17

Durant vingt-quatre heures, Caterina avait entretenu le flou sur sa relation avec Paolo. Ce n'était cependant pas difficile à deviner. Le lendemain matin, au cours du petit-déjeuner qui, comme partout en Italie, était du genre frugal, Caterina et Paolo échangèrent des propos vifs, une fois de plus sur des questions d'argent. Paolo, ajusteur de profession, avait perdu son emploi en raison de petites activités parallèles douteuses dont il persistait à nier énergiquement l'existence. Il imputait son licenciement à la situation économique désastreuse dont toute la société ressentait les conséquences. Malberg assistait en silence à ce débat, lorsque Caterina, au plus fort de la discussion, lança à Paolo :

- Il y a belle lurette que je t'aurais mis dehors si tu n'étais pas mon frère !

Bien qu'il eût nettement compris le mot fratello. Malberg crut d'abord avoir mal entendu. Il finit par oser s'immiscer dans la conversation :

- Si j'ai bien compris, vous êtes frère et sœur ?

- Oui, répondit Caterina d'un ton brusque. Je ne vous l'avais pas dit ?

- En tout cas, je ne m'en souviens pas.

Caterina recouvra tout à coup sa bonne humeur et lui dit avec un sourire :

- Néanmoins, comparée à la vôtre, sa situation n'est pas si délicate. Vous ne croyez pas ?

Malberg opina docilement du chef. Paolo se leva et disparut en claquant la porte de l'appartement.

Caterina haussa les épaules, comme pour s'excuser du comportement de Paolo.

- Vous savez, nous ne nous sommes jamais bien entendus. Ce n'est pas sorcier : si l'on veut, nous travaillons pour les mêmes, mais chacun avec des objectifs diamétralement opposés. Moi comme journaliste chargée de l'information auprès de la police et Paolo comme, disons, petit malfrat. Je ne vous cacherai pas que Paolo a déjà fait de la prison. Mais, dans le fond, ce n'est pas un mauvais bougre, vous pouvez me croire. Il ne choisit pas toujours très bien ses fréquentations, c'est tout.

Caterina souffrait manifestement de la vie que menait son frère.

- Vous n'avez pas besoin de vous excuser pour votre frère, dit Malberg d'un ton conciliant. J'espère seulement que je ne serai pas un trop gros poids pour vous.

- Pas de souci, répondit-elle en riant. Mais il faudra que vous vous occupiez vous-même de vos repas. Il y a une excellente pizzeria juste au coin de la rue. Voici les clés de l'appartement. À présent, je vous prie de m'excuser. Je serai de retour vers seize heures. J'ai désormais des horaires réguliers, c'est là le seul avantage de ma nouvelle affectation. Avant, j'étais toujours en service. À plus tard !

Malberg préféra passer la journée dans l'appartement de Caterina. Il n'avait pas peur de sortir de la maison, il se sentait plutôt à l'abri dans ce quartier, car il croyait ne pas avoir laissé derrière lui de traces qui auraient pu mettre la police sur sa piste.

Il resta donc dans ce petit deux-pièces, avec sa cuisine et sa salle de bains vieillotte, équipée d'une douche à l'italienne encore plus vieillotte.

Deux des fenêtres du séjour et celle de la chambre de Caterina donnaient sur la rue, tandis que celle de la cuisine et celle de la salle de bains s'ouvraient sur une cour intérieure peuplée le matin de matrones bavardes et l'après-midi d'enfants bruyants. Le mobilier de l'appartement sortait tout droit d'un catalogue de vente par correspondance, à l'exception d'un gros secrétaire dix-neuvième en bois sombre.

Le cadre n'était pas vraiment fait pour lui remonter le moral. Malberg s'assit donc devant le secrétaire, cala son menton dans ses mains et se mit à réfléchir. Il se remémora calmement tout ce qui s'était passé depuis l'assassinat de Marlène.

Né sous le signe de la Vierge, ascendant Lion, il avait l'habitude d'analyser rationnellement les choses et d'agir ensuite en conséquence. Mais il avait beau chercher la clé, le détail qui permettrait d'éclairer les événements des derniers jours, ses réflexions débouchaient toujours sur la même impasse. Il avait l'impression de tourner en rond.

