5

Lukas Malberg quitta la clinique Santa Cecilia au bout de trois jours, contre l'avis du médecin qui insista pour qu'il évite tout effort et surtout tout énervement.

C'était plus facile à dire qu'à faire. Malberg tenta tout d'abord de s'éclaircir les idées dans sa chambre d'hôtel, où régnait une chaleur étouffante en cette période estivale, autour de ferragosto.

Le mystère enveloppant la mort de Marlène avait entamé ses facultés de jugement et de réflexion. Après avoir réfléchi pendant des heures, il en vint même à se demander sérieusement s'il avait vraiment vécu tout cela ou s'il ne l'avait pas tout simplement rêvé.

Pensif, il passa la main sur le dos de la reliure du petit carnet qui, lui, au moins, était réel. Il fallait qu'il sache ce qui s'était passé.

En proie à d'affreux doutes, il tira de sa poche le bout de papier sur lequel il avait noté les numéros de téléphone de Marlène et, prenant le combiné, en composa un. À sa grande surprise, il entendit une sonnerie.

- Allô ?

Malberg se figea de peur, incapable de poursuivre.

Une voix féminine répéta la question, plus énergiquement cette fois :

- Allô ? Qui est à l'appareil ?

- Lukas Malberg, bégaya-t-il. Marlène, c'est toi ?

- Marquise Lorenza Falconieri à l'appareil. Vous avez dit Malberg ? Le bouquiniste de Munich ?

- Oui, répondit-il d'une voix ténue tout en jetant un regard étonné sur son bout de papier.

- Je dois vous apprendre une bien triste nouvelle, commença la marquise sur un ton hésitant. Marlène est morte.

- Morte, répéta Malberg.

- Oui, la police ne sait pas encore s'il s'agit d'un accident ou d'un suicide...

- Un accident ou un suicide ! Un suicide, jamais de la vie...

- On ne le sait pas encore, répéta la marquise d'une voix neutre et contenue. Vous voulez dire que Marlène n'était pas de ce genre de femmes capables de mettre fin à leurs propres jours ? Possible. Je ne la connaissais pas suffisamment pour en juger. D'ailleurs, qui est capable de lire pareilles choses dans un être humain ? Alors, ce doit être un accident.

- Ce n'était pas un accident ! rugit Malberg.

Il tressaillit en entendant ses propres paroles.

La marquise garda le silence pendant un court instant, avant de demander sur un ton méfiant :

- Et comment pouvez-vous en être si sûr ?

Gêné, Malberg garda le silence. Il avait le sentiment désagréable de s'empêtrer dans une affaire qui ne le regardait pas. Il tenait dans la main gauche le bout de papier avec les numéros de téléphone de Marlène. Celui de la marquise y figurait aussi.

Apparemment, dans son agitation, il avait confondu les deux numéros.

- Vous êtes donc intéressé par mes livres, reprit la marquise sur un ton inattendu, comme s'il se fût agi d'une discussion d'affaires plus que d'une conversation concernant la mort d'une femme qu'ils connaissaient personnellement.

- Je suis bouquiniste, répondit-il. Je vends et j'achète des beaux livres.

- Je connais très bien votre métier, signore. Le marquis - paix à son âme -, avait acquis une grande partie de sa collection dans des ventes aux enchères, mais aussi chez des bouquinistes en Allemagne. Il était obsédé par l'acquisition de certains livres pour lesquels il déboursait des fortunes. Jamais le commun des mortels ne pourrait imaginer la valeur de ces ouvrages. C'est pourquoi je compte sur votre discrétion, au cas où nous ferions affaire. Quand pouvez-vous venir ?

- Quand cela vous convient-il, marquise ?

- Disons, vers cinq heures ?

- Parfait.

- Vous avez mon adresse, signor Malberg.

- Je l'ai notée, en effet.

- Ah, une dernière chose : ne vous laissez pas impressionner par les lieux en arrivant. Les trois étages inférieurs sont inhabités. Vous me trouverez au quatrième. Buon giorno !

Malberg se rendit à pied chez la marquise dont la maison se situait non loin de son hôtel, dans une rue adjacente à la Via dei Coronari, entre la Piazza Navona et le méandre que décrit le Tibre à cet endroit-là.

La chaleur étouffante de l'été plombait les rues. La plupart des Romains avaient quitté la ville poussiéreuse qui empestait les gaz d'échappement. Malberg essayait autant que possible de marcher à l'ombre.

Heureusement que la marquise l'avait prévenu de l'état de son immeuble, sans quoi il n'y aurait même pas prêté attention et serait passé sans s'arrêter devant cette maison laide, plutôt en piteux état, ou qui avait du moins connu des jours meilleurs. Chose étrange, pour qui savait que cette demeure abritait une véritable marquise.

