28

De retour de Munich, Malberg prit un taxi qui le conduisit au Corso Vittorio Emanuele, puis il longea à pied la Via dei Baullari en direction du Campo dei Fiori.

En cette fin de matinée, sous la statue de bronze du sinistre dominicain Giordano Bruno, un marché coloré battait son plein. Personne ne levait les yeux vers l'irréductible philosophe planté sur son haut socle de pierre.

Cela n'était d'ailleurs pas possible, car la multitude des tentes surplombant les étals ne permettait pas de voir le ciel. Pourtant, Giordano Bruno aurait bien mérité un peu d'attention. Il était mort sur le bûcher, quatre siècles plus tôt et sept ans après avoir été condamné à mort pour hérésie par la Sainte Inquisition, à l'endroit où l'on devait plus tard ériger ce monument à sa mémoire.

Malberg, qui s'y connaissait aussi bien en histoire qu'en littérature, avait donné rendez-vous ici à Caterina. Il n'avait pas l'intention de s'apitoyer avec elle sur le sort de Bruno. Il lui avait expliqué au téléphone que la cohue d'un marché se prêtait fort bien à une rencontre discrète.

Dans la chaleur de la matinée, Caterina faisait pour la huitième fois le tour du monument lorsque deux mains se posèrent subitement sur sa taille. Elle se retourna et Malberg la prit dans ses bras.

- Je suis si contente que tu sois là, dit Caterina, un peu confuse, en se dégageant des bras de Lukas.

- Et moi, donc. C'est très éprouvant de ne pouvoir confier ses problèmes à personne.

- As-tu avancé ? Au téléphone, tu as fait une allusion.

Malberg essuya du revers de la main la sueur qui perlait sur son front.

- Tu sais, ce qui est déprimant, c'est que, dès que tu tiens un nouvel élément dont tu penses qu'il va te faire progresser, de nouvelles questions surgissent aussitôt. Mais, viens, nous allons en parler au calme. J'ai une faim de loup.

Caterina regarda à gauche et à droite, puis, levant l'index de la main gauche, elle demanda :

- Connais-tu les filetti di baccalà ?

- Les filetti quoi ?

- Di baccalà.

- La consonance est en tout cas exotique. Et, ça se mange ?

- Des filets de cabillaud ! Tout près d'ici, au Largo dei Labrai, il y a un petit restaurant. Et les meilleurs filetti di baccalà de toute la ville !

- On attend quoi, alors ?

Lukas prit Caterina par la main. Ils se faufilèrent entre les pyramides de tomates, de courgettes, d'aubergines, devant les étals de champignons séchés et d'antipasti dont l'odeur suffisait à vous mettre l'eau à la bouche, et ils quittèrent la place. À cette heure de la journée - il était presque midi -, les marchands proposaient leurs marchandises à des prix défiant toute concurrence. Au milieu du brouhaha du marché, haussant la voix pour qu'elle puisse l'entendre, Malberg demanda à Caterina :

- Et toi, où en es-tu ?

- Je suis dans la même situation que toi, répondit-elle tout en marchant. J'ai rendu visite à la marquise, en prison. J'espérais y apprendre quelque chose sur la double vie que menait Marlène. Mais je n'ai rien appris de décisif, mises à part quelques allusions obscures qui ne m'ont rien apporté. J'ai eu par moments l'impression que la marquise déraillait un peu. Tu connais la Révélation de saint Jean ?

- L'Apocalypse ?

- Oui, exactement.

- Et qu'est-ce que saint Jean a à voir avec Marlène ?

- Eh bien, la marquise n'a cessé de répéter combien se mêler de cette affaire était dangereux, et puis elle s'est mise à rire comme une démente et m'a dit que je devais lire la Révélation de saint Jean. Elle m'a même signalé le chapitre exact que je devais étudier. Attends... dit Caterina en tirant un bout de papier de son décolleté. Voilà : chapitre 20, verset 7. Est-ce que cela te dit quelque chose ?

