à coup, une silhouette se dressa devant lui sans qu'il comprenne d'où elle pouvait venir : l'homme à l'allure fière avait les cheveux gris et clairsemés. Portant sous le bras gauche une pile de livres et de dossiers, il passa devant Malberg sans lui accorder le moindre regard.

Lorsqu'il eut presque atteint la porte, il se retourna et lança à l'adresse du bouquiniste :

- Murath, professeur Richard Murath. Vous avez certainement déjà entendu parler de moi. Vous êtes le nouveau cryptologue ?

Malberg se leva et répondit :

- Andreas Walter. Le titre de cryptologue me paraît un peu exagéré. Durant mes études de bibliothécaire, je me suis intéressé au livre de Mendel qui avait disparu.

- Et vous pensez être assez qualifié pour décrypter ce sabir ? demanda Murath en toisant son interlocuteur.

- C'est ce que l'avenir nous dira.

Le professeur dévisagea Malberg en plissant les paupières.

- Si vous menez votre tâche à bien, finit-il par dire, et si Mendel ne nous a pas menés par le bout du nez, vous aurez gagné un peu d'immortalité en apportant votre contribution aux travaux du biologiste Richard Murath.

- Ce serait un plaisir pour moi, répliqua Malberg sur un ton franchement ironique.

Murath ne broncha pas.

- Inutile de vous dire, poursuivit-il, que vous n'êtes pas autorisé à consulter les dossiers noirs et les manuscrits portant la croix runique rouge. Comme vous l'avez remarqué, il n'y a dans le château ni clés ni serrures, donc, logiquement, pas de coffres-forts. Le respect des autres exige une discrétion absolue. J'attends de vous la plus grande circonspection. Je vous interdis formellement de jeter ne serait-ce qu'un regard sur mes recherches. Vous m'avez bien compris.

L'arrogance de Murath déplaisait fortement à Malberg, qui fut heureux de le voir disparaître. Il se pencha sur le livre de Mendel et reprit son travail. Mais il n'arrivait pas à se défaire de l'idée qu'il avait déjà vu ce Murath quelque part.

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