25

Lorsqu'Anicet descendit du taxi devant le numéro 84 de la Luisenstraat, à Anvers, il pleuvait. Tout comme ses voisines, la maison étroite et haute, située entre le Stadhuis et le Veemarkt, possédait quatre étages.

Anicet ne s'était pas annoncé. D'abord, parce qu'Ernest de Coninck n'avait pas le téléphone - du moins, son nom ne figurait pas dans l'annuaire -, et ensuite parce qu'Anicet s'attendait à ce que le faussaire refuse toute visite dès le moment où il aurait compris de quoi il retournait.

La sonnette du numéro 84 ne portait pas de nom ; Anicet sonna une première fois, sans succès. Puis il appuya longuement sur le bouton. Une fenêtre s'ouvrit alors au troisième étage. Un crâne dégarni et un visage osseux prolongé par une longue barbe blanche de père Noël apparurent dans l'encadrement. Anicet se dit qu'il avait déjà vu ce vieillard quelque part.

- Monsieur de Coninck ? lança-t-il, la tête levée vers la fenêtre.

- Il n'y a personne de ce nom ici, rétorqua sèchement le vieillard qui referma violemment la fenêtre.

Anicet essuya les gouttes de pluie qui ruisselaient sur son visage. Il entendit alors une voix de femme qui provenait du premier étage de la maison d'en face.

- Vous devez demander le Maître ou, mieux encore, Leonardo. Il ne répond jamais quand on l'appelle de Coninck... C'est un original, vous savez !

Avant même qu'Anicet ait pu poser une question, le visage de la vieille femme disparaissait derrière un rideau.

Bizarre, pensa-t-il. Mais, désireux de parvenir à ses fins, il sonna une troisième fois, avec insistance.

Lorsque le crâne réapparut dans l'entrebâillement de la fenêtre, Anicet cria :

- Maître Leonardo, un mot seulement. J'aimerais vous parler, vous parler de votre métier.

Dans la seconde qui suivit, un objet métallique tomba à toute vitesse sur Anicet, qui fit un bond sur le côté et réussit à l'éviter de justesse. Une clef d'environ une dizaine de centimètres qui se balançait au bout d'une longue ficelle.

Contrairement à sa première impression, Anicet comprit qu'il ne fallait pas y voir un projectile destiné à l'agresser, mais une invitation à entrer.

À peine eut-il ouvert la porte que la clé lui fut arrachée des mains. Elle s'éleva dans les airs aussi vite qu'elle en était descendue.

Anicet se retrouva dans une entrée voûtée, chichement éclairée par une ampoule au mur. Il distingua au fond un escalier, aussi raide qu'une échelle de meunier.

En posant le pied sur la première marche, il déclencha des craquements et des grincements qui ne firent qu'amplifier au fur et à mesure qu'il montait.

Arrivé en haut, il se retrouva nez à nez avec un vieillard décharné portant des hauts-de-chausses rouges et un gilet à basques moyenâgeux. Ce n'est qu'en le voyant ainsi qu'Anicet comprit pourquoi il pensait l'avoir déjà vu. Ernest de Coninck ressemblait à s'y méprendre à Léonard de Vinci.

On aurait même pu croire qu'il était le génie de la Renaissance en personne.

- Je vous salue, messire Léonard, dit Anicet, évitant soigneusement d'adopter un ton que le vieillard aurait pu trouver moqueur. Je m'appelle Anicet.

- Vous êtes curé, ce n'est pas à moi qu'on va donner le change ! s'exclama Leonardo hors de lui. Je vous hais tous.

- Je ne suis pas curé, croyez-moi, s'exclama Anicet vivement.

Sous son trench-coat, il portait un costume gris, une cravate verte avec des imprimés. Il se demandait ce qui pouvait amener le vieillard à le prendre pour un curé. Il est vrai que les hommes d'Église ont une physionomie bien spécifique, avec leurs joues légèrement rouges, leur visage bouffi et leur regard artificiellement enflammé.

Après des années d'abstinence, Anicet pensait s'être débarrassé depuis longtemps de ces traits caractéristiques. Mais, de toute évidence, il se trompait.

Pour ne pas s'enfoncer davantage, il décida de s'expliquer :

- Très bien, maître, je vais vous dire la vérité. J'ai été cardinal de la curie, mais cela remonte à fort longtemps.

