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Au grand étonnement de Caterina, ce fut le procureur Achille Mesomedes qui lui annonça la nouvelle peu après 9 h du matin. Elle venait juste de se doucher en se rappelant les délicieux moments qu'elle venait de vivre lorsque le téléphone sonna. Le mandat d'arrêt contre Malberg venait d'être levé, ce qui signifiait aussi que l'enquête était classée.

Caterina était à la fois époustouflée et soulagée.

- Voilà une très bonne nouvelle, dit-elle, ses cheveux mouillés gouttant sur le plancher. Mais vous vous souvenez peut-être que je vous avais demandé de ne pas m'appeler en pleine nuit. Vous m'avez tirée précipitamment de la douche.

Mesomedes rit.

- Pour ce qui est de l'heure, je vous prie de bien vouloir m'excuser, signorina. J'avais oublié que nous n'avons pas les mêmes horaires. Pardonnez-moi. Mais le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt, c'est d'autant plus vrai pour le petit procureur que je suis. Toutefois, en ce qui concerne votre déclaration selon laquelle vous n'auriez vu Malberg qu'une seule fois et qu'il était sans doute à l'étranger, j'ose espérer que vous ne m'aviez pas cru suffisamment idiot pour la gober. D'après mes informations, tout porte à croire que Malberg est encore à Rome. Mais, quoi qu'il en soit, je désirais seulement vous tenir au courant des dernières nouvelles.

- C'est bien comme cela, répondit Caterina, soucieuse d'arrondir les angles et de ne pas trahir ses émotions. Avez-vous avancé dans vos investigations concernant le cas Marlène Ammer ? demanda-t-elle comme si de rien n'était.

Caterina entendit nettement à l'autre bout du fil le long soupir que Mesomedes laissait échapper.

- Je ne peux pas en parler librement, commença-t-il en chuchotant, comme s'il était mal à l'aise. Cette affaire est de plus en plus mystérieuse. Mais qu'importe. Toujours est-il que le procureur général Burchiello, bien que je lui aie communiqué de nouveaux faits qui démontrent qu'il faut reprendre tout à zéro, m'a expressément interdit de rouvrir le dossier.

- Vous voulez parler des photos que j'ai prises lors de l'enterrement de Marlène ?

- Entre autres. Mais Burchiello ne les avait pas à sa disposition lorsqu'il a classé le dossier. Or, il y a d'autres éléments indubitables dans ce dossier, qui n'ont pas été pris en considération : les étranges résidus de parfum sur le peignoir de la victime, les hématomes sur le thorax. Lorsque j'en ai fait état devant le procureur général, il n'a rien voulu savoir, comme si ces éléments étaient négligeables. Il m'a reproché d'être trop ambitieux et m'a conseillé de ne pas remettre en cause la clôture du dossier. Il a même ajouté que ma démarche pouvait nuire à ma carrière.

- Et vous allez accepter qu'on vous dicte votre conduite ?

- Bien sûr que non. Je ne peux m'empêcher de penser que le meurtre de Marlène Ammer cache une autre affaire, bien plus complexe. Peut-être ne s'agit-il même que d'une sorte d'accident du travail.

- Désolée, mais je ne vois pas ce que vous voulez dire, répondit Caterina, bien qu'elle devinât ce que Mesomedes avait derrière la tête.

- Eh bien, en admettant qu'un cardinal de la curie soit impliqué dans cette affaire...

- Êtes-vous en train de suggérer que la signora Ammer pourrait avoir eu une liaison avec un membre de la curie ?

- Vos photos étaieraient parfaitement cette hypothèse.

- Pas seulement les photos...

En quelques mots, Caterina mit Mesomedes au courant de sa rencontre avec la signora Fellini et lui raconta ce qu'elle avait appris de cette dernière.

Le procureur parut étonné.

- Mes compliments, signorina. Nous pourrions conjuguer nos efforts. Vous êtes une femme intelligente, et j'imagine volontiers que les portes puissent s'ouvrir devant vous tandis qu'elles resteraient fermées à un homme. D'un autre côté, j'ai des sources d'information auxquelles même une journaliste ne peut avoir accès.