Malberg resta cloué sur place. Il avait écouté d'une oreille distraite ce que lui disait Caterina, parce que son attention avait été attirée par une femme qui hélait une cliente :

- Signora Fellini, de beaux épinards à moitié prix !

Ce n'était pas l'offre alléchante de la marchande qui avait frappé Malberg, mais le nom : signora Fellini. Le patronyme n'était pas particulièrement courant, or c'était celui de la concierge figurant sur la plaque dans l'immeuble où Marlène avait habité. Malberg se trouvait tout près de la femme, et put l'observer à son aise. Elle ne le connaissait pas, mais lui l'avait entraperçue le jour où il avait quitté précipitamment la maison après y avoir découvert le cadavre de Marlène. La ressemblance était flagrante : grande, cheveux courts, à la mode, créoles rutilantes aux oreilles. Pourtant, elle ne ressemblait pas vraiment à celle qu'il avait vue.

De loin, la signora Fellini donnait presque l'impression d'être soignée. C'était surtout la robe élégante qu'elle portait qui troublait Malberg au plus haut point. Il aurait pu jurer que Marlène avait porté la même robe vert foncé de Ferragamo à la réunion des anciens élèves où ils s'étaient revus.

Malberg ne connaissait rien à la mode, mais la coupe de la robe, qui mettait en valeur la silhouette de celle qui la portait, l'avait amené à faire spontanément un compliment à son ancienne amie d'école.

- Lukas ?

Caterina, qui avait remarqué les regards de Malberg, l'attira vers elle.

- Mais enfin, Lukas, veux-tu cesser de reluquer cette femme avec autant d'insistance ! Elle n'est pas si terrible que cela !

Malberg l'arrêta d'un geste de la main, comme pour lui faire comprendre que là n'était pas la question, puis il lui dit à voix basse :

- Tu ne me croiras jamais, mais cette femme est la concierge de l'immeuble de Marlène.

- Celle qui est supposée n'avoir jamais existé parce que l'appartement a toujours été habité par des religieuses ?

- Celle-là même.

Caterina eut un regard incrédule.

- Tu parles sérieusement ? Ou tu cherches un prétexte ? Tu peux me dire sans crainte que tu la trouves séduisante. Les hommes sont parfois attirés par les femmes les plus ordinaires. Pour ma part, je la trouve plutôt commune. Et la robe ne lui va pas du tout. Elle la moule beaucoup trop.

- Possible, dit Malberg qui souriait malgré la tension qu'il ressentait. Mais, crois-moi, c'est la signora Fellini, celle-là même qui a disparu de la maison de la Via Gora.

Caterina plissait les yeux pour mieux détailler la femme qui s'était mise sur son trente et un.

- Tu es sûr de ne pas te tromper ? Tu comprends, avec tout ce qui t'est arrivé depuis quelque temps, je ne t'en voudrais pas si tu commençais à avoir des hallucinations.

- Regarde la robe !

- Un chiffon, mais du genre hors de prix ! Combien a-t-elle pu la payer ? Et le sac ! C'est un Hermès !

Tout en continuant à observer la signora Fellini, Malberg se rapprocha de Caterina.

- Elle porte une robe qui a appartenu à Marlène. Je suis certain que Marlène la portait la dernière fois que je l'ai vue - la dernière fois que je l'ai vue en vie.

La stupeur se lisait sur le visage de Caterina. La femme s'éloignait et risquait de disparaître dans la cohue du marché.

- Viens, insista Malberg, suivons-la pour voir ce qu'elle va faire.

- Que peut-elle faire sur le Campo dei Fiori, si ce n'est ses courses : finocchio, cipolle, pomodori !

Caterina n'arrivait pas à croire à l'histoire que lui racontait Malberg. Néanmoins, comme ils continuaient à suivre des yeux la signora, elle se mit à raisonner :

- Mais alors, cela signifierait que cette personne a pénétré dans l'appartement de Marlène.