Il manquait des morceaux de stuc aux encadrements des fenêtres. Le crépi de la façade se fissurait et la porte d'entrée en bien n'avait pas vu un pinceau depuis l'époque du Piranèse.

Malberg entra dans la cage sombre de l'escalier, dont l'odeur humide et froide lui rappela immédiatement celle de l'immeuble de Marlène.

Lorsqu'il arriva au dernier palier, il tomba sur une femme menue, entièrement vêtue de noir, aux yeux sombres et aux cheveux soigneusement tirés en arrière. Son maquillage était parfait et ses jambes, mises en valeur par des bas noirs et des chaussures à hauts talons, l'étaient tout autant.

L'expression de son visage était aussi sévère que son apparence extérieure. Elle tendit la main à Malberg et s'écria d'une voix éraillée :

- Signore !

Elle ne dit rien d'autre. Malberg poursuivit.

- Malberg, Lukas Malberg. C'est très gentil à vous de me recevoir, marquise !

- Oh ! Un homme qui connaît les bonnes manières ! répondit la marquise en gardant un moment la main de Malberg dans la sienne.

Il était visible que la marquise avait pleuré. Mais Malberg était gêné. Le ton qu'elle employait le mettait mal à l'aise. Se moquait-elle de lui ?

- Si vous voulez bien me suivre, signore, poursuivit-elle en passant devant lui.

Lukas Malberg ne l'avait imaginée ni si petite, ni si menue, ni si belle, ni aussi charmante. Elle devait avoir dans les quarante-cinq ans, peut-être même cinquante. En tout cas, elle avait une certaine classe, une classe qui ne tient pas à l'âge.

Lorenza Falconieri fit entrer Malberg dans une vaste pièce dont les quatre murs étaient tapissés de bibliothèques du sol au plafond.

Au centre de la pièce se trouvait un petit guéridon noir dont le pied figurait les pattes d'un lion, une bergère, un canapé fatigué garni d'un tissu dans les teintes bleu-vert, avec des motifs représentant des plumes de paon.

- Un café ? proposa la marquise après avoir prié Malberg de prendre place.

- Très volontiers, si cela ne vous dérange pas.

Elle quitta la pièce, et Malberg put tout à loisir contempler la bibliothèque. À eux seuls, les dos des livres étaient déjà fort prometteurs.

- N'hésitez pas à jeter un coup d'œil aux livres, lui lança la marquise depuis la cuisine. C'est bien pour cela que vous êtes venu.

Malberg se dirigea vers les rayonnages faisant face à la fenêtre. Il prit un volume relié en maroquin dont il regarda la première et la dernière page en hochant admirativement la tête. Puis il prit un deuxième, un troisième et un quatrième volume.

- Je suppose que vous savez ce que vous possédez là, dit-il lorsque la marquise revint avec un plateau d'argent qu'elle déposa sur le guéridon.

Lorenza Falconieri s'assit sur le canapé et remarqua l'admiration qu'inspirait à Malberg l'ouvrage qu'il tenait entre ses mains.

- Pour être franche, non, répondit-elle. Je sais seulement que le marquis a englouti des sommes colossales dans ces livres anciens. Je ne m'y connais malheureusement pas. Je suis donc obligée de me fier à l'expert que vous êtes.

Malberg souleva le gros volume, comme il aurait fait d'un trophée.

- Ceci est le quatrième tome d'une bible de Koberger, un incunable datant de l'an 1483, d'une extraordinaire rareté. Mais, ce qui est encore plus rare, c'est que vous détenez également les trois autres volumes. C'est unique, et cela a naturellement un prix.

Il ouvrit le livre à la dernière page et pointa son doigt sur le dernier paragraphe.

- Regardez là, le colophon !

- Le colophon ?

- La signature ou la marque de l'imprimeur. Au quinzième siècle, lorsque l'imprimerie n'en était qu'à ses balbutiements, chaque imprimeur consignait le jour de l'achèvement du livre par une courte notice sur la dernière page, semblable à une signature sur un tableau. Regardez : Explicit Biblia Anthonij Koberger anno salutis M. CCCC. LXXXIII. V. Decembris - cela signifie que cette bible a été terminée par Anton Koberger le 5 décembre de l'an de grâce 1483.

- Intéressant, dit la marquise, visiblement étonnée. J'avoue que je ne me suis jamais intéressée aux ouvrages de mon mari. Pour être tout à fait franche, je les ai même haïs.

Malberg s'assit à côté d'elle.

- Haïs ? Comment peut-on haïr des livres ?