- C'est bien ce que je disais. Je les reconnais entre mille, marmonna Leonardo, qui ajouta aussitôt : qu'est-ce que vous voulez ?

- Je voulais vous parler du suaire de Jésus de Nazareth.

- Connais pas.

- Messire Leonardo ! Pas la peine de jouer au plus fin avec moi. Nous savons tous les deux de quoi il retourne.

Le vieillard qui, jusqu'alors, s'était tenu à une certaine distance, s'approcha de lui.

Anicet remarqua que sa barbe tremblait et que ses yeux, profondément enfoncés dans les orbites, étincelaient.

- Vous savez qui je suis ? demanda le vieillard d'une voix étranglée.

- Naturellement. Vous êtes Leonardo, l'homme de génie.

Le vieillard sourit tristement en caressant sa barbe ondulée.

Son visage changea d'expression en l'espace de quelques secondes et il demanda, d'une voix sèche :

- Qui êtes-vous ? Qui vous envoie ?

- Comme je viens de le dire, j'étais membre de la curie, j'ai même fait partie des papabile avant d'être la victime d'intrigues au sein du Vatican. J'ai donc jeté du jour au lendemain mon écharpe rouge aux orties et j'ai fondé la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes, une communauté d'hommes de génie que la vie a déçus. Chacun des membres de la confrérie est une sommité dans son domaine. Nous sommes aujourd'hui une centaine, installés au château de Layenfels.

Intrigué, Leonardo observait son interlocuteur.

- Quel est votre objectif ?

- Rendre le monde meilleur.

- Quatre mots bien prétentieux.

- Exact. Nous voulons éradiquer la bêtise de cette planète.

Leonardo se rapprocha encore, contraignant Anicet à faire un pas en arrière. L'ex-cardinal pouvait littéralement voir les pensées se bousculer dans la tête du vieillard.

- Et quel rôle joue le suaire de Notre-Seigneur Jésus là-dedans ?

- Un rôle tout à fait décisif. Mais que seul l'original peut jouer !

- Qu'est-ce que cela veut dire ?

Leonardo donnait tout à coup des signes de nervosité. Il tripotait sa barbe entre le pouce et l'index.

- Qu'entendez-vous par là ?

- À la demande de la curie, vous avez fabriqué une copie du suaire de Turin.

- Exact. Et alors ?

- La copie est malheureusement si parfaite qu'on ne peut pas la distinguer de l'original.

- À qui le dites-vous ! Mais qu'est-ce qui vous amène ici ?

- Cela même. Je dois savoir ce qui permet de distinguer la copie de l'original.

Leonardo ricana.

- Vous ne croyez tout de même pas que je vais vous le dire...

Anicet toisa le vieillard avec mépris.

- J'admire votre art, messire Leonardo. Jusqu'à présent, personne n'avait réussi à réaliser une copie parfaite du suaire. Vous êtes le premier, et vous serez sans doute le dernier.

Le vieil homme fut sensible au compliment.

- En voilà au moins un qui sait apprécier mon travail, marmonna-t-il par-devers lui.

- Êtes-vous... commença Anicet avec hésitation. Êtes-vous un autodidacte ? demanda-t-il pour entretenir la conversation.

- Autodidacte ? Leonardo eut un rire méprisant. Vous croyez sérieusement qu'on peut apprendre tout seul à faire tout cela ?

En disant cela, il désigna d'un geste ample les tableaux et les sculptures qui remplissaient l'atelier, lequel occupait tout le premier étage.

Anicet jeta un regard rapide autour de lui. Il avait l'impression d'être écrasé par les poutres massives du plafond. Il put distinguer dans la pénombre le portrait inachevé de saint Jérôme qui se trouve dans les musées du Vatican, L'Adoration des rois, œuvre également inachevée, qu'on retrouve au musée des Offices à Florence, La Madone dans la grotte, exposée à la National Gallery de Londres, et Le Portrait d'un musicien, qui se trouve à l'Ambrosiana de Milan.

Il y avait aussi des terres cuites de différentes sculptures et des plans, ainsi que des croquis d'appareils optiques et mécaniques. Au milieu de tout cela, des douzaines de feuilles en écriture spéculaire, le tout formant un fatras inextricable.

