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Soffici gravissait en toute hâte le vaste escalier en pierre qui menait au deuxième étage du Palais apostolique. Il avait une pile de journaux sous le bras gauche et, pour ne pas trébucher, il relevait de la main droite sa soutane. Contrairement à son habitude, il grimpait les marches deux par deux.

Une fois arrivé sur le palier, il ralentit l'allure pour traverser d'un pas délibérément nonchalant le couloir qui menait au secrétariat d'État. Sans bruit et sans attirer l'attention, il franchit la haute porte en chêne, flanquée d'une plaque discrète : Monsignor Giancarlo Soffici, Segretariato.

Soffici laissa tomber les journaux sur son bureau. Il enleva délicatement ses lunettes et essuya son visage avec un mouchoir, comme pour effacer de sa mémoire ce qu'il venait de lire.

Puis il ouvrit les journaux, l'un après l'autre, et découpa avec une paire de ciseaux les articles qui relataient le mystérieux accident du cardinal secrétaire d'État.

Il était courant que ces messieurs de la curie reçoivent sur leur bureau des journaux censurés à l'intérieur de ces murs. Habituellement, les censeurs se contentaient d'extraire les images au contenu obscène, avec une préférence pour les appendices sexuels féminins mineurs - auxquels venaient s'ajouter, bien entendu, les parties encore plus suggestives de leur anatomie -, ainsi que des photos de jeunes et beaux éphèbes. Dieu seul sait pourquoi !

Soffici n'avait pas encore mené sa tâche à bien lorsque le cardinal secrétaire d'État apparut à la porte de ses appartements.

- Je ne vous attendais pas de si bonne heure, Éminence, bégaya Soffici, embarrassé. Comment vous sentez-vous ?

Par-dessus son habit de cardinal - soutane boutonnée du haut en bas, cingulum et mozetta rouges - Gonzaga portait une minerve gris foncé dont émergeait son crâne dégarni comme un champignon dans une champignonnière. Enveloppé dans un nuage de Pour Monsieur, il ne manqua pas de remarquer les efforts déployés par Soffici pour faire disparaître les coupures de journaux sous un tas de dossiers.

- Ne vous donnez pas cette peine, monsignor, dit le cardinal sans répondre à la question que lui posait son secrétaire. Un membre bien intentionné de la curie a déposé le Corriere sur mon bureau. Je suppose que cette délicate intention n'est pas de votre fait.

- Éminence, par la Vierge Marie et tous les saints...

- Restons-en là. Je vous ai dit que jamais je ne vous soupçonnerais d'une telle bassesse.

Les mains croisées derrière le dos, Gonzaga contemplait le magnifique plafond à caissons qui ornait le bureau, comme toutes les autres pièces de l'étage. Puis il s'adressa de nouveau à Soffici :

- Nous nous sommes fourrés dans une histoire idiote. J'ai eu beau invoquer le Saint-Esprit, je n'ai trouvé aucune explication plausible à leur donner. À moins que vous n'ayez eu une idée de votre côté ?

- Vous voulez dire une réponse à donner à la question suivante : pourquoi un cardinal secrétaire d'État, circulant dans la voiture privée de son chauffeur, s'arrête en pleine nuit au beau milieu d'un rond-point ?

- Oui, à cette question aussi. Mais je suis surtout dans l'embarras pour expliquer les cent mille dollars dans le sac plastique. Pourquoi n'ai-je pas transporté cet argent dans une mallette ! Je me suis conduit comme un mafioso napolitain.

- Et qu'est devenu l'argent ?

- Ne vous inquiétez pas, monsignor. Un commissaire l'a restitué au centime près, moyennant un reçu. Ce n'est pas là que le bât blesse. Il s'agit maintenant de justifier les circonstances dans lesquelles cet accident a eu lieu. Je ne peux même pas en vouloir aux journaux de prendre cet événement comme prétexte pour donner libre cours aux spéculations les plus folles.

Soffici jetait un regard noir aux journaux étalés devant lui sur le bureau. Il se taisait.

Gonzaga secoua la tête et garda le silence un moment.

- Pour publier de tels articles, reprit-il, il faut tout de même être une crapule et un mécréant. Puisse Dieu châtier leur orgueil ! Le jour du Jugement dernier, les hommes devront rendre des comptes pour chaque mot inutile qu'ils auront prononcé !

