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Au château de Layenfels, l'atmosphère était explosive. La tension et la méfiance qui sévissaient entre les Fideles Fidei Flagrantes avaient atteint un tel point que, désormais, ils s'évitaient et n'échangeaient plus que quelques rares paroles lors des repas au réfectoire. Les frères ne communiquaient plus entre eux que par gestes, par un signe de la tête ou de la main. On se serait cru chez ces trappistes de la plus stricte observance qui cherchent le sens de la vie dans un silence total.

Tout avait commencé après que le cardinal secrétaire d'État Gonzaga eût livré au château le « linge » - comme on appelait désormais la relique - et que le professeur Murath eût commencé ses analyses. Anicet avait multiplié les annonces fracassantes selon lesquelles, si l'hypothèse de Murath se vérifiait, la confrérie deviendrait bientôt plus puissante que tous les chefs d'État du monde entier réunis. Il avait même parlé de l'émergence d'un autre monde et de la possibilité d'anéantir l'Église romaine.

Entre-temps, l'ancien cardinal Tecina avait presque perdu toute sa foi dans les recherches du biologiste Richard Murath et proclamait à qui voulait l'entendre que c'était à juste titre que le prix Nobel n'avait pas été décerné à ce professeur luminophobe.

Dans le château, maintenant divisé entre différentes factions, les rumeurs allaient bon train, et les paroles d'Anicet ne tardèrent pas à revenir aux oreilles du professeur. Il répondit devant tout le monde, et en fixant l'ex-cardinal, que les scientifiques seraient bien inspirés de ne pas s'embarrasser des ignorants qu'étaient les théologiens. Depuis, les deux hommes n'échangeaient plus que quelques mots par jour.

Murath avait un problème : pour étayer sa thèse, il avait besoin de procéder à une analyse génétique du sang de Jésus de Nazareth. Mais, à ce jour, toutes ses tentatives s'étaient révélées vaines ; en effet, il avait bien mis en évidence des traces de sang sur le linceul. Or, elles étaient toutes d'origines différentes.

Les analyses d'ADN correspondantes donnaient des résultats qui faisaient se dresser sur la tête les rares cheveux qui restaient au professeur. Ses détracteurs au sein de la confrérie jubilaient. Certaines taches de sang étaient récentes. D'autres provenaient du sang d'une personne de sexe féminin. En revanche, les traces de sang masculin datant du début du premier millénaire s'avéraient soit fausses, soit trop pâles pour être analysées. En un mot : inutilisables.

Anicet craignait que le linceul apporté par Gonzaga ne soit en réalité la géniale copie fabriquée à Anvers. Malheureusement, Coninck était mort avant de pouvoir lever ce doute.

La soirée s'annonçait semblable aux précédentes. Après avoir dîné au réfectoire, Anicet hissa sa maigre carcasse quatre paliers plus haut, à l'étage des laboratoires. Le professeur Murath passait comme toujours la soirée reclus dans son laboratoire ; le biologiste était de mauvaise humeur, fermé à toute discussion, rendant Dieu et le monde responsables de son échec.

Murath reconnut Anicet de loin, à son pas lourd et à sa respiration sifflante. Le vieil homme venait de gravir plus de cent marches lorsqu'il entra dans la pièce fortement éclairée ; Murath leva à peine les yeux. Il y avait belle lurette que les deux hommes ne s'embarrassaient plus de formules d'usage du type : « Bonsoir », ou « Comment allez-vous ? ». Aussi Murath fut-il passablement étonné d'entendre Anicet lui demander d'un ton aimable :

- Professeur, où en êtes-vous de vos recherches ?

Murath jeta un coup d'œil à la grande pendule suspendue au-dessus de la table du laboratoire, comme pour vérifier qu'une nouvelle ère ne venait pas de commencer. Puis il regarda Anicet d'un œil torve et marmonna :

- Gardez vos plaisanteries pour vous. Vous savez pertinemment que le jour où je ferai la découverte capitale, vous serez le premier à en être informé. De plus, votre précédent employeur devrait vous avoir habitué à user de repères temporels infiniment moins resserrés pour appréhender les grandes vérités. Il a fallu plus d'une centaine d'années de réflexion à la curie pour savoir si le prêtre devait se présenter de face ou de dos aux fidèles pendant l'office.