- Non, poursuivit Leonardo, j'ai eu un maître. Le grand Andrea del Verrochio.

Puis il ajouta, comme s'il avait surpris le regard sceptique d'Anicet :

- Vous me croyez, n'est-ce pas ?

- Pourquoi devrais-je douter de ce que vous me dites, messire Leonardo ? répondit Anicet, sans savoir que ce mensonge lui vaudrait la confiance de Leonardo.

- Les gens d'ici pensent que je suis un vieux fou, poursuivit le vieillard en faisant une grimace, comme si cette idée lui faisait mal. Ils ne veulent pas admettre que je suis Leonardo, originaire du village de Vinci près d'Empoli, celui-là même qui ferma les yeux le 2 mai de l'an 1519 au château du Cloux près d'Amboise et qui fut inhumé en l'église de Saint-Florentin. Vous croyez à la réincarnation, n'est-ce pas ?

- Je ne suis ni orphique ni pythagoricien, mais lorsque je considère vos œuvres, il me prend l'envie de réviser mes idées sur la métempsychose. Il me semble que Leonardo da Vinci est ressuscité.

Le vieillard buvait les paroles d'Anicet.

- Lorsqu'il m'arrive de temps à autre de vendre une de mes œuvres, on me prend pour un faussaire ou un copiste. Or je ne suis jamais allé au Louvre, je n'ai même pas vu de l'extérieur le musée des Offices, et encore moins le Vatican à Rome. Des copies ou des faux ! Et puis quoi, encore ! Comment ferais-je pour réaliser des faux ou des copies de mes propres œuvres ? Regardez, poursuivit Leonardo avec enthousiasme en montrant le portrait de La Madone dans la grotte, il y a déjà trois versions de ce tableau : la première se trouve à la National Gallery, à Londres, la deuxième au Louvre, à Paris, et j'ai terminé la troisième hier. Cela fait-il de moi un faussaire pour autant ?

- Certainement pas, messire Leonardo !

Le vieil homme se rapprocha encore un peu et posa sa main sur sa joue comme s'il voulait lui confier un secret :

- Pour la plupart, les gens sont idiots. Et parmi les plus idiots, il faut nommer ces cuistres que sont les universitaires et les professeurs. Ils s'imaginent être en mesure de porter un jugement sur une œuvre d'art, alors qu'ils n'ont jamais tenu un pinceau de leur vie, et encore moins un ciseau à bois. Ils considèrent que ma Mona Lisa est l'œuvre la plus importante au monde. Alors que moi, j'ai bâclé le portrait de dame Gioconda de Florence en trois jours : elle avait oublié l'anniversaire de son mari, il lui fallait un cadeau dans les plus brefs délais. L'œuvre la plus importante au monde ! Laissez-moi rire !

- Permettez-moi tout de même, maître Leonardo, de vous dire que c'est une œuvre extraordinaire.

- Oui, ce n'est pas trop mauvais. Aujourd'hui, je ferais mieux. Quoique...

- Quoique ?

- Vous savez, ces dernières années, j'ai quelque peu perdu l'envie de peindre. L'avenir n'appartient pas à l'art, mais à la science. L'architecture, la mécanique, la chimie et l'optique vont plus changer le monde que l'art n'a jamais été en mesure de le faire.

La tirade de Leonardo sur le monde de l'art et de la science permit à Anicet de réfléchir au moyen de recentrer la conversation sur le suaire de Turin sans s'attirer les foudres de cet illuminé qui avait l'intime conviction d'être la réincarnation de Leonardo da Vinci.

Et voilà qu'au grand étonnement de son interlocuteur, le vieil homme aborda lui-même le sujet :

- À présent, vous allez bien sûr me demander pourquoi je me suis prêté à la mascarade que fut la réalisation d'un faux du suaire de Turin. J'aimerais vous répondre en vous posant à mon tour une question.

Anicet ne quittait pas Leonardo des yeux. Celui-ci eut un petit sourire et finit par dire, après une pause interminable :

- Est-ce que vous cracheriez sur un demi-million d'euros ?

- Un demi-million ?

- Un demi-million ! Qui plus est tout droit sorti des caisses de l'Église ! Et puis, ce défi me fascinait : réaliser ce qui, par définition, est considéré comme impossible à faire.