Quel rôle le cardinal secrétaire d'État Gonzaga avait-il joué dans la vie de Marlène ? Ou, pour être plus précis : dans la mort de Marlène ? Pourquoi cet enterrement en secret, et anonyme ? Pourquoi l'appartement de Marlène avait-il été muré comme un mausolée ? Pourquoi avait-on fait table rase de son passé ?

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Malberg commença à dessiner de mémoire le plan de l'appartement de Marlène. Il esquissa maladroitement le palier, la grande porte d'entrée, la salle de bains dans laquelle il avait trouvé la jeune femme et la porte qui menait au grenier. Soudain, il se figea.

Bien sûr, son schéma ne tenait qu'approximativement compte des mesures exactes du lieu, mais Malberg imaginait assez bien l'existence, entre le salon de Marlène et le grenier, d'une autre pièce ou d'une porte de communication.

Lors de sa première visite, il ne s'était bien évidemment pas penché sur la disposition des pièces. Lorsqu'il y était retourné et qu'il avait inspecté le grenier, il n'avait gardé, dans le fatras de choses inutiles et de vieux meubles, que le souvenir d'une horrible armoire datant de l'époque de Vittorio Emmanuel.

Malberg passa toute la journée dans cet environnement étrange, à ruminer ses interrogations. Devait-il se rendre de nouveau dans cet immeuble duquel l'appartement de Marlène semblait avoir disparu comme par enchantement ? Il était sûr d'une chose : le fait que la porte avait été murée et que la concierge avait disparu faisait partie d'un plan destiné à effacer toutes traces susceptibles de rappeler le souvenir de Marlène.

Comment entrer dans l'immeuble et pénétrer dans le grenier sans être vu ? Malberg était bien incapable de répondre à cette question. Ce qu'il savait néanmoins avec certitude, c'était qu'il ne devait pas être pris sur le fait et qu'il ne devait prendre aucun risque.

Caterina se faisait attendre. Comme Malberg n'avait pas très envie de se retrouver en tête-à-tête avec Paolo, qui ne tarderait sûrement pas à rentrer, il sortit, s'acheta un journal et s'assit à la terrasse d'une petite trattoria, à l'ombre du store.

Il feuilletait sans grand enthousiasme les différentes rubriques de la gazette tout en sirotant un campari lorsqu'il se sentit tout à coup observé. Un type d'âge moyen, le visage basané et les cheveux gris coupés court, le dévisageait avec insistance en plissant les yeux. Il était du genre un peu négligé et buvait un macchiato après l'autre.

Malberg trouvait suspect cet inconnu, bien qu'il n'eût au demeurant rien d'antipathique. Il faut dire que ses nerfs étaient à vif avec tout ce qu'il avait vécu ces derniers jours, et qu'il devait s'attendre à ce que la police ne fût pas la seule à le rechercher. Il fit un geste nonchalant à l'adresse du serveur et paya. Il s'apprêtait à partir lorsque l'inconnu se leva et s'approcha de lui.

- Scusi, signore, dit l'homme en s'asseyant en face de lui. Je ne veux pas vous importuner.

- Nous nous connaissons ? demanda Malberg d'un air délibérément dégagé.

L'inconnu lui tendit la main par-dessus la table.

- Je m'appelle Giacopo Barbieri. Vous êtes allemand ?

- Oui. Pourquoi cette question ?

- Vous parlez bien italien. Vous vivez depuis longtemps ici ?

Malberg secoua la tête.

- Je suis ici pour affaires.

- Je vois.

- En quoi cela vous regarde-t-il ?

- Pardonnez-moi, vous avez raison. Je devrais plutôt me présenter. Je suis détective privé. Ou bonne à tout faire, ou homme de peine, comme il vous plaira. Il y a un an encore, j'étais policier, plus ou moins bien payé. Et, un jour, j'ai fait une bêtise. Ou plutôt, je me suis fait pincer alors que je commettais cette bêtise. Au temps pour moi. Toujours est-il que j'ai été viré du jour au lendemain. Depuis, je survis grâce à des petits boulots. Et vous ?

