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Sur toute la durée du trajet en direction de Santa Maddalena, Caterina se demandait comment la marquise Falconieri avait pu tomber si bas. Santa Maddalena était le nom de la prison pour femmes dans laquelle Lorenza Falconieri était incarcérée depuis deux semaines.

Les aristocrates désargentés n'avaient rien d'exceptionnel en Italie, mais qu'une marquise dévie à ce point du droit chemin n'était pas vraiment courant. Dans l'exercice de son métier de journaliste spécialisée dans les affaires judiciaires, Caterina avait acquis une certaine expérience dans les démarches à mener pour obtenir un droit de visite dans une prison.

Elle devait absolument parler à la marquise. N'avait-elle pas été l'amie de Marlène ? Peut-être serait-elle en mesure de faire un peu la lumière sur son existence mystérieuse.

Pendant que le chauffeur de taxi se frayait un chemin à travers la circulation dense du matin, Caterina ne pouvait s'empêcher de penser que Lorenza Falconieri pouvait même avoir été mêlée, d'une manière ou d'une autre, à l'assassinat de Marlène. Ne serait-ce qu'en tant que complice. Mais pour quelle raison ?

Un vent froid soulevait de petits nuages de poussière sur le parking devant le bâtiment lugubre en briques, dont l'architecture martiale était déjà impressionnante en soi. L'entrée de la prison était très étroite, comparée aux dimensions des bâtiments auxquels elle donnait accès. Ce détail répondait certainement à une volonté délibérée. Toujours est-il que Caterina ressentit une certaine angoisse lorsque la porte d'entrée se referma derrière elle.

Elle se retrouva dans le sas d'entrée devant un guichet avec une vitre blindée, percée d'une ouverture ovale, surmontée de la consigne : Parler ici. Caterina exposa sa requête : elle désirait parler à la marquise Falconieri.

Une matrone à lunettes, aux cheveux coupés très court, boudinée dans une espèce d'uniforme, aboya dans le judas :

- Parente ?

Caterina, qui s'attendait à cette question, répondit sur le même ton :

- Au deuxième degré.

La matrone lui jeta un regard perplexe à travers la vitre blindée.

- Ma mère et la sœur de la marquise sont de la même famille.

La femme en uniforme réfléchit un instant, du moins donna-t-elle cette impression, avant de tendre par l'ouverture ovale un formulaire à Caterina, en lui demandant avec une politesse subite :

- Merci de remplir ceci. Et donnez-moi votre carte d'identité, s'il vous plaît.

Caterina s'exécuta, puis une commande actionnant l'ouverture automatique grésilla à côté du guichet. Elle put alors entrer. Une autre femme en uniforme l'attendait derrière une table, dans une pièce aveugle carrelée de blanc et éclairée par un néon éblouissant. Elle lui ordonna de poser son sac sur la table.

Puis elle passa le long du corps de Caterina un instrument qui ressemblait à une raquette de tennis. Elle finit par faire entrer Caterina dans un long corridor où une autre surveillante l'attendait. Contre toute attente, cette dernière lui fit un signe de tête amical et la pria de la suivre.

Le parloir se trouvait au sous-sol. Il était éclairé par deux ouvertures étroites en pavés de verre, pratiquées dans le plafond. L'ameublement se réduisait à une table et deux chaises, ainsi qu'une autre chaise qui se trouvait à côté de la porte, laquelle était dépourvue de poignée. Caterina s'assit à la table.

La marquise arriva un bon moment après.

- Vous ? dit-elle, étonnée. Vous êtes la dernière personne que je m'attendais à voir !

La marquise portait une jupe gris-bleu et un corsage de la même couleur, dont se dégageait une odeur de désinfectant. Elle avait relevé à la hâte ses cheveux en chignon. Elle semblait pâle et résignée.

- Je suis ici pour parler de Marlène Ammer, déclara Caterina tout de go.

- Alors vous êtes venue pour rien ! répliqua aussitôt la marquise, de mauvaise humeur, en feignant de se lever pour quitter la pièce.

Caterina posa son bras sur celui de la marquise.

- Marquise, je vous en prie !

- Je ne veux plus rien avoir à faire avec les journalistes, jeta Lorenza Falconieri d'un ton acerbe. Je n'ai eu que de mauvaises expériences avec eux, vous comprenez ?

- Marquise, je ne viens pas en tant que journaliste, mais à titre privé. Je vous prie de me croire !

- Qu'entendez-vous par « à titre privé » ?

- Vous souvenez-vous de Lukas Malberg ?

- Le bouquiniste allemand ? dit la marquise avec un sourire sardonique. Comment pourrais-je l'oublier ? C'est à lui que je dois tout ce bordel !

Caterina tressaillit. Elle ne s'attendait pas à tant de vulgarité de la part de la marquise.

- Vous faites erreur, s'empressa-t-elle néanmoins d'ajouter. Malberg n'est pour rien dans toute cette affaire. C'est un collectionneur de livres répondant au nom de Jean Andres qui a tout déclenché. Il a prétendu que vous aviez tenté de lui vendre des livres appartenant à sa propre collection, lesquels avaient disparu depuis six ou sept ans à la suite d'un cambriolage. Il a pu apporter la preuve de ce qu'il avançait en produisant des photos.

- Jean Andres ! s'exclama la marquise en secouant la tête, incrédule. J'aurais dû m'en douter ! Quand il est venu sur recommandation, il est allé tout droit vers quelques-uns des exemplaires les plus intéressants, comme s'ils lui appartenaient déjà. Il n'a pas posé de questions sur leur provenance. Lorsque je lui ai donné le prix, il m'a dit qu'il voulait réfléchir. Comment ai-je pu être aussi bête !