- Je comprends ce que vous voulez dire par là. Il s'agissait pour vous de fabriquer une copie du linceul qui résiste aussi à l'épreuve des examens scientifiques.

- Du moins superficiellement. La copie ne devait pas, et c'était délibéré de ma part, résister à une analyse rigoureuse. C'était la consigne que j'avais reçue du cardinal Moro. J'ai mis longtemps avant de saisir, ne serait-ce que vaguement, ce qui se tramait vraiment derrière tout ça. Toujours est-il que j'ai fini par comprendre que la copie du suaire était plus importante pour ces hauts dignitaires du Vatican que l'original.

Anicet hocha la tête.

- Mais vous ignorez la raison pour laquelle Moro et la curie attachent tant d'importance à cette copie ?

- Disons que j'ai une hypothèse. Au début, je n'en avais pas la moindre idée. Je pensais que les robes pourpres avaient besoin d'une copie pour des expositions et autres manifestations, ou bien qu'ils craignaient que l'original ne fût volé, ce qui les aurait rendus vulnérables aux chantages les plus indignes. Il y a plusieurs degrés dans la foi en Jésus de Nazareth, mais il n'en demeure pas moins que, pour un milliard de personnes à travers le monde, le Christ est le fils de Dieu, ce qui confère à son linceul une valeur inestimable.

Les deux hommes se regardèrent un long moment dans les yeux, comme si chacun voulait évaluer la confiance qu'il pouvait avoir dans l'autre. Anicet avait de gros doutes : pouvait-on prendre pour argent comptant les propos du vieillard ? Ne présentait-il pas des signes caractéristiques de schizophrénie paranoïaque, comme on en rencontre souvent chez les surdoués et les individus extrêmement intelligents ?

Quant à Leonardo, bizarrement, il avait entièrement confiance en l'inconnu qui se trouvait face à lui. Peut-être parce que ce dernier paraissait le prendre au sérieux.

Anicet se lança avec prudence :

- Ce qui m'intéresserait serait de savoir comment vous avez réussi à confectionner la copie d'un objet que les experts s'accordent unanimement à reconnaître comme impossible à reproduire. Impossible, pour la simple et unique raison que, jusqu'à présent, personne n'a été en mesure d'expliquer scientifiquement comment l'empreinte a pu apparaître sur le linceul. Je me suis moi-même longuement penché sur les publications concernant le sujet, mais aucune théorie n'est satisfaisante. Ce qui rend difficiles toutes les tentatives d'explication, c'est que Jésus de Nazareth a laissé sur le linceul une trace qui s'apparente à un cliché radiologique.

- À qui le dites-vous ! sourit Leonardo avec l'assurance de celui qui sait. Nous ne connaissons la silhouette de l'homme du linceul que depuis l'an 1898, lorsque l'objet a été photographié pour la première fois, avec un des premiers appareils photo à plaques. On a soudain découvert par le négatif réaliste la figure d'un homme doté de capacités surnaturelles.

- De capacités surnaturelles ? Messire Leonardo, expliquez- moi ce que vous entendez par là.

- Bon. Laissons de côté, si vous voulez bien, la question de savoir si le mort enseveli dans ce linceul était bien le Dieu et le Sauveur attendu depuis tant de millénaires. Selon moi, ce qui est certain, c'est que cet homme, ce dieu, ou qui qu'il fût, possédait des dons surnaturels. Je suppose qu'il émanait de lui une sorte de radiation qui est à l'origine de ces ombres visibles sur le drap.

- Une théorie hardie, messire Leonardo ! Mais vous êtes précisément connu pour votre témérité. Si je suis bien informé, vous avez déjà inventé, il y a de cela cinq siècles, le parachute et le sous-marin...

- Et les gens m'ont pris pour fou. C'est à la cour du duc de Milan que je fus le plus inventif. Mais c'est aussi à cette époque que j'ai essuyé les pires attaques de la part de l'Église. Je n'eus pas d'autre solution que de rédiger mes écrits en écriture spéculaire, afin que le premier petit bénédictin venu ne fût pas en mesure de les retourner contre moi. Il faut que vous sachiez qu'à l'époque, les miroirs étaient des objets rares et précieux. Les moines, voués à refuser la vanité, n'étaient pas autorisés à utiliser cet instrument du diable. Jusqu'à aujourd'hui, j'ai conservé cette façon de faire ; par nostalgie mais aussi parce que je n'aime pas changer mes habitudes.