- Laissez-moi vous l'expliquer, signore ! dit-elle, ses yeux noirs étincelant soudain de colère. La passion de mon mari dépassait largement ses possibilités financières. Afin d'en assumer le coût, il en développa une seconde, celle du jeu. Il a passé sa vie dans les casinos de Baden-Baden, de Vienne et de Monte-Carlo. Il gagnait même parfois des sommes élevées, jusqu'au jour où il m'a annoncé que nous étions ruinés. Trois semaines plus tard, le marquis mourait. D'un infarctus.

- Je suis désolé, marquise.

- Marquise ! Marquise ! s'emporta Lorenza Falconieri. Croyez-moi, signore, ce titre de noblesse est pour moi plutôt embarrassant. Je le ressens comme une insulte. Vous voyez vous-même dans quel état de délabrement se trouve l'immeuble. Je n'ai pas les moyens de le rénover. Les locataires ont déménagé. Et il est presque impossible de trouver un acquéreur pour ce genre de bien. Voilà le triste héritage du marquis. Appelez-moi Lorenza.

- Enchanté, bégaya Malberg, gêné. Vous pouvez m'appeler Lukas.

- Lukas ?

Le ton avec lequel la marquise parlait pouvait laisser croire à son interlocuteur qu'elle se moquait de lui. Malberg ne savait pas sur quel pied danser.

- Eh bien, Lukas, que me proposez-vous pour la bible de Koberger ?

- Difficile de dire...

- Combien ? insista la marquise.

- Voilà, expliqua Malberg, la bible n'est pas paginée, les pages ne comportent pas de numéro. Il me faudrait d'abord vérifier que les quatre volumes sont bien complets. Si c'est le cas, je vous en offre vingt mille euros.

Lorenza regardait Lukas d'un œil pensif.

- Vous ne feriez pas une mauvaise affaire, continua Malberg. Et puis, les autres livres m'intéressent aussi.

- Je vous fais confiance. Marlène m'avait dit que je pouvais avoir en vous une confiance aveugle, dit-elle avant que son visage ne se rembrunisse soudain. Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ?... C'est horrible.

Malberg hocha la tête, embarrassé.

- Vous continuez à croire à un accident ?

- Pas vous ? Comment se fait-il que vous paraissiez si sûr que cela n'en est pas un ?

La marquise jeta à Malberg un regard plein de reproches.

Il porta instinctivement la main à la poche dans laquelle il avait glissé le carnet de Marlène. Il n'aurait pas été raisonnable de se confier à une femme qu'il ne connaissait pas. Il haussa les épaules. Puis il demanda :

- Mais comment avez-vous appris la mort de Marlène, au juste ?

- Par la police. Mon numéro était mémorisé dans le téléphone de Marlène. Un commissaire m'a dit qu'on l'avait retrouvée morte, dans sa baignoire. Il m'a demandé si j'étais disposée à leur fournir des renseignements sur elle. J'étais dans tous mes états. Le commissaire m'a posé quelques questions banales. Je ne sais plus ce que j'ai répondu. Il m'a donné un numéro au cas où je me souviendrais de quelque chose qui pourrait contribuer à élucider cette mort.

- Et alors ? Vous êtes-vous souvenue de quelque chose ?

Lorenza secoua la tête, puis se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle ne voulait pas que Malberg voie ses yeux remplis de larmes.

Mal à l'aise, il s'agitait dans son fauteuil. Il aurait aimé lui dire quelques mots pour la consoler, mais lesquels ? Il finit par se lever.

- Vous permettez que je continue à regarder les livres ?

- Oui, naturellement, dit Lorenza avant de disparaître.

La vue de tous ces livres rares, tous en excellent état, fit oublier à Malberg, l'espace d'un instant, le terrible destin de Marlène. Il comprit vite que la collection complète dépassait de très loin la somme qu'il était en mesure d'investir.

À lui seul, le volume des Chroniques de Nuremberg, datant de 1493, de Hartmann Schedel, médecin et historien à Nuremberg, valait le prix d'une moyenne cylindrée. Le livre contenait plus de mille lithographies représentant les villes importantes du Moyen Âge. Les collectionneurs étaient prêts à débourser des fortunes pour acquérir une telle pièce.

Un livre de format in-quarto, à l'aspect plutôt insignifiant, déclencha chez le bouquiniste une sorte de fébrilité. Il lui fallut un bon moment pour réaliser qu'il s'agissait là de l'édition légendaire des comédies de Terence, un exemplaire que collectionneurs et bouquinistes du monde entier recherchaient depuis cinquante ans.

Dans l'ouvrage, publié en 1519, le réformateur Philipp Melanchton avait noté des corrections manuscrites destinées à une nouvelle édition.

