35

Le cardinal Bruno Moro secoua la tête et gronda de sa voix grave :

- Gonzaga, encore et toujours Gonzaga ! Dieu seul sait à quelle rude épreuve il nous soumet en la personne de ce cardinal secrétaire d'État !

Dans un mouvement de colère, le grand homme maigre aux cheveux roux se redressa dans son fauteuil.

Depuis des heures, Moro, le directeur du Saint-Office, était en réunion avec Salzmann, le pro-secrétaire pour l'Éducation, et Sawatzki, le préfet du Conseil pour les affaires publiques de l'Église, afin de déterminer la conduite à adopter.

La disparition de Philippo Gonzaga et de son secrétaire Giancarlo Soffici après leur visite au président de la République devait être tenue secrète.

Alors que Frantisek Sawatzki insistait pour que la police romaine fût informée, Archibald Salzmann et le cardinal Moro ne voulaient pas en entendre parler. Moro, surtout, redoutait un scandale s'il devait s'avérer que Gonzaga avait de nouveau entrepris une des sorties en solitaire dont il avait le secret.

On s'était déjà perdu en conjectures sur le fait que, contrairement à ses habitudes, Gonzaga était conduit par Soffici, son secrétaire, et non par Alberto, son chauffeur, jusqu'à ce qu'on finisse par apprendre qu'Alberto, cloué au lit par une grippe, n'avait tout simplement pas pu assumer ses fonctions.

Après trois heures de débat, le regard rivé sur le portrait de saint Borromée, le cardinal Moro décida de temporiser jusqu'au lendemain matin 6 h.

Si Gonzaga et son secrétaire ne réapparaissaient pas d'ici là, on préviendrait la police, laquelle déclencherait les recherches.

À peine en avait-il terminé de ses explications que son secrétaire privé, le monsignor Abate, entrait dans la pièce et se penchait vers lui pour lui glisser un mot à l'oreille.

- Monsignor ! Vous pouvez sans crainte parler à haute voix, s'échauffa Moro. Contrairement à ce qui se passe chez d'autres membres de la curie, chez moi, il n'y a pas de secrets.

Le secrétaire dit alors :

- Éminence, un procureur attend devant la porte et souhaite parler à un membre de la curie.

Moro, Sawatzki et Salzmann se regardèrent, alarmés. Chacun d'eux avait des raisons d'être préoccupé, mais pas nécessairement des raisons identiques. Cela revenait donc finalement au même, et cela ne présageait rien de bon.

- Faites entrer le procureur, dit Moro à l'adresse de son secrétaire, en accompagnant ses paroles d'un geste auguste de la main.

Le jeune magistrat se présenta.

- Je m'appelle Achille Mesomedes et je suis attaché au parquet de Rome.

Moro, Sawatzki et Salzmann se présentèrent à leur tour et indiquèrent la fonction qu'ils occupaient au sein de la curie.

- Qu'est-ce qui vous amène ? demanda Moro, bien qu'il supposât que la présence de leur interlocuteur avait un rapport avec la disparition de Gonzaga.

Sans dire un mot, Mesomedes tira de son attaché-case une enveloppe dont il sortit une demi-douzaine de grandes photos qu'il étala sur la table devant les grands dignitaires présents.

- Ces clichés ont été pris lors d'un enterrement dans le cimetière du Campo Verano, commenta Mesomedes. Je suppose que certaines des personnes qui apparaissent ici ne vous sont pas totalement inconnues.

Salzmann regarda de plus près une des photos :

- C'est le cardinal Philippo Gonzaga, dit-il.

Moro prit à son tour la photo :

- J'ignore ce que cela signifie.

- Reconnaissez-vous d'autres personnes ? demanda le procureur avec insistance.

- Pourquoi posez-vous ces questions ? Je pensais que vous nous apportiez une information concernant le lieu où se trouve actuellement le cardinal Philippo Gonzaga.

Moro tendit les clichés à Mesomedes tout en l'interrogeant du regard.

Le jeune magistrat ne cacha pas sa surprise :

- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Éminence. Mes recherches concernent la réouverture d'un dossier qui a été classé un peu précipitamment. Il s'agit de l'affaire Marlène Ammer, la femme retrouvée morte dans sa baignoire. Le rapport d'autopsie a conclu à une mort par noyade après ingestion de barbituriques.

- Excusez-moi, l'interrompit le cardinal, mais, si vous êtes venu pour nous parler de cela, vous avez perdu votre temps.

- Pas du tout, rétorqua Mesomedes. J'aimerais seulement savoir pourquoi le cardinal Gonzaga ainsi que d'autres membres de la curie ont assisté à l'inhumation de cette femme. Et je cherche à savoir comment certaines senteurs ont pu imprégner le peignoir de la victime.

- Jeune homme, l'interrompit de nouveau Moro, cette fois avec un petit sourire condescendant, vous ne voulez tout de même pas nous demander d'expliquer la présence de parfum chez une dame à la réputation douteuse...