- Vous parliez d'une radiation qui aurait pu être à l'origine de cette empreinte apparue sur le suaire.

- Exact. Aujourd'hui, je suis même convaincu que c'est là la seule explication plausible. D'abord, parce que les analyses chimiques ont conclu qu'il ne s'agissait pas d'une teinture qui aurait été appliquée. On n'a retrouvé aucune trace de pigment. Ensuite, des expériences ont été conduites, qui consistaient à placer des personnes dans la même position que celle du linceul de Turin, qu'on enduisait de solutions à base de bitume avant de les recouvrir d'un linge. Le résultat parlait de lui-même : les empreintes étaient déformées et n'avaient pas la moindre ressemblance avec le modèle. Si l'on considère l'original, on a l'impression que la trace laissée par le mort sur le linceul a été comme soufflée.

- Je n'en admire que plus votre audace d'avoir osé fabriquer une copie du linceul. Vous avez éveillé ma curiosité. Ne pourriez-vous pas me livrer votre secret, ou du moins quelques éléments qui me permettraient de comprendre un peu ?

Le vieil homme secoua si violemment la tête que sa barbe, entraînée par le mouvement, remua au même rythme.

- J'ai signé un contrat qui stipule que, si je devais révéler à qui que ce soit le plus petit mot concernant le déroulement de cette affaire, je serais voué à la damnation éternelle et je devrais restituer les cinq cent mille euros.

- Dans ce cas, on peut dire que vous avez déjà rompu le contrat depuis longtemps, messire Leonardo... Mais soyez sûr de pouvoir me faire absolument confiance. Lorsque je repartirai demain pour le château de Layenfels, j'aurai tout oublié, ma venue ici comme notre rencontre.

Leonardo hésita un instant avant de faire un signe à Anicet :

- Suivez-moi !

Un deuxième escalier, aménagé dans le mur lui-même, menait vers l'étage supérieur. Le vieil homme gravissait les marches quatre à quatre, à une telle vitesse qu'Anicet, qui avait du mal à le suivre, eut tout à coup des doutes sur l'âge véritable de son curieux hôte. Arrivé en haut, il découvrit une pièce presque vide, un laboratoire sommairement aménagé, avec des armoires vitrées et une table à expériences installée en face des trois fenêtres qui donnaient sur la rue. Des projecteurs suspendus au plafond conféraient à la pièce une allure de studio de photographe.

Le sol, de même que les murs, étaient recouverts d'un carrelage de faïence blanche. Le laboratoire, comme l'atelier du dessous, occupait tout l'étage.

Le plus impressionnant était un grand dais noir, d'environ deux mètres cinquante de large sur une hauteur presque identique, et qui se trouvait à droite dans la pièce.

Avec un plaisir non dissimulé, Leonardo goûta pendant quelques instants la perplexité d'Anicet. Il affichait le sourire triomphant de celui qui domine la situation. Puis il commença presque comme si de rien n'était :

- Voilà déjà cinq siècles que j'ai inventé la camera obscura. Vous avez dû en entendre parler. C'est un miracle de la nature, simple et époustouflant à la fois. Cet appareil en est un modèle un peu grossier, je le concède, mais qui correspond à mes besoins. J'aimerais vous montrer quelque chose.

Ouvrant une porte étroite, à peine visible sur le côté du dais, il poussa Anicet à l'intérieur.

- Vous n'avez rien à craindre. Mais si vous voulez savoir comment la copie du suaire de Turin a été faite, il faut vous plier à cette expérience.

Lorsqu'Anicet eut pénétré dans la camera obscura, Leonardo ferma la porte.

Un silence pesant régnait à l'intérieur de l'appareil. Anicet entendit comme dans le lointain Leonardo qui allumait les projecteurs du plafond. Mais il ne voyait rien.

Pendant ce temps, Leonardo se débarrassait de ses vêtements. Puis il retira l'obturateur sur le devant de l'appareil et se positionna, nu et misérable, devant le mur blanc qui se trouvait en face.