Malberg haussa les épaules.

- Le fait qu'elle se promène ici en prenant des allures de grande dame laisse en tout cas supposer qu'elle a encaissé une coquette somme en échange de son silence.

- Tu crois qu'elle peut connaître les circonstances de la mort de Marlène ?

- Il ne serait pas absurde de le penser, n'est-ce pas ?

La signora Fellini flânait apparemment sans but précis. Elle errait dans le marché sans rien acheter. Elle allait tantôt à gauche, tantôt à droite pour revenir finalement à l'endroit où Malberg l'avait découverte. On aurait pu penser qu'elle s'efforçait de semer d'éventuels poursuivants.

Tout à coup, après avoir jeté un regard à sa montre, elle pressa le pas et quitta le Campo dei Fiori pour se diriger vers la Piazza Farnese. Elle passa à droite des deux fontaines qui ornent la place pour continuer directement vers le Palazzo dans lequel se trouve l'ambassade de France.

Puis elle fit tranquillement les cent pas à l'ombre de l'imposant édifice, comme si elle attendait quelqu'un.

Cachés derrière une des fontaines, Caterina et Lukas l'observaient. Au bout de dix minutes, la signora Fellini sembla s'impatienter. C'est à cet instant qu'un homme en vespa survint. Il portait un jean, un tee-shirt rouge et un casque noir avec une visière en plexiglas. Il semblait avoir tout son temps. Il mit très calmement son engin sur sa béquille et s'approcha de la signora tout en défaisant la bride de son casque. Elle s'adressa à lui, lui reprocha vivement, semblait-il, son retard. Elle finit par tirer avec précaution une enveloppe de son sac pour la remettre à l'inconnu.

- Étrange, dit Malberg sans regarder Caterina. Tu ne trouves pas ?

- Oui, plutôt, répondit celle-ci, les yeux rivés sur la scène qui se déroulait devant eux.

L'homme ouvrit l'enveloppe et donna l'impression de compter des billets de banque. Mais la somme ne semblait pas le satisfaire. Dans un geste de colère, il froissa l'enveloppe et la mit dans la poche droite de son jean. C'est à cet instant qu'il enleva son casque d'un geste brusque et se mit à invectiver la femme.

- Luuuukas ? (La voix de Caterina était totalement désemparée.) Luuukas ! Dis-moi que ce n'est pas vrai.

Elle serrait la main de Malberg à lui broyer les doigts.

- Mais c'est Paolo ! s'exclama Malberg, sidéré. C'est ton frère !

Caterina s'agrippait à Malberg, elle enfouit son visage contre sa poitrine.

- Il me semble que tu me dois une explication, remarqua Malberg avec aigreur.

Caterina le regarda avec de grands yeux écarquillés.

- Lukas, je suis aussi étonnée que toi. Tu ne penses tout de même pas...

- N'essaie pas de me faire croire que tu n'étais pas au courant du double jeu que jouait ton frère !

La voix de Malberg trahissait une grande colère. Caterina sursauta.

- Par la Sainte Vierge et tout ce qui m'est sacré, je ne savais pas qu'il était de mèche avec cette femme. Je ne sais même pas ce que tout cela signifie. Paolo est une petite frappe, mais pas un assassin !

Caterina se détourna. Elle avait les larmes aux yeux.

Malberg resta impassible.

- Tu sais ce que cela signifie, dit-il. Quelles que soient les personnes qui se cachent derrière ces assassins, elles étaient toujours très bien informées sur le moindre de mes pas. La chambre prétendument si sûre, dans la pension Papperitz, ce n'était qu'une duperie. Il y a même sans doute un dispositif d'écoute dans la pièce. Et la manière dont Paolo a joué les ignorants, lorsque nous cherchions une entrée dans l'appartement de Marlène, révèle ses grands talents d'acteur ; nous devrions aller féliciter ton frère pour ce morceau de bravoure !