La marquise se frappa le front du plat de la main.

- Vous voyez bien que ce n'est pas Malberg qui vous a trahie. Il était seulement le dernier à s'être intéressé à votre collection !

Lorenza Falconieri cala son visage entre ses deux mains et fixa le mur qui se trouvait en face d'elle. Elle paraissait profondément désespérée. Elle regrettait certainement d'être tombée dans le banditisme sous l'influence de son mari.

- Et qu'attendez-vous de moi ? demanda la marquise après un long silence.

- La mort de Marlène Ammer soulève de nombreux mystères. Lukas Malberg ne peut pas continuer à vivre ainsi sans connaître la vérité. Il ne peut pas se contenter de reprendre sa vie normale et de faire comme si de rien n'était.

- Pas étonnant, quand on sait comme il s'intéressait à Marlène, répliqua la marquise avec un rire sec.

Caterina haussa les épaules comme pour dire : « Peut-être. » Il était indéniable que Malberg avait été fasciné par la belle Marlène. Elle poussa un soupir.

- Il ne s'agit pas de cela, dit-elle sur un ton décidé, écartant une bouffée de jalousie. La signora Marlène a été assassinée. Et, quel que soit l'angle sous lequel on essaie de faire la lumière sur les circonstances de sa mort, on se heurte toujours à un mur de silence. Le procureur général et la police, même le Vatican et mon hebdomadaire semblent vouloir étouffer l'affaire. Quant à vous, madame, avez-vous aussi une bonne raison de faire comme si rien ne s'était passé ?

- Vous n'allez tout de même m'accuser vous aussi du meurtre de Marlène ! s'écria la marquise, hors d'elle.

- Pas du tout, rétorqua Caterina, tout aussi énervée. Mais si vous n'êtes pas impliquée, pourquoi ne dites-vous pas ce que vous savez ? Je ne peux m'empêcher de penser que Marlène menait une double vie et qu'elle s'est enferrée dans une histoire qui a fini par lui coûter la vie.

- Et vous, en quoi cela vous regarde-t-il ? demanda Lorenza Falconieri, les lèvres pincées. Ne m'avez-vous pas dit que votre visite était à caractère privé ?

- Vous avez raison. Au départ, je m'étais surtout intéressée à l'affaire, mais aujourd'hui, je pense surtout... à la tranquillité d'esprit de Lukas Malberg.

Caterina rougit.

- Ah bon, c'était donc ça !

- Oui, c'est effectivement ça.

- Vous et Malberg...

- Oui.

Le regard de Lorenza Falconieri se figea à nouveau, et elle se tut. On pouvait quasiment voir les pensées se bousculer dans sa tête. Elle finit par exploser :

- Les hommes sont tous des salauds. Et ce Malberg ne fait pas exception à la règle. Mais vous êtes sans doute encore trop jeune pour vous en rendre compte.

Caterina sentit une colère inouïe l'envahir. Elle aurait volontiers giflé cette mégère aigrie.

Mais son instinct lui disait de se maîtriser. Si tu ne gardes pas ton calme, tu n'auras plus aucune chance de tirer quoi que ce soit de la marquise, se répétait-elle.

- Vous aimiez beaucoup Marlène, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Agacée, la marquise plissa le front et serra les lèvres, comme pour s'empêcher de répondre. Mais l'instant d'après, elle était à nouveau en pleine possession de ses moyens.

- Nous nous sentions simplement attirées l'une vers l'autre, expliqua-t-elle froidement. Nous étions liées par un destin commun : nous n'avions pas de chance avec les hommes. Les hommes sont tous des...

- Ça, vous l'avez déjà dit, marquise. Pensez-vous qu'il soit possible que la mort de Marlène soit liée aux relations qu'elle aurait entretenues avec un ou des hommes ?

Les yeux dans le vide, Lorenza Falconieri garda le silence.

Caterina poursuivit son interrogatoire :

- Cela serait-il possible ? Mais répondez, bon sang !

- Ce n'est pas cela, répondit la marquise après avoir longtemps hésité.

- Mais alors, qu'est-ce que c'est ? Marlène Ammer a tout de même été assassinée ! Si vous étiez aussi proches que vous le dites, elle mérite que vous contribuiez à faire la lumière sur les circonstances de sa mort. Vous ne croyez pas ?

Lorenza pencha la tête de côté, impassible.

- Je ne sais pas à quoi tout cela peut bien rimer. Ni vous ni ce Malberg ne trouverez jamais ce qui s'est vraiment passé. Et quand bien même vous trouveriez, vous auriez tôt fait de le regretter, croyez-moi. La vie n'a plus aucun sens pour moi. Je devrais m'estimer heureuse d'être ici, en détention préventive. En prison, on peut encore se sentir à peu près en sécurité. Et maintenant, je vous prie de m'excuser.

Elle se leva, alla vers la porte et frappa.

On entendit des pas qui approchaient. Avant que la porte ne s'ouvre, la marquise se retourna encore une fois. Comme si le fait de laisser Caterina dans le flou était pour elle une jouissance suprême, elle dit avec un sourire sournois :

- Jamais vous n'apprendrez la vérité...

- Pourquoi ? Je vous en conjure !

- Connaissez-vous la Révélation de saint Jean, dans l'Apocalypse ?

Caterina secoua la tête.

- C'est bien ce que je pensais. Lisez le chapitre 20, verset 7.

Le rire de la marquise ébranla Caterina jusqu'au tréfonds.

On ouvrit la porte de l'extérieur et Lorenza Falconieri disparut.

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