Il cachait son sexe avec sa main droite. Sa main gauche soutenait son poignet droit. Ses deux jambes étaient parallèles et avaient pris la position habituelle des momies.

Leonardo se tint ainsi immobile durant quelques minutes, les yeux fermés. Il savait ce qui se passait à l'intérieur de la boîte noire.

Anicet, que très peu de choses étaient en mesure de désarçonner, fixait, désemparé, voire choqué, l'image qui se projetait sous ses yeux. Le mince rayon de lumière qui passait par le trou pratiqué dans le dais projetait une silhouette floue sur l'écran blanc.

Et plus il regardait l'image inversée, plus il devenait évident que l'homme qu'il voyait, la tête en bas, sur l'écran, ressemblait à s'y méprendre au personnage ayant laissé son empreinte sur le suaire de Turin.

Anicet s'empressa de sortir de la camera obscura. Il était comme abasourdi. Sans prêter attention à la nudité de Leonardo, il s'écria, au comble de l'agitation :

- Vous êtes un sorcier, messire Leonard, un magicien et un fabricant de fantômes. Et, qui plus est, vous faites tout cela excellemment !

Tandis que le vieil homme se rhabillait, Anicet ne cessait de secouer la tête, comme s'il n'arrivait toujours pas à croire ce qu'il venait de voir.

- Et comment avez-vous fait pour transférer votre image sur l'écran ?

Leonardo esquissa un sourire avant de répondre :

- Il est vrai que c'était là la partie la plus ardue de l'entreprise. Mais je me suis souvenu d'un opuscule, aujourd'hui disparu, que j'avais rédigé il y a cinq siècles de cela. À l'époque, j'avais trouvé comment fixer l'image de la camera obscura et comment la transposer sur un écran. Je vous explique ?

- Mais oui ! affirma Anicet.

- Je me souvenais seulement que l'argent ou l'or jouaient un rôle dans ce procédé. J'ai donc commencé à faire des expériences avec ces deux métaux et, au bout de quelques semaines, je suis arrivé à un résultat étonnant : lorsqu'on dilue de l'argent et de l'or dans de l'acide sulfurique, on obtient du sulfate d'argent Ag2SO4. Si on trempe du lin dans cette solution, l'étoffe, après séchage, s'avère être sensible à la lumière comme la pellicule d'un appareil photo - mais certes plus légèrement.

- Et c'est vous qui avez posé comme modèle pour Jésus de Nazareth...

- Par pitié ! Ne me rappelez pas cette épreuve ! Il a fallu que je reste pendant seize heures, sans bouger, dans la chaleur des projecteurs. Pour me rendre compte que cela n'avait servi à rien, ou presque ! Il s'avéra en effet que l'exposition était toujours trop courte. L'esquisse de négatif était plus pâle que celle de l'original.

- Vous avez dû tout recommencer à zéro !

- Vous en avez de bonnes, vous ! Le lin que Moro m'avait fourni était unique. Bien que datant du quatorzième siècle, il avait le même tissage que le suaire de Turin : un motif à chevrons, trois à un. Cela signifie que, lors du tissage, la trame se trouvait d'abord sous trois fils de chaîne, puis au-dessus, puis de nouveau en dessous, et ainsi de suite. Un procédé de tissage qui a perduré pendant plus de mille ans. J'ignore d'où Moro tenait ce lin.

- Et comment avez-vous réussi à accentuer le contraste de l'image projetée ? Autant que je sache, il n'y a pas eu un seul expert pour émettre un doute quant à l'authenticité du suaire de Turin, bien qu'il se fût agi de la copie réalisée par vos soins.

Leonardo leva les mains et répondit :

- Comme c'est souvent le cas dans la vie, quand il y a urgence, le hasard vole à votre secours. Je réalisais à l'époque mon autoportrait et, comme vous le savez, en peinture, on utilise de l'œuf. Les maîtres primitifs italiens fabriquaient leurs couleurs avec du jaune d'œuf qu'ils mélangeaient à des pigments. Pendant des années, le blanc a servi de sous-couche. C'est ce qu'on appelle la sous-couche à l'albumine. On se sert aussi de blancs battus en neige comme fond pour appliquer la dorure. Pour mon autoportrait, je me suis servi d'œufs cuits. Je devais bien en avoir une centaine à ma disposition. Mais mes tentatives pour rendre plus naturelle la couleur de ma peau - je me représentais nu - ne débouchèrent nulle part. Déçu, j'ai dévoré une douzaine d'œufs durs, avec une bonne dose de sel et de poivre et, dans un accès de colère, j'en ai lancé une autre bonne douzaine contre les murs ; l'un d'eux a atterri sur la copie trop claire du linceul.