- Comment peux-tu être aussi injuste ? Ne me rends pas responsable du fait que Paolo a mal tourné !

- Ton frère qui m'aime tant... C'est bien ce que tu m'as dit, n'est-ce pas ?

Malberg ne décolérait pas. L'idée que Caterina ait pu aussi l'abuser le mettait en fureur.

- Tu partages avec ton frère le même appartement, vous vivez ensemble, comme un couple, et tu veux me faire croire que tu ignorais tout ? Tu veux vraiment que je gobe ça ? Tu ne trouves pas que c'est un peu beaucoup me demander ?

- Lukas, je t'en prie, crois-moi.

- J'aimerais pouvoir le faire, mais cela me paraît impossible. Je me suis trompé sur ton compte. Dommage. Pour ma part, j'étais sincère.

« Moi aussi », s'apprêtait à répondre Caterina, mais elle n'en eut pas le temps. Lukas s'était déjà retourné et marchait à grandes enjambées en direction du Campo dei Fiori.

Dans la panique, Malberg se mit à courir. Il était sens dessus dessous, et plus il s'éloignait de la Piazza Farnese, plus ses idées s'embrouillaient. Il évitait les gens qu'il croisait, il changeait de trottoir tous les cinquante mètres, il s'arrêtait, se retournait pour voir s'il était suivi, accélérait le pas pour ralentir tout de suite après. Que faire ? La question ne cessait de résonner dans sa tête. Et si tu te constituais prisonnier ? Une voix lointaine et hésitante répéta aux oreilles de Malberg : « Et si tu te constituais prisonnier ? »

Non ! il n'avait pas tué Marlène. Mais pourrait-il en apporter la preuve ? Ou plutôt : quelqu'un parviendrait-il à prouver que c'était lui, l'assassin ? Ce ne serait pas difficile. Il devait avoir laissé ses empreintes partout dans l'appartement de Marlène. Et c'était avec lui que Marlène avait rendez-vous ce jour-là.

C'était lui qui n'avait pas appelé la police lorsqu'il avait découvert le corps sans vie. Malberg en avait des sueurs froides. Que savaient les véritables assassins de Marlène ? Étaient-ils à sa recherche ? Avaient-ils l'intention de le réduire au silence ?

Terrorisé, Malberg courait dans les ruelles étroites lorsque la Via Luca surgit soudain devant lui. Quand la pension de la signora Papperitz apparut sous ses yeux, il sut immédiatement ce qu'il était venu chercher ici. À cette heure de la journée, le calme régnait dans l'immeuble. Malberg monta rapidement l'escalier. Il s'arrêta devant la porte pour reprendre son souffle et se calmer. Puis il appuya sur la sonnette.

La femme de chambre lui ouvrit et le salua aimablement. Malberg lui répondit sur le même ton. Heureusement, la signora Papperitz s'était absentée. Malberg se força à parcourir lentement le long corridor.

Une fois dans sa chambre, il rassembla hâtivement ses affaires - c'est-à-dire le peu de chose qu'il avait ici - et les fourra dans un sac de voyage en toile.

Il jeta un dernier regard autour de lui, puis quitta discrètement les lieux.

Jamais encore il ne s'était senti aussi démuni, aussi désemparé. Que devait-il faire ? En qui pouvait-il avoir confiance ? Qui pouvait l'aider ? Il déambula pendant un bon moment comme un somnambule le long du Tibre sur le Lungotevere dei Tebaldi, passa sur le Ponte Sisto qui enjambait les eaux sales du fleuve et prit sans réfléchir la direction du Trastevere.

Appuyé contre une table haute, il avala un sandwich et but un caffè latte dans une panicoteca aux murs couverts de miroirs. Il n'avait pas faim, mais il voulait calmer les grognements de son estomac.