- Matthieu, 12, 36.

- Qui ?

- L'évangéliste Matthieu...

- Qu'importe. Il y aura des pleurs et des grincements de dents.

Matthieu, 13, 50, pensa Soffici, tout en se gardant bien de le dire tout haut ; il connaissait les accès de colère dont son patron était capable. Nul n'ignorait que Gonzaga tirait bon nombre de ses formules du Nouveau Testament.

Durant le silence qui suivit, John Duca, écumant de rage, en agitant un journal comme il l'aurait fait d'un fanion, fit soudain irruption dans la pièce.

- Éminence, je suis d'avis que vous nous devez à tous des explications !

Soffici, effrayé, regarda Gonzaga. Il était tout à fait inhabituel que quelqu'un s'adressât sur un ton aussi direct au cardinal secrétaire d'État. John Duca, professeur en droit canon, comme son prédécesseur, et de surcroît docteur honoris causa des universités de Bologne, Genève et Édimbourg, dirigeait l'IOR, l'Istituto per le Opere di Religione.

L'institution répondant à cette noble dénomination n'était autre que la banque du Vatican, une entreprise qui brassait des milliards, dont le siège se trouvait dans un complexe de bâtiments aux allures de forteresse, lovée comme une maîtresse sans prétention dans le sein du Palais apostolique.

Vue du ciel, cette annexe construite en pierres de taille avait la forme d'un D. Cette géométrie particulière avait incité les esprits moqueurs à y voir la première lettre du mot Diabolo.

John Duca, vêtu comme toujours de sobre flanelle grise et cravaté de gris argent, était considéré comme un banquier inflexible.

Contrairement à ses prédécesseurs, on lui prêtait une réputation d'intégrité absolue, qualité qui dans ce métier ne va pas toujours de soi. Bien qu'il n'ait pas étudié la finance et qu'il n'ait jamais travaillé dans ce domaine, il avait pris ses fonctions au pied levé, du jour au lendemain, et il avait réussi à redresser les finances de l'État du Vatican, qui en 2002 perdait encore 13,5 millions d'euros.

Désormais, l'entreprise générait des bénéfices. Grâce à ces bons résultats, John Duca passait pour un faiseur de miracles et un prétendant à « l'honneur des autels », formule consacrée pour désigner la canonisation.

- Comprenons-nous bien, fit Duca en se plantant devant le cardinal secrétaire d'État. Peu m'importe que vous ayez prélevé cette somme sur vos fonds secrets, vous trouverez le moyen d'en justifier l'emploi. Mais mon inquiétude est autre. Je me demande si votre façon d'agir n'est pas susceptible de faire resurgir de mauvais souvenirs dans l'opinion publique.

Gonzaga se détourna avec raideur. Sa minerve le contraignait à un maintien qui lui donnait une allure de pantin de bois.

- Vous croyez que je l'ai fait exprès, s'insurgea le cardinal secrétaire d'État. Cet accident était peut-être le fruit de la Providence divine.

John Duca fronça les sourcils et fit une moue.

- Éminence, il a fallu dix ans de labeur acharné pour faire oublier les obscures manœuvres financières de la curie. Vous me permettrez peut-être de vous faire remarquer à l'occasion que ma contribution n'a pas été négligeable !

Le cardinal secrétaire d'État lança à Duca un regard méprisant, comme s'il était sur le point de lui dire : « Votre contribution ? vraiment la vôtre ? »

Duca perçut bien la teneur de ce regard et poursuivit :

- À moins que vous n'ayez déjà oublié dans quelle situation le malheureux évêque Paul Marcinkus de Chicago, la patrie d'Al Capone, ou le mafioso Michele Sidona de Patti, près de Messine, nous avaient plongés ? Le pape Paul VI qui, comme chacun sait, haïssait l'argent comme le péché, avait confié au clan de Gambino à New York, qui se spécialisait dans le blanchiment, autant d'argent qu'il en aurait fallu pour détruire Saint-Pierre et le reconstruire.

- Taisez-vous ! Je ne veux plus rien entendre !

Gonzaga caressait nerveusement son crâne dégarni. Une légère odeur de transpiration flottait dans la pièce.