- Je suis ici pour acheter des livres. En Allemagne, les deux tiers des livres anciens sont partis en fumée lors de la dernière guerre. Le comble pour un pays qui a vu naître l'imprimerie ! Rome a largement été épargnée par les bombes, et ses innombrables églises et cloîtres recèlent en tout cas plus de livres et de bibliothèques que n'importe quelle autre ville.

- Mais les livres que vous recherchez ne se trouvent certainement pas sur les marchés aux puces ? dit l'homme avec un sourire en coin.

- Exact. Vous savez, c'est une question de relations. Dans mon métier, on ne survit que grâce à ses contacts. Mais pourquoi voulez-vous savoir tout cela ?

- Parce que cela m'intéresse. Et que je pourrais peut-être même vous être utile, signor Malberg.

Malberg tressaillit. Avait-il dit son nom à cet inconnu ? Il ne le savait plus.

- Et de quelle manière voulez-vous m'être utile ? demanda-t-il.

- Je crois savoir que vous vous trouvez dans une situation assez délicate.

- Une situation délicate ? Qu'entendez-vous par là ?

L'inconnu haussa les épaules et regarda par terre. Il ne semblait pas être disposé à s'étendre sur le sujet.

- Que voulez-vous insinuer ? insista Malberg. Comment savez-vous qui je suis ?

L'autre eut un sourire arrogant que Malberg n'était pas en mesure d'interpréter. Sa réponse fut tout aussi énigmatique :

- Je suis celui qu'on ne connaît pas.

Perplexe, Malberg regarda l'homme assis à ses côtés.

- À votre avis, de qui Caterina Lima tient-elle ses informations ? poursuivit ce dernier. Certes, j'ai été limogé de la police, mais cela ne m'empêche pas d'avoir encore accès à tous les services, par des voies détournées. Je sais que vous êtes recherché.

Malberg resta pétrifié sur place. Caterina l'avait-elle fait suivre ? Quel rôle jouait-elle vraiment dans ce mystérieux assassinat ? Leur rencontre n'avait-elle vraiment été que le fruit du hasard ? Quant à ce Giacopo Barbieri, pouvait-il lui faire confiance ? En qui pouvait-il d'ailleurs encore avoir confiance ?

- Dites-moi, reprit Malberg après un long et vain moment de réflexion, y a-t-il longtemps que vous me suivez ?

Barbieri fit une grimace.

- Je m'attendais à cette question. La réponse est non. Caterina m'a demandé de garder un œil sur vous parce qu'elle craint que vous ne commettiez une erreur préjudiciable à l'enquête qu'elle a menée jusqu'à ce jour. Cela peut vous paraître bizarre, signor Malberg, mais, croyez-moi, Caterina ne vous veut que du bien.

- Une erreur ? Qu'entendez-vous par là ?

- Il s'agit avant tout d'éviter votre arrestation.

- Je ne dois donc plus me risquer dans la rue, si ce n'est la nuit et, là encore, déguisé en courant d'air... C'est ce que vous voulez dire ?

- Ne dites pas de bêtises. Rome est une ville immense et, même si vous êtes recherché, vous n'avez pratiquement rien à craindre tant que vous respecterez certaines règles et que vous ne mettrez pas les enquêteurs sur votre piste.

- Pourriez-vous être un peu plus clair ?

- Bien sûr. Vous ne devez en aucun cas retourner à votre hôtel.

- Je m'en doutais. Mais encore ?

- J'espère que, ces deux derniers jours, vous n'avez pas utilisé votre téléphone portable ?

- Non. Je me suis uniquement servi du téléphone de l'hôtel. Pourquoi est-ce si important ?

- La police est en mesure de déterminer le plus facilement du monde, et à vingt mètres près, l'endroit d'où vous téléphonez.

- Je l'ignorais !

