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Malberg entra dans Saint-Pierre dix minutes avant l'heure du rendez-vous. Dans la pénombre de l'église, la Pietà de Michel-Ange n'attirait pas spécialement l'œil, d'autant qu'une horde de touristes en mal de sensations venait d'arriver de la chapelle latérale et se pressait devant le chef-d'œuvre en se barrant la vue les uns aux autres.

D'une voix étouffée et pétrie de respect, la guide évoquait la vie de Michel-Ange, racontait qu'il avait quitté à vingt et un ans la ville de Florence, pleine de vie et de gaieté, pour se rendre à Rome qui n'était à l'époque qu'une cité provinciale à l'abandon.

Ce n'était pas le pape, comme on aurait pu le croire, mais un cardinal français qui avait commandé au jeune artiste cette sculpture. Cet homme d'Église tenait à ce que Rome possédât la plus belle œuvre d'art qui fût. Michel-Ange avait consacré trois années à sculpter le bloc de marbre blanc...

Malberg sentit derrière lui quelqu'un qui lui pinçait les côtes. Il se retourna et tomba sur Gueule-brûlée, debout à sa droite. Il faisait piteuse impression.

On eût dit qu'il avait passé la nuit sur un banc dans un jardin public.

Lorsque Lukas ouvrit la bouche pour engager la conversation, l'homme posa un doigt sur ses lèvres et lui fit un signe de la tête en direction de la Pietà pour lui faire comprendre qu'il devait écouter ce que disait la guide.

Celle-ci poursuivait ses explications : quand Michel-Ange eut terminé son œuvre, il grava fièrement son nom dans le vêtement de la Madone, contrairement à l'usage alors en cours. À ce jour, c'est la seule signature connue de Michel-Ange. Le jeune artiste l'avait d'ailleurs gravée en cachette, de nuit. Lorsque son commanditaire avait remarqué cette « dégradation », il était trop tard.

Malberg n'écoutait que d'une oreille distraite. Il observait Gueule-brûlée du coin de l'œil.

- Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il avec agacement.

Il se sentait à l'abri au milieu de tous ces gens. Toutefois, il se demandait si l'inconnu ne l'avait pas attiré dans un piège.

La guide poursuivait ses explications. Depuis cinq siècles, la représentation de la mère de Dieu alimente les discussions.

La madone est plutôt jeune, belle et noble, elle ressemble plus à une amante qu'à une mère. Michel-Ange a justifié ce choix, arguant du fait que les femmes chastes paraissent beaucoup plus jeunes que celles dont l'âme subit les assauts du péché et du désir.

- Venez-en au fait, chuchota Malberg avec impatience. Pourquoi m'avez-vous fait venir ici ?

Gueule-brûlée se rapprocha encore de Malberg.

- Il y a quelques années de cela, commença-t-il de sa voix de fausset, on m'a confié une mission étrange. Je n'en avais jamais effectué de ce genre. Un envoyé de la curie, qui s'est bien gardé de me donner son nom, m'a proposé cinquante millions de lires de l'époque, ce qui correspond aujourd'hui à vingt-six mille euros, pour cambrioler la cathédrale de Turin. J'ai d'abord cru qu'un cardinal convoitait une œuvre d'art. Très bien ! Chaque année, ce sont des milliers d'œuvres qui disparaissent des églises ou des cathédrales pour ne plus jamais réapparaître. Et je dois dire, en toute modestie, que personne n'a encore inventé un système d'alarme qui me résiste. Dans ce cas précis, cependant, il ne s'agissait pas d'un simple cambriolage. On m'avait demandé d'échanger le saint suaire de Turin contre une copie prétendument parfaite. Ensuite, je devais mettre le feu à la chapelle dans laquelle le linceul était conservé. Vous vous imaginez un peu !

- Une histoire incroyable, murmura Malberg. Mais pourquoi me racontez-vous tout cela ?

- Attendez, vous allez comprendre.

Gueule-brûlée entraîna Malberg sur le côté, car quelques visiteurs importunés par leur conversation les regardaient avec des yeux noirs. À l'abri des regards, derrière un pilier, l'homme poursuivit.

- Cinquante millions de lires, c'est une somme non négligeable. J'ai accepté le contrat. J'ai étudié les plans de la cathédrale de Turin et je suis allé passer des journées entières dans l'église pour noter chaque mouvement, chaque cachette possible et imaginable, jusqu'au moment où j'ai su comment j'allais procéder. Un dimanche soir, j'ai réussi à me faire enfermer dans la cathédrale avec la copie du linceul et je me suis mis à l'ouvrage.

Malberg ne comprenait toujours pas où Gueule-brûlée voulait en venir.

- L'histoire ne manque pas de piquant, remarqua-t-il, non sans une pointe d'ironie. À supposer naturellement qu'elle soit vraie. Mais en quoi consiste votre offre ?

- Patience ! répondit son interlocuteur. La patience est mère de toutes les vertus. Tout s'est passé comme prévu. À l'aide d'outils spéciaux, j'ai ouvert la châsse qui abritait le linceul et j'ai remplacé l'original par la copie. J'ai ressenti quelque chose d'étrange lorsque j'ai tenu entre mes mains le linceul dans lequel Jésus de Nazareth est censé avoir été enseveli. Je ne suis pas particulièrement croyant, mais c'est un moment qu'on ne vit pas tous les jours.

- Vous avez certes raison, mais...