Soudain Malberg remarqua un individu qui le fixait dans le miroir. Il le regardait de ses yeux enfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux en désordre tombaient sur son visage buriné. L'homme n'avait pas l'air d'être en bonne santé. Il était pâle, on aurait dit un homme aux abois. Malberg fut sur le point de lui crier : « Pauvre imbécile, pourquoi tu me regardes comme ça ! » Il mit un long moment avant de comprendre que l'homme dans le miroir, ce type négligé, complètement au bout du rouleau, contre lequel le monde entier semblait s'être ligué, c'était lui, Lukas Malberg. Ce type qui, à son corps défendant et sans se rendre coupable de quoi que ce fût, avait été entraîné dans une affaire qui avait complètement bouleversé son existence.

- Je voudrais retrouver la vie qui fut la mienne, bredouilla-t-il comme une prière, avec désespoir.

Le ventilateur fixé au plafond de la panicoteca soufflait une fraîcheur agréable dans ses cheveux collés par la sueur. Il voulut passer son mouchoir dans sa nuque. Lorsqu'il sortit celui-ci de sa poche, un bout de papier qu'il y avait glissé plusieurs jours auparavant tomba par terre : Giacopo Barbieri. À côté du nom, il y avait un numéro de téléphone à sept chiffres.

- Je peux téléphoner ? demanda Malberg au fornaio chauve en posant une pièce sur le comptoir. Puis il composa le numéro.

Barbieri répondit avec la formule usuelle :

- Pronto !

- Malberg à l'appareil. Vous vous souvenez de moi ?

- Mais bien sûr, signor Malberg, j'avais l'intention de vous contacter. Que puis-je faire pour vous ?

- Permettez-moi de vous poser une question, dit Malberg avant de marquer un temps de réflexion. Quel genre de rapport entretenez-vous avec Caterina Lima ?

- Signore, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

- Je veux savoir si vous êtes un ami intime de Caterina. Ou bien, êtes-vous lié à elle par un quelconque engagement ?

- Pas que je sache, répondit Barbieri sans hésitation. Mais pourquoi ces questions ?

- Voilà. J'ai de bonnes raisons de croire que Caterina Lima ne joue pas franc jeu. Du moins son frère, Paolo, qui reçoit de l'argent de personnes qui ont un lien avec l'assassinat dont Marlène Ammer a été victime.

- Ce n'est pas vrai !

- Si. J'ai vu de mes yeux une femme remettre de l'argent à Paolo. Caterina était avec moi. Elle prétend n'être au courant de rien. Pour ma part, je pense qu'elle n'est pas aussi blanche qu'elle veut me le faire croire.

Barbieri se tut pendant un long moment.

- Vous êtes sûr ? Je ne connais Caterina que professionnellement, mais je me souviens d'elle comme d'une personne absolument intègre que les petits délits de son frère mettaient très mal à l'aise. Mais ce que vous me dites là n'a rien à voir avec les entourloupes minables de Paolo. Lorsqu'elle m'a demandé de garder un œil sur vous, c'était plutôt pour vous protéger.

- Écoutez-moi, je ne peux pas me permettre de courir le moindre risque, l'interrompit Malberg. Êtes-vous prêt à m'aider ?

- Bien sûr.

- À une condition : pas question de mettre Caterina au courant.

- Vous avez ma parole, signore.

- Vous n'êtes pas sans savoir que, grâce à l'intervention de Paolo, j'ai trouvé refuge dans une pension de la Via Luca.

- En effet, je suis au courant.

- J'en suis parti parce que j'ai de bonnes raisons de penser que ma cachette n'est pas sûre.

Barbieri souffla bruyamment.

- Dans tous les cas, vous avez eu le bon réflexe.

- Je cherche désormais une nouvelle planque. Un hébergement qui ne nécessiterait pas de déclaration de séjour, cela va sans dire !