- Excusez-moi, professeur, je ne voulais pas vous froisser. Inutile aussi que je vous explique que je ne me sens plus lié de quelque manière que ce soit avec cet employeur que vous avez évoqué, et ce depuis fort longtemps.

- Que voulez-vous, alors ? Sinon me faire comprendre que votre patience a des limites...

- Mais pas du tout, professeur, pas du tout !

Cette attitude décontenançait Murath. Comment expliquer ce brusque revirement de l'ex-cardinal ? Le chercheur, se sentant sous-estimé, cherchait à déceler sur le visage d'Anicet des signes d'ironie ou de raillerie. Les intrigues et les manœuvres en tous genres étaient de mise à la forteresse de Layenfels. On y retournait assez brusquement sa veste. Anicet, Murath, Dulazek, Willenborg, Masic, Van de Beek et Gruna, les leaders des Fideles Fidei Flagrantes, se partageaient les domaines d'influence, et, à l'intérieur de cette équipe dirigeante, les relations connaissaient des fluctuations. À l'origine, Murath et Anicet étaient plutôt des amis. Mais le ciment de leur amitié, leur objectif commun, s'effritait de jour en jour, au fur et à mesure que les recherches du biologiste traînaient en longueur et restaient sans résultats.

- Que me vaut le plaisir équivoque de votre tardive visite ? continua le professeur sur le même ton ironique.

Anicet, engoncé comme à son habitude dans son habit boutonné jusqu'en haut, dégrafa les premiers boutons pour extraire d'une poche intérieure le sachet de cellophane dûment fermé qu'il avait récupéré dans la voiture de Soffici avant que celle-ci ne prenne feu.

Le professeur Murath se mit à bégayer lorsqu'il reconnut ce qu'Anicet tenait dans la main.

- Mais, mais, c'est, c'est...

- Le morceau manquant du linge !

- Vous en êtes sûr ?

- Absolument sûr, professeur !

- Apparemment, il y a des traces de sang, remarqua Murath qui regardait le morceau de tissu dans la lumière.

Anicet hocha la tête.

- J'espère que ces traces de sang sont cette fois bien celles de Jésus de Nazareth.

Le professeur jeta à l'ex-cardinal un regard interrogateur.

- Comment voulez-vous en être si sûr ? Si c'était bien le cas, nous aurions résolu tous les problèmes !

- Je sais. Mais, pour répondre à votre question : depuis un certain temps, ce minuscule morceau d'étoffe a été l'objet de transactions sur le marché noir. Le cardinal secrétaire d'État Gonzaga n'a pas été en mesure d'acquérir cette relique, en dépit de toutes les ruses qu'il a pu mettre en œuvre et des moyens financiers dont il disposait. Les prix proposés ont atteint des sommets. Il paraît absurde d'exiger de pareilles sommes pour une chose qui ne les vaut pas. J'ai en tout cas le sentiment que nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à cet échantillon d'étoffe. Se pourrait-il...

Murath lui coupa la parole.

- Impossible. Vous croyez qu'un autre chercheur pourrait poursuivre exactement les mêmes recherches ?

- C'est cela même !

- Monsieur le cardinal !

- Je me passe volontiers de ce titre.

- Soit. Monsieur l'ex-cardinal, j'ai passé la moitié de ma vie à bâtir cette démonstration. Et, en toute modestie, j'ai toujours la réputation d'être une sommité en biologie moléculaire et en génétique moléculaire, bien qu'un certain nombre d'années se soient écoulées depuis l'époque où je travaillais à l'Institut Whitehead de Cambridge, dans le Massachusetts. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que cet institut de recherche me doit la réputation dont il jouit aujourd'hui au niveau international.

- Professeur, personne ne se permettrait de nier vos mérites. Et moi, encore moins. Je serais ravi que vous l'emportiez au final. En effet, si d'autres nous devançaient, ce serait une catastrophe pour toute la confrérie.

- Je sais, fit Murath, avec le sourire radieux de l'homme sûr de son fait.

Le professeur enfila sans dire un mot des gants en latex. Avec ses mains ainsi levées, il ressemblait à un cambrioleur pris en flagrant délit. Cet homme, dont la peau blafarde témoignait de son aversion pour la lumière, paraissait encore plus étrange que de coutume. Il ouvrit une armoire vitrée et en sortit le linceul plié dans une boîte en plexiglas.