- C'est bien pour cela que je vous le dis. Pas question non plus de retirer de l'argent avec votre carte de crédit dans un distributeur automatique. Tous ces appareils sont équipés de caméras vidéo qui photographient toute personne retirant de l'argent. En revanche, vous pouvez payer sans problème avec votre carte de crédit dans un magasin. Enfin, vous devriez éviter de griller un feu rouge ou de vous trouver sur un des lieux ayant un lien quelconque avec votre affaire.

- Avec mon affaire ! répéta Malberg, outré. Il n'y a pas d'affaire Malberg. Il s'agit de l'assassinat de Marlène Ammer et des raisons qui font que sa mort ne doit pas être divulguée.

- Je le sais, et vous avez entièrement raison, répondit Barbieri sur un ton conciliant. Mais, dans la situation actuelle, cela ne vous sert à rien. Évitez en tout cas tous les lieux en rapport avec cette enquête. Vu le zèle déployé dans l'affaire Ammer, vous pouvez être sûr que la tombe et l'appartement de la signora assassinée ainsi que, probablement, la maison de la marquise, sont surveillés.

À l'évidence, pensa Malberg, ce Barbieri est au courant de tous les détails.

- Alors, vous n'êtes pas sans savoir, commença Malberg d'un ton un peu hésitant, que le cardinal secrétaire d'État Gonzaga était présent à l'enterrement de Marlène.

- Je vais vous dire une chose, répondit Barbieri en secouant la tête. J'ai travaillé presque vingt ans dans la police, et jamais je n'ai été confronté à une affaire aussi énigmatique. Les tenants et aboutissants de cette histoire nous échappent complètement. À en juger par les événements qui ont suivi l'assassinat de Marlène Ammer, on est tenté de penser qu'un crime encore plus grand se cache derrière ce meurtre.

Et il faut que ce soit moi, pensa Malberg, qui sois mêlé à pareil imbroglio. Le visage de Marlène s'imposa soudain à lui, tel qu'il l'avait vu lors de leur dernière rencontre d'anciens élèves : les yeux foncés, les lèvres pulpeuses et les pommettes saillantes.

Il entendit sa voix douce, cette voix qui avait tant changé depuis qu'ils avaient partagé les bancs de l'école.

Puis il revit les ruelles étroites de la petite ville bavaroise, l'escalier en pierre menant à l'hôtel de ville, la vieille école des jésuites et ses couloirs sonores, le fleuve qui traversait la ville. Ces images lui revenaient à l'esprit, aussi fraîches que si elles avaient daté d'hier. Comment le destin avait-il pu sortir Marlène de son univers parfaitement réglé pour la jeter dans ce chaos qui l'avait conduite à la mort ?

Lors de leur dernière rencontre, ils avaient eu une longue conversation ; en y repensant, il se rendit compte qu'il avait beaucoup plus parlé de lui qu'elle ne l'avait fait d'elle-même.

Certes, c'est souvent ainsi que se déroulent les retrouvailles après tant d'années. On évoque avant tout des anecdotes et des souvenirs. Malberg se reprochait maintenant ce manque d'attention.

La sieste, plus longue dans le Trastevere que dans les autres quartiers de Rome, touchait à sa fin. Les rues s'animaient : des enfants criaient, les rideaux de fer des petites boutiques se relevaient, on s'interpellait du haut des étages des immeubles.

Malberg, qui était resté silencieux durant de longues minutes, se tourna vers Barbieri.

- Je sais que vous allez penser que je prends des risques, mais il faut absolument que je retourne dans l'immeuble où vivait Marlène. On a muré son appartement, on a fait croire qu'elle n'avait jamais vécu à cet endroit. Il y a certainement une raison à cela. Sur place, je trouverai peut-être un indice...

- Muré, avez-vous dit ? Vous comptez vous munir d'un marteau-piqueur ? Et que pensez-vous trouver dans un appartement vide ? Croyez-moi, vous feriez mieux de ne pas prendre ce risque inutile.

Barbieri se saisit du journal de Malberg et griffonna un numéro de téléphone sur le bord d'une page.

- En cas d'urgence. Au cas où vous auriez besoin de moi.

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