- Hum... réfléchit Barbieri. Ce ne sera pas facile sans mettre d'autres personnes au courant. Mais si, dans un premier temps, vous pouviez vous contenter d'une petite place dans un deux-pièces et demie, je pourrais vous proposer un endroit qui soit sûr dans l'immédiat.

Étant donné les circonstances, Malberg n'allait pas faire le difficile. Une heure plus tard, il appuyait sur une sonnette sur laquelle figurait le nom de Barbieri. La maison se trouvait dans une petite rue, derrière le cimetière protestant, entre le Monte Testaccio et la pyramide Cestius. Comme tous les immeubles alentour, elle avait connu des jours meilleurs. Mais, pour le moment, le simple fait de pouvoir se cacher était plus important pour Malberg que le confort moderne.

- J'espère que vous n'avez pas téléphoné de votre téléphone portable ! lui dit Giacopo Barbieri en l'accueillant sur le pas de la porte.

- Soyez sans crainte, répondit Malberg. Je me suis bien souvenu de ce que vous m'aviez dit : pas d'hôtel, pas de chèques, pas de carte de crédit, pas de portable.

- Bien, acquiesça Barbieri en faisant entrer Malberg dans l'appartement. Vous devriez également éviter les lieux où vous avez mené des investigations.

Malberg opina, bien qu'il ne comprît pas la raison de cette mise en garde. Au premier coup d'œil, l'appartement de Barbieri correspondait exactement à l'image qu'on se fait de celui d'un célibataire. La vaisselle sale s'entassait depuis cinq jours dans l'évier. Barbieri remarqua les regards de Malberg :

- Vous devez m'excuser. Je n'attendais personne. Il arrive que ce soit le bazar complet, ici. La fin de ma carrière à la criminelle a aussi signé la fin de mon mariage. Pour être franc, je ne le regrette pas vraiment. Vous êtes marié ?

- Moi ? Non. Je me suis marié à vingt-deux ans et, à vingt-cinq ans, j'étais de nouveau libre. Depuis, je suis ce qu'on peut appeler un célibataire endurci. Mais si je peux me permettre d'être tout aussi franc : jusqu'à présent, ma vie est plus le résultat d'opportunités manquées que la conséquence de la rigidité de mes principes.

- Et c'est là que cette Marlène Ammer intervient dans votre vie... Vous en étiez très amoureux, n'est-ce pas ?

- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

- L'expérience professionnelle, répondit froidement Barbieri.

Malberg eut un sourire embarrassé.

- J'avoue que, lorsque nous nous sommes revus, Marlène a déclenché chez moi des sentiments plutôt forts. Si je suis venu à Rome, ce n'était pas uniquement pour voir cette collection de livres. Pouvez-vous imaginer ce que j'ai ressenti en découvrant Marlène morte dans sa baignoire ?

Barbieri hocha la tête en silence.

La pièce que Barbieri proposa à Malberg n'était qu'un réduit flanqué d'une petite fenêtre tout en hauteur qui s'ouvrait néanmoins sur de la verdure. Il y régnait une fraîcheur agréable. Une simple banquette et une armoire en contre-plaqué datant des années soixante suffiraient, dans un premier temps, pour le dépanner. Et, bien que cet appartement modeste fût tout sauf confortable, Malberg s'y sentait bien.

Le spectacle qu'offraient Barbieri et Malberg en train de faire la vaisselle prêtait à rire. Tandis que Malberg essuyait une assiette avec un torchon, consciencieusement, comme s'il avait l'intention de gagner le concours de la meilleure ménagère, il demanda tout à coup :

- Vous avez lu le rapport d'autopsie de Marlène Ammer. Quelle impression en avez-vous retirée ?

- Pour être franc... commença Barbieri.

- Je vous le demande !

- Eh bien, depuis le début de cette affaire je soupçonne l'existence de deux rapports d'autopsie, chacun présentant un contenu différent. Le vrai, et un rapport maquillé. Ce genre de chose n'est bien sûr possible qu'à grand renfort de dessous de table.