Il existait une liste exhaustive des propriétaires de ce livre depuis l'époque de Melanchton, il y avait près de cinq cents ans. Au dix-neuvième siècle, l'ouvrage avait quitté l'Allemagne pour l'Angleterre.

C'est là qu'un collectionneur juif l'avait acheté lors d'une vente aux enchères et l'avait rapporté en Allemagne. Ce même collectionneur, fuyant les nazis, l'avait emporté en cachette lorsqu'il s'était embarqué pour New York où, pressé par la nécessité, il l'avait vendu à un collectionneur de Floride.

Par la suite, les héritiers de ce dernier l'avaient mis en vente. Mais, avant même que les spécialistes en aient eu vent, le trésor du bibliophile avait trouvé un nouveau propriétaire, un Européen, disait-on. On n'en avait plus jamais entendu parler.

Malberg remarqua que ses mains tremblaient. Il aurait voulu dire à la marquise quel trésor elle possédait là. Mais il se ravisa, car ce n'était pas dans son intérêt.

D'un autre côté, taire cette information eût tenu de la malhonnêteté. Mais ne vivait-on pas dans un monde essentiellement malhonnête ? Un monde dans lequel l'ignorant est toujours la victime du plus malin ?

En tant que bouquiniste, il gagnait sa vie en achetant bon marché des livres qu'il revendait avec bénéfice. Devait-il faire une offre à la marquise ? De quel montant ? Dix mille euros ? Vingt mille euros ? Sans doute donnerait-elle sur-le-champ son accord à cette transaction.

Il pourrait lui faire un chèque, le marché serait conclu normalement. Et lui, de son côté, il aurait fait l'affaire de sa vie.

- Un autre café ?

Malberg sursauta. Il était si profondément plongé dans ses pensées qu'il n'avait pas entendu Lorenza arriver.

- Excusez-moi. À en juger par votre attitude, votre métier vous absorbe complètement.

Malberg eut un sourire contraint. Il observa la marquise qui lui versait un café.

- Exceptionnelle, cette collection, vraiment exceptionnelle, remarqua-t-il, histoire de meubler la conversation.

Le timbre strident de la sonnette libéra Malberg de son embarras.

- Excusez-moi encore un instant, dit la marquise en quittant la pièce.

Malberg écouta d'une oreille distraite la conversation animée qui se déroulait sur le pas de la porte entre la marquise et un homme à la voix de fausset.

Cela ne l'intéressait pas. Déconcerté, il remit le précieux livre en place. Quelle attitude devait-il adopter ?

Tout à ses pensées, il fixait une porte, sur sa gauche, qui donnait dans une autre pièce. Sans intention particulière, pendant que Lorenza discutait avec son visiteur, Malberg ouvrit cette porte.

Il pénétra dans un boudoir meublé dans un genre plutôt douteux. Le lit, la bergère tendue de brocart, la commode surmontée d'un miroir laqué blanc n'étaient pas du goût de Malberg.

Au moment où il allait sortir de la pièce, son regard tomba sur une série de photos de format standard, accrochées au mur en face du lit.

Elles représentaient toutes la même personne, nue, ou bien en tenue légère : Marlène.

Malberg ne pouvait détacher son regard de ces charmants portraits. Il se refusa à tirer la moindre conclusion de cette découverte. Mais il était troublé. La marquise pouvant revenir d'une minute à l'autre, il préféra quitter la pièce.

À peine avait-il refermé la porte du boudoir qu'elle réapparaissait effectivement dans la bibliothèque. Elle s'excusa poliment, sans faire état des raisons de sa courte absence.

- Mais je suis certaine que vous ne vous êtes pas ennuyé.

Malberg secoua la tête en se forçant à sourire. Ce qu'il avait vu dans le boudoir de la marquise l'avait déstabilisé. Il venait de faire une découverte qui reléguait à l'arrière-plan l'ensemble de ses préoccupations professionnelles.

Pendant qu'il continuait à sortir d'autres ouvrages des rayonnages, sous le regard placide de Lorenza, et les feuilletait en feignant de s'y intéresser,

Malberg se demandait ce qui pouvait bien pousser une femme à suspendre des photos de son amie nue en face de son lit.

Il n'y avait qu'une seule explication possible.

Malberg n'avait rien contre le fait qu'une femme en aime une autre, mais, compte tenu de ce qui venait d'arriver à Marlène, la relation étroite qu'entretenaient ces deux femmes soulevait naturellement bien des questions.

Désormais incapable de se concentrer sur les précieux livres, il remit à sa place l'ouvrage qu'il avait dans les mains, expliquant sur un ton hésitant, pour répondre aux regards interrogateurs de Lorenza, qu'il ne voulait pas la déranger plus longtemps.

Il reviendrait vers elle dans les prochains jours pour lui faire une offre concrète.

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