L'offre de coopération est alléchante, pensa Caterina, c'est peut-être même la seule possibilité de percer le mystère qui entoure la mort de Marlène. Mais elle restait sceptique. Ce Mesomedes ne lui inspirait pas entièrement confiance.

Elle voulait gagner du temps avant de prendre une décision, et consulter Malberg.

- Votre proposition ne manque pas d'intérêt, finit-elle par dire. Mais permettez-moi une question : ne courez-vous pas un grand risque en allant à l'encontre de la décision du procureur général ? Qu'est-ce qui vous pousse à le faire ?

Caterina entendit un rire cynique dans l'écouteur.

- Ce qui me pousse à le faire ? Je vais vous le dire. À voir le comportement du procureur général, je suis tenté de croire qu'il est lui-même impliqué dans l'affaire. Tout procureur ambitieux rêve de démasquer ce genre de personnage. Vous vous souvenez de l'affaire du Watergate ?

- Alors, là, permettez, ce n'est pas un magistrat qui a dévoilé cette histoire d'écoutes ! Mais deux journalistes !

- Je sais, mais ils ont réussi à obtenir la démission d'un président américain, et ils sont devenus célèbres dans le monde entier.

- C'est vrai, concéda Caterina, pensive.

Ce Mesomedes avait un grand besoin de reconnaissance. Il voulait qu'on l'admire. Elle l'avait déjà remarqué lors de leur première rencontre. Et maintenant qu'il s'était lancé dans le dossier Marlène Ammer, il n'était pas près de lâcher le morceau.

Cet homme pouvait leur être d'une aide précieuse. Il avait peut-être même raison lorsqu'il prétendait qu'à lui seul, il n'arriverait pas à démêler l'affaire.

- Et comment voudriez-vous procéder à partir d'aujourd'hui ? s'enquit-elle prudemment.

- J'aimerais d'abord voir l'appartement de Marlène Ammer, répondit Mesomedes. Le dossier existant ne mentionne rien sur ses conditions de logement, ni sur l'existence d'un appartement. D'après ce qui est dit dans le dossier, il n'y a eu aucune enquête d'effectuée à ce sujet. J'ai bien du mal à le croire. Je suppose que les informations ont été détruites.

- Pour quelles raisons ?

- Si je le savais, nous ferions un grand pas en avant. Il semble en tout cas que certains faits ou certaines personnes doivent être laissés à l'écart de cette affaire. Lorsque le procureur général Burchiello m'a fait savoir qu'une réouverture de l'enquête n'était pas souhaitable, j'ai été par hasard témoin d'une conversation téléphonique. J'ai eu l'impression que Burchiello recevait un ordre. Il faisait des courbettes comme un laquais et donnait du « Excellence » à l'inconnu à l'autre bout du fil.

- « Excellence » ?

- Oui, « Excellence ». Depuis, je me suis renseigné pour savoir qui porte ce genre de titre : il a été étendu sous Pie XI à tous les évêques et les prélats en chef de la curie, après avoir été exclusivement réservé aux patriarches et aux nonces apostoliques. Le concile Vatican II a de nouveau aboli cette réglementation au profit du titre d'Éminence. Aujourd'hui, ce titre d'Excellence n'est plus utilisé que pour les ambassadeurs et les émissaires, ainsi que pour le cardinal secrétaire d'État au Vatican qu'on appelle aussi plus couramment Éminence.

Caterina réagit aux explications du procureur par un long silence.

- Signorina, vous êtes encore là ?

Après tout ce qu'elle avait appris sur Gonzaga, Caterina n'était qu'à moitié surprise. Mais ce qui l'inquiétait au plus haut point, c'était que Gonzaga puisse tirer les ficelles jusque dans le cabinet du chef du parquet.

- Oui, je suis encore là, répondit-elle. Je faisais seulement quelques recoupements avec certaines choses auxquelles je n'avais jusqu'ici pas accordé d'importance.

- Si je peux vous aider... commença Mesomedes.

- Non, c'est bon, dit Caterina, qui souhaitait couper court à cette conversation.

Elle ne pouvait s'empêcher de penser que Mesomedes s'intéressait au moins autant à elle qu'à l'affaire Marlène Ammer.

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