- Vous avez déjà eu affaire à des cas semblables dans votre carrière ? demanda Malberg en scrutant le visage de son interlocuteur.

- Pas souvent, répondit Barbieri. Mais je me souviens de deux cas...

- Et comment cela s'est-il passé ?

L'ex-policier hésita et détourna les yeux. Il semblait ne pas être disposé à répondre. Il finit par se racler bruyamment la gorge.

- Dans les deux cas, la mafia était de la partie.

- La mafia ?

- Vous pouvez vous imaginer le fin mot de l'histoire !

- Non, dites-le-moi.

- Le procureur, qui avait dénoncé l'autopsie sujette à caution, a été relevé de ses fonctions. Il a disparu quelque part dans le Piémont. On n'a jamais plus entendu parler de lui.

- Mais vous ne croyez tout de même pas sérieusement que la mafia ait quelque chose à voir avec la mort de Marlène Ammer !

- Ce qui vous dérange, c'est que l'on peut faire aussi certains recoupements avec la curie. Ne vous laissez pas induire en erreur. Ceux qui tirent les ficelles dans la mafia savent aussi à la perfection arranger des mises en scène où se côtoient des éléments qui n'ont apparemment aucun lien entre eux. Je me souviens du cas d'un médecin biologiste réputé. Il dirigeait à Ostie un laboratoire dans lequel on pratiquait des tests sur des sportifs pour dépister le dopage. Personne n'aurait jamais osé accuser de magouille ce scientifique renommé. Mais le professeur avait une passion secrète : la roulette. Et cette passion l'avait entraîné à contracter d'immenses dettes. Un jour, un inconnu lui proposa d'effacer l'ardoise, à la seule condition qu'il échange certains échantillons d'urine de chevaux après les courses. Des années durant, tout se déroula pour le mieux, sans que personne n'ait vent de quoi que ce fût. Même pas lorsque des canassons poussifs se mirent à gagner des courses. Toute l'affaire ne fut découverte que lorsque la femme du professeur dénonça son mari par vengeance. Il l'avait trompée avec une femme plus jeune.

Malberg secoua la tête. Son passé lui avait appris que la vie est une suite d'histoires invraisemblables. Mais l'éventualité que Marlène fût en relation avec la mafia lui paraissait tout de même absurde.

- Caterina m'a raconté que, lors des obsèques de la signora Ammer, vous aviez observé un groupe de messieurs distingués, tous habillés de noir, poursuivit Barbieri.

- L'un d'eux, celui à la calvitie, était le cardinal secrétaire d'État Gonzaga, précisa Malberg. C'est un fait avéré.

- Mouais... Cela n'exclut pas pour autant que les autres messieurs n'aient été des membres de la soi-disant noble société. Comprenez-moi bien : je ne veux pas insinuer que la signora ait trempé dans des affaires mafieuses. Je veux seulement dire qu'il ne faut pas exclure d'avance cette possibilité.

- Et cela signifie ? s'enquit Malberg, désemparé.

Barbieri haussa les épaules.

- Nous devrions coopérer et coucher sur le papier toutes les informations que vous avez jusqu'à présent trouvées sur cette affaire. Je suis sûr que, pour l'instant, vous avez encore tout en mémoire : les personnes, les lieux, les témoignages et les recherches. Mais le cerveau humain n'est pas un ordinateur et, sauf votre respect, je doute que vous vous souveniez de tout. Mon expérience à la criminelle m'a appris que c'est souvent dans les détails que l'on trouve la solution. Dans des détails que le cerveau humain a depuis longtemps jugés assez inutiles pour être oubliés.

Malberg hocha la tête, il était d'accord avec ce que disait Barbieri.

- Ce qui ne facilite pas les choses, c'est je n'arrive pas à discerner la moindre logique dans l'ensemble des événements.

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