- Voulez-vous m'empêcher de dire la vérité ? répondit Duca d'une voix forte. Ce n'est un secret pour personne : les papes n'ont jamais su gérer l'argent. Et ceux qui en avaient conscience ont immanquablement fait confiance aux mauvais conseillers. Après que Michele Sidona eut été écarté pour raisons d'État dans les années soixante-dix, Marcinkus s'est mis au service d'un certain Roberto Calvi, un individu tout aussi peu recommandable, et il lui a confié des millions de la curie. L'homme, directeur à l'époque de la Banco Ambrosiano à Milan, avait dilapidé 1,4 milliard de dollars appartenant à des investisseurs. Nous savons tous comment l'aventure s'est terminée. On a retrouvé Calvi pendu sous le pont Blackfiars à Londres. Michele Sidona est mort dans la prison de Voghera après avoir savouré un plat de pâtes assaisonné à la mort aux rats. Quant au monsignor Marcinkus, il a eu de l'avancement, il a été nommé cardinal. Mais la pourpre ne lui a pas procuré de véritable satisfaction, puisqu'il n'avait désormais pour liberté que celle dont on jouit à l'intérieur des murs du Vatican. Sur le territoire national, la police l'aurait arrêté.

- Certes, concéda Gonzaga, c'était une époque funeste dont je ne suis en aucune manière responsable. Mais pourquoi me racontez-vous tout cela ?

Soffici, qui était resté de marbre pendant tout le discours du banquier, hocha vivement la tête.

- Parce que cette histoire, dit Duca en frappant du plat de la main le journal, est susceptible de réveiller des souvenirs ! Vous savez les conséquences que cela pourrait avoir. À l'époque, le nombre de personnes en rupture avec l'Église grimpa dramatiquement en flèche. Et cela n'a pas été vraiment bénéfique pour la situation économique de notre sainte mère l'Église.

Le cardinal secrétaire d'État se tourna vers son secrétaire.

- Monsignor, vous allez sur-le-champ rédiger un rectificatif que vous ferez parvenir à tous les journaux qui ont publié cette information !

- Grand Dieu, Éminence ! s'écria Duca, en proie à une vive agitation. Cela reviendrait à jeter de l'huile sur le feu.

- Comment cela ? Les journaux sont obligés de publier tous les rectificatifs, qu'ils soient ou non conformes à la réalité...

Soffici s'approcha tout près de Gonzaga et lui murmura d'une voix étouffée :

- Cela signifie-t-il que vous niez la façon dont les choses se sont déroulées ? Éminence, il y a des témoins qui ont vu l'accident et le sac plein d'argent. Un rectificatif ne serait absolument pas crédible. Sans compter que ce serait pécher contre le droit apodictique, qui prescrit de ne pas porter de faux témoignage.

- Épargnez-nous vos réflexions, monsignor. La morale catholique a déjà fait suffisamment de dégâts dans l'Église. Je me permets de vous rappeler le différend avec Martin Luther. Et puis, Pierre lui-même ne s'en est pas tenu aux commandements lorsqu'il a menti par trois fois et trahi son Seigneur avant que le coq ne chante deux fois.

- Marc, 14, s'empressa de signaler Soffici.

Et Gonzaga poursuivit :

- Cependant, le Seigneur l'a choisi pour être son représentant sur la Terre.

John Duca reprit la parole :

- Qu'est-ce à dire, Éminence ? Autant que je sache, il n'y a aucun passage dans l'Écriture sainte stipulant que le mensonge est la condition préalable à l'obtention du poste de représentant de Dieu sur la Terre.

- Bien sûr que non. Je veux seulement dire par là qu'il y a des situations dans lesquelles un être humain est tout à fait en droit de recourir au mensonge. A fortiori lorsque, comme c'est le cas présentement, cela peut permettre d'éviter de sérieux ennuis à notre sainte mère l'Église.

Le banquier secoua la tête et, avant de claquer la porte derrière lui, jeta dans un geste de colère son journal sur les autres étalés sur le bureau.

Le cardinal secrétaire d'État émit un sifflement d'indignation. Il marmonna ensuite quelques mots en hochant la tête :

- Voilà un homme qui n'est pas digne du poste qu'il occupe. N'êtes-vous pas aussi de cet avis, monsignor ?

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