- Si je comprends bien, vous avez encore un peu plus dégradé la copie ?

- Dégradé ? Au contraire ! Trois jours plus tard, l'endroit où l'œuf avait touché la copie présentait des contrastes aussi accentués que l'original. Le phénomène est dû à la formation d'une mince couche de sulfate d'argent provoquée par la présence de traces d'hydrogène sulfuré.

- Génial, messire Leonardo ! Absolument génial ! Mais il y avait aussi le problème des traces de brûlure et de sang qui se trouvent sur l'original.

- Bah ! Ça, c'était le cadet de mes soucis ! Pour les taches de brûlure, qui datent de l'année 1532, lorsque le linceul a failli disparaître dans l'incendie de la chapelle du château de Chambéry, un vieux fer à repasser rempli de braises a fait l'affaire. Le reste a été produit par du sodium polysulfuré qui a donné au lin ces teintes jaunes tirant sur le brun. Et pour ce qui est des traces de sang, il n'y avait qu'une seule solution : le sang de pigeon qui, sous l'effet de l'oxygène, vieillit à vue d'œil.

Anicet réfléchit longtemps avant de poser une autre question :

- Maître Leonardo, est-il possible que l'original de Turin ait été fabriqué de la même manière ?

Le vieil homme fit une grimace et son front se barra d'une ride de colère.

- Écoutez-moi bien, commença-t-il en martelant ses mots, s'il y a quelqu'un qui peut confirmer l'authenticité du linceul de Turin, c'est bien moi. Et je vous le redis : voilà environ deux mille ans, cette étoffe de lin a servi à envelopper un homme qui possédait des forces surnaturelles. Quant à savoir si l'homme était mort, ou semblait être mort, s'il était le fils de Dieu ou un prédicateur quelconque comme il y en avait beaucoup à l'époque, c'est une tout autre question. C'est une question de foi. Mon métier, c'est l'art, pas la foi. Ce qui est certain, c'est que le lin qui m'a servi de modèle est aussi authentique que ma Mona Lisa au Louvre. Ce Jésus-là ne connaissait pas la camera obscura. Je ne l'ai inventée que mille cinq cents ans plus tard. Et ce n'est que grâce à cette invention qu'il est possible de fabriquer une copie qui résiste à toute expertise.

- Pardonnez mes doutes, intervint Anicet, mais c'est précisément la question de l'authenticité qui m'a amené ici.

Leonardo faisait les cent pas dans son laboratoire. Anicet essayait en vain de s'imaginer ce qui se passait dans sa tête. Mais, soudain, la sonnette retentit. Leonardo lança à Anicet un regard interrogateur.

- Vous attendez de la visite ? s'enquit Anicet prudemment.

Leonardo secoua la tête.

- Venez, je vais vous faire sortir. Il serait préférable pour vous qu'on ne vous voie pas ici !

Il poussa le visiteur dans l'escalier en lui faisant signe de se presser.

Pendant qu'ils dévalaient les marches, la sonnette retentit à nouveau. Arrivé au rez-de-chaussée, Leonardo entrouvrit une étroite porte en bois qui donnait sur l'arrière-cour.

- Prenez à droite, toujours à droite, expliqua Leonardo à Anicet. Vous allez tomber sur une étroite ruelle qui débouche, non loin d'ici, sur la Luisenstraat.

La sonnette retentit une troisième fois, trahissant l'impatience du visiteur.

- Revenez demain, souffla Leonardo, j'ai encore quelque chose d'important à vous dire. Et passez par l'entrée de derrière !

Puis la porte se referma. Lorsqu'il sortit dans la rue, Anicet aperçut une grosse cylindrée de couleur sombre qui n'était pas garée là lorsqu'il était entré. Il remarqua tout de suite la plaque minéralogique peu commune : CV-5. Une voiture de la curie romaine.

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