- C'est à ce moment-là que j'ai eu l'idée de prélever un minuscule bout du linceul, l'interrompit Gueule-brûlée en levant la main. Comme il était déjà abîmé à plusieurs endroits, j'ai pensé que personne ne le remarquerait. J'ai donc découpé avec la lame de mon couteau un tout petit morceau d'étoffe, pas plus grand qu'un timbre-poste, et je l'ai glissé dans la poche de mon blouson.

L'homme sortit de la poche intérieure de sa veste un sachet en cellophane contenant un petit morceau de tissu. Il le brandit comme un trophée sous le nez de Malberg.

Le bouquiniste commençait enfin à comprendre.

Pendant plusieurs secondes, il regarda le petit sachet sans dire un mot. L'histoire était si rocambolesque qu'il semblait difficile d'y croire. Mais elle était également si extraordinaire qu'il doutait que l'homme eût pu l'inventer.

Gueule-brûlée reprit son récit :

- J'ai commencé par mettre l'original en lieu sûr, je l'ai caché derrière un autel dans un des bas-côtés de la nef. Puis j'ai fait ce que m'avait demandé mon commanditaire : j'ai mis le feu à la nappe d'autel étalée sous la châsse en utilisant un produit inflammable. Est-ce que vous avez une idée de la façon dont ça brûle, une nappe d'autel ? dit-il à Malberg avec un sourire mauvais. Regardez-moi, et vous aurez la réponse ! Tout s'est passé tellement vite. Avant même que j'aie eu le temps de m'en rendre compte, j'avais déjà tout le torse en feu. J'ai hurlé comme un cochon qu'on égorge, et je me suis roulé par terre. Au bout d'un moment, j'ai réussi à étouffer les flammes qui dévoraient mes vêtements. Puis, je me suis planqué derrière l'autel où j'avais caché le vrai linceul pour attendre l'arrivée des pompiers. Dans l'affolement qui s'ensuivit, j'ai réussi à quitter la cathédrale avec mon butin, sans être remarqué. Vous pouvez maintenant comprendre que la mission n'était pas sans risque. Du coup, les malheureux cinquante millions de lires de mon commanditaire, c'était ridiculement mal payé. Mais ce n'est que plus tard que je l'ai compris.

- Et qu'est devenue la copie du linceul ? Elle est partie en fumée ?

Gueule-brûlée affecta de sourire :

- Il s'en est fallu de peu. Le feu a failli prendre dans la châsse. Le linceul a seulement été roussi à la hauteur des plis. Il a conservé quelques légères traces de suie. Mais cela ne fait que souligner l'authenticité de ce faux, et c'est exactement ce que voulait mon commanditaire.

- Et l'original ?

- Il n'a pas subi le moindre dommage. Je l'ai livré le lendemain même à l'heure et à l'endroit convenus, et j'ai reçu mon dû en échange. Et savez-vous où la transaction a eu lieu ?

Gueule-brûlée tourna la tête vers la Pietà de Michel-Ange.

La guide avait emmené son groupe de touristes plus loin, et le silence régnait dans le vaste espace vide. Malberg réfléchissait. Il ne savait que penser de Gueule-brûlée. Ce type ne lui inspirait vraiment pas confiance. Rien ne lui interdisait de le planter là et de filer. Mais une sorte d'intuition retenait pourtant Malberg. Cette rencontre n'était pas le fruit du hasard, et cette obscure tractation devait être replacée dans un contexte plus vaste.

- Vous permettez ? demanda Malberg en tendant la main vers le sachet de cellophane.

Gueule-brûlée mit immédiatement le précieux objet hors de sa portée.

- Non, je ne permets pas, siffla-t-il. Vous devez le comprendre.

Malberg comprenait en effet les précautions dont cet homme s'entourait. D'ailleurs, la méfiance était partagée.

- Qui peut me garantir que ce morceau de tissu est authentique ? reprit Malberg. Ne vous méprenez pas : je ne suis pas en train de vous traiter de menteur, mais nous nous connaissons à peine !

Gueule-brûlée hocha la tête comme un confesseur qui écoute un pécheur avouer ses vices. Et, après avoir fait disparaître le sachet de cellophane dans la poche intérieure gauche de sa veste, il tira de sa poche droite une enveloppe qu'il tendit à Malberg.

L'enveloppe contenait trois négatifs de photos. Le premier cliché représentait le suaire de Turin, à l'endroit et à l'envers.

Sur le deuxième, un gros plan, on apercevait le trou qui avait été fait dans l'étoffe. Le troisième représentait le morceau de tissu que Gueule-brûlée voulait lui vendre, à taille réelle. On reconnaissait nettement la trame du lin.

- Si vous superposez ces deux négatifs, commença Gueule-brûlée avec de la fierté dans la voix, vous constaterez que la forme de ce minuscule petit morceau épouse exactement celle du trou pratiqué dans le linceul.

Malberg leva les deux négatifs vers la lumière qui tombait de la coupole dans la nef. En effet, la trame compliquée en chevrons se poursuivait dans le morceau prélevé par Gueule-brûlée. Il avait décidément pensé à tout.

- Alors ? insista Gueule-brûlée.

- Alors quoi ? rétorqua Malberg qui savait pertinemment ce que ce dernier voulait dire.

- Ça vous intéresse ? Cent mille dollars en grosses coupures ! dit-il en élevant les deux mains dix fois de suite.

- Oui, dit Malberg sans grande conviction. En théorie, oui.

Il se sentait à court d'arguments et d'idées. Comment faire croire plus longtemps à Gueule-brûlée qu'il était vraiment intéressé ?

- Rendez-vous ici dans, disons, une semaine ? Même endroit, même heure.

- J'ai compris.

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