- Certes non, monsieur le cardinal. Il ne s'agit pas de parfum, mais d'encens !

- D'encens ?

Moro se figea, effrayé.

- Et même d'un encens bien particulier, ajouta Mesomedes. Olbano n° 7, celui-là même qui n'est utilisé qu'au Vatican.

- Ainsi, vous ne venez pas pour nous parler de la disparition du cardinal secrétaire d'État ?

- Il a disparu ?

Monsignor Sawatzki hocha la tête avec véhémence.

- Depuis deux jours, juste après sa visite officielle au président de la République.

Le cardinal Bruno Moro fut le premier à comprendre la méprise. Il minimisa l'information :

- Il faut que vous sachiez que Gonzaga est un homme très occupé, qui plus est un peu original. Il lui arrive de suivre des voies aussi solitaires que singulières...

Mesomedes hocha la tête pour montrer qu'il saisissait parfaitement les allusions de son interlocuteur.

- Je me souviens en effet de certains articles dans la presse...

- Vous voulez parler de l'accident de son Éminence sur la Piazza del Popolo, et du sac en plastique renfermant cent mille dollars ?

- Exactement !

- En fin de compte, il s'est avéré que la presse avait donné une mauvaise information. Ce qui est beaucoup plus important, c'est que Dieu tout-puissant ait préservé l'intégrité physique et la vie de son Éminence.

Moro prit la photographie des mains du procureur pour la regarder à nouveau. Puis il la lui rendit en disant :

- Tout bien considéré, je suis certain que la personne que l'on voit ici n'est pas le cardinal Gonzaga.

- Et cette personne-là ? demanda Mesomedes en pointant du doigt un autre homme.

Moro fronça les sourcils comme pour aiguiser son regard et finit par secouer la tête :

- Bizarre, remarqua Mesomedes. Lorsque je suis entré dans cette pièce et que je vous ai vu pour la première fois, j'aurais pu jurer que cette deuxième personne sur la photo, c'était vous.

- Ridicule !

Le cardinal sortit un mouchoir blanc de sa soutane et se moucha avec force bruit, inutilement d'ailleurs. Ceci donna au préfet du Saint-Office un certain temps pour réfléchir.

Lorsque la cérémonie fut terminée, et le mouchoir dûment remis à sa place, le cardinal reprit la parole, sur un tout autre ton cette fois :

- S'agit-il d'un interrogatoire ? À ma connaissance, la curie n'a pas demandé son aide au parquet de Rome... Vous me semblez manquer encore d'expérience dans vos fonctions... Vous devriez savoir que vous n'avez absolument aucun droit sur le territoire du Vatican. Alors, vous allez me faire le plaisir de reprendre vos photos et de disparaître, signor...

- Mesomedes !

Sans se démonter, le jeune procureur ajouta :

- En ce qui concerne votre allusion à mon manque d'expérience, j'admets que vous puissiez avoir raison. Mais il ne s'agit en rien ici d'un interrogatoire. Tout au plus de la déposition d'un témoin. J'avais espéré que vous me donneriez des informations me permettant de faire la lumière sur cette affaire.

- Et c'est ici, au Vatican, que vous recherchez cette lumière ? Au fait, qui vous a donné carte blanche pour rouvrir ce dossier ?

- Éminence, c'est à mon tour à présent de relever votre manque d'expérience en ce qui concerne les affaires judiciaires. L'affaire dont il est question ici s'est produite sur le territoire italien et relève donc de la justice italienne. Et, en ce qui me concerne, j'appartiens au parquet de Rome. Je n'ai besoin d'aucune autorisation spéciale pour mon enquête. Encore moins quand il s'agit d'un assassinat.

- Assassinat ? (Monsignor Sawatzki joignit les mains comme pour prier et leva les yeux au ciel.) Le cinquième commandement !

Sur le bureau du cardinal, le téléphone sonna.

Abate, le secrétaire privé de son Éminence, qui avait suivi la conversation de loin, décrocha :

- Monsieur le cardinal secrétaire d'État ! s'écria-t-il.

Moro se précipita sur le téléphone et arracha le combiné des mains d'Abate.

- Mon frère ! Nous étions tous très inquiets de ne pas savoir où vous vous trouviez !... Bien sûr, vous n'avez pas de comptes à me rendre !... Qu'entendez-vous par hypocrite ?... Nous sommes tous dans le même bateau, dans la barque de Pierre... Au revoir, mon frère.

Il raccrocha. Puis il murmura à voix basse :

- Gonzaga est réapparu. Que Dieu ait pitié de nous.

Mesomedes s'inclina poliment avant de quitter la pièce sans ajouter un mot. Il en avait assez entendu.

Voilà qui ne me paraît pas très catholique, pensa-t-il. C'est quand même un comble, en ces lieux.

Загрузка...