Il déplia le linge sur la table qui ressemblait à celles sur lesquelles on pratique les autopsies. On discernait vaguement l'image en négatif d'un corps humain. L'endroit où le petit morceau d'étoffe manquait sautait immédiatement aux yeux.

Anicet tendit à Murath le précieux sachet de cellophane. Le professeur sortit l'échantillon de tissu avec des pincettes. La tension se lisait sur son visage.

Un étage plus bas, à tout au plus vingt mètres à vol d'oiseau de l'endroit où se déroulait cette scène, dans la cellule du docteur Dulazek, le cytologue et l'hématologue Ulf Gruna étaient penchés devant un minuscule récepteur guère plus grand qu'un paquet de cigarettes. Dulazek cherchait sans succès à augmenter le volume. Mais, hormis des chuintements et des grésillements, aucun son ne sortait du petit appareil.

- Que se passe-t-il ? chuchota Dulazek qui s'impatientait. Je n'entends rien !

Une semaine auparavant, Gruna avait réussi à fixer sans se faire remarquer un minuscule micro sous la table dans le laboratoire du professeur Murath. Gruna haussa les épaules :

- Je n'en ai aucune idée. Il y a une minute, le matériel fonctionnait encore très bien.

- Mais il ne marche plus. Bon sang, justement au moment où les choses se corsent ! Murath n'a tout de même pas découvert l'engin ?

- Impossible. On entendrait autre chose.

Tout à coup, un craquement sortit du petit haut-parleur.

- Comment avez-vous réussi à vous procurer le morceau manquant, monsieur l'ex-cardinal ?

Long silence. Dulazek et Gruna échangèrent un regard tendu. Le silence durait.

Puis, la même voix reprit :

- Laissez-moi deviner. C'est grâce à Soffici, le secrétaire du cardinal Gonzaga. Mais vous venez de me dire que Gonzaga n'avait pas réussi à l'acheter. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.

Et maintenant la voix d'Anicet :

- Il n'est pas nécessaire que vous compreniez, professeur. L'essentiel est de prouver qu'il s'agit bien du morceau original, et non d'un faux.

Murath :

- Certes. Mais, en ce qui concerne Soffici, les rumeurs les plus folles circulent. On dit que l'accident aurait été provoqué.

Anicet :

- Tiens ? On dit cela ? Et quand bien même ce serait exact, est-ce que cela changerait quelque chose à notre situation ?

Pas de réponse.

Anicet, de nouveau :

- Qu'attendez-vous pour placer le morceau de tissu dans l'encoche !

Bruits rapprochés, confus.

Puis, après une minute interminable, Anicet :

- Effectivement. Regardez la trame du tissu !

Murath :

- Vous avez raison. Il n'y a aucun doute possible.

Anicet :

- Le motif de l'étoffe du petit morceau s'emboîte parfaitement dans le celui du linge. On ne peut pas falsifier ce genre de chose ! Gonzaga nous a donc bien apporté l'original.

Murath :

- Mais alors, je ne comprends pas pourquoi mes analyses n'aboutissent à aucun résultat.

Dulazek et Gruna échangèrent un sourire complice.

Anicet :

- C'est bizarre, en effet, mais une nouvelle chance s'offre désormais à vous.

Murath :

- Ce n'est pas moi qui vais vous contredire. Si les traces de sang présentes sur l'échantillon sont analysables, alors... Je n'ose y croire !

Au bout d'un long moment de silence, Gruna reprit, inquiet :

- Et que va-t-il se passer maintenant ?

- Ils se tombent dans les bras et ils s'embrassent ! remarqua Dulazek d'un ton sec avant de plaquer la main devant sa bouche pour réprimer un grand éclat de rire.

Une voix se fit à nouveau entendre dans le haut-parleur. C'était celle d'Anicet :

- De combien de temps avez-vous besoin pour obtenir les premières informations ?

- Donnez-moi trois à quatre jours. En attendant, je garderai la précieuse relique dans ma cellule.

Dulazek lança à Gruna un regard plein de sous-entendus. Emploi du temps de la nuit : tir au pigeon.

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