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Comme la plupart des Romains, Caterina n'avait pas de garage. Elle pouvait s'estimer heureuse si elle trouvait une place de stationnement dans la Via Pascara, où elle habitait. Elle devait souvent se garer deux ou trois rues plus loin, si bien qu'il lui arrivait parfois d'oublier où elle avait laissé sa petite Nissan. Et, ce vendredi-là, elle se trouvait exactement dans cette situation, alors qu'elle était sur le point de se lancer dans une aventure périlleuse.

L'attitude hostile de Malberg lui pesait énormément. Leur relation était complètement bloquée. Elle trouvait qu'il avait littéralement disjoncté, qu'il avait cédé à son délire de persécution et qu'il s'enfermait dans son amertume. Néanmoins, pour décourager Caterina, il en aurait fallu davantage.

Elle dormait mal depuis plusieurs jours, mangeait à peine et n'avait qu'une seule idée en tête.

Par chance, ses nouvelles fonctions au sein de la rédaction du Guardiano lui laissaient la liberté dont elle avait besoin pour mener à bien ses investigations.

La nuit tombait déjà lorsqu'elle finit par retrouver sa voiture dans une rue adjacente. Elle tenait à la main un bouquet de lys blancs et le bout de papier où figurait l'adresse de la signora Fellini, que Malberg avait jeté par terre sans même y prêter attention.

L'ancienne concierge était sans doute la seule personne en mesure de lui fournir des informations sur les liens mystérieux existant entre la mort de Marlène et ces messieurs du Vatican. Elle ne savait pas exactement si son frère Paolo connaissait tous les détails de l'affaire. Ce qui était sûr, c'est qu'il en savait plus qu'elle et qu'il en savait plus que Malberg.

Caterina était persuadée qu'il ne pourrait pas y avoir d'avenir commun entre elle et Lukas tant que l'affaire Marlène Ammer ne serait pas élucidée. Si cela ne se faisait pas, Marlène resterait toujours entre eux.

Dans sa profession, Caterina avait appris à faire parler les gens. Elle avait donc mis au point sa stratégie avant de se lancer dans cette entreprise.

La signora Fellini ne la connaissait pas, mais, de son côté, elle connaissait la signora, ce qui présentait un avantage non négligeable.

Caterina avait l'intention de confronter cette femme, qui se sentait à l'abri dans sa nouvelle vie, avec toutes ces choses qu'elle avait apprises sur elle. Il allait de soi qu'elle tairait ses sources ainsi que son lien de parenté avec Paolo. Elle espérait déstabiliser la signora. Les personnes qui se retrouvent dans une telle situation sont plus enclines à livrer des informations que celles qui s'imaginent être en sûreté.

Caterina prit donc la direction du nord, longea le Tibre, vers le Lungotevere Marzio, une des adresses les plus chics de la capitale. Tout le monde savait que certains de ces immeubles cossus appartenaient au Vatican. La signora Fellini s'était installée là depuis son départ précipité de la loge de concierge qu'elle occupait dans la Via Gora.

Elle n'a pas perdu au change, pensa Caterina tout en observant l'imposant immeuble qui se trouvait de l'autre côté de la rue. La vue sur le fleuve et sur l'autre rive, où se dressait le château Saint-Ange, devait être époustouflante.

On accédait par trois marches au grand porche d'entrée, surveillé par une caméra située sur la gauche, derrière une vitre teintée.

À l'aplomb, en dessous de la caméra, il y avait cinq boutons de sonnette portant seulement des chiffres romains de I à V. Les résidants ne tenaient manifestement pas à ce que leurs noms y figurent.

Caterina aurait pu sonner, puisqu'elle savait pertinemment que c'était bien l'adresse de madame Fellini : Lungotevere Marzio 3-II. Au mieux, elle aurait alors entendu l'interphone crachoter un Pronto ! bourru ; et dès qu'elle aurait expliqué la raison de sa visite, la conversation aurait aussitôt tourné court. Caterina préféra donc attendre qu'un des habitants de l'immeuble entre ou sorte.

Elle n'eut pas à patienter très longtemps : un taxi s'arrêta et déposa un monsieur distingué d'un certain âge devant la porte.

- Vous voulez entrer ? demanda-t-il poliment en voyant que la jeune femme attendait.

- Je viens voir la signora Fellini, répondit Caterina sans détour.

- Il n'y a pas de signora Fellini dans l'immeuble. Vous devez vous tromper de numéro, vous êtes ici au 3 !

- Oui, le 3, je sais. Je ne me suis pas trompée. La signora vient d'emménager.

- Comment s'appelle-t-elle, disiez-vous ?

- Fellini. Au deuxième étage.

L'homme observa plus attentivement Caterina. Il semblait méfiant. Mais lorsque la jeune femme lui décocha un sourire éclatant, il mit la clé dans la serrure.

- Vous avez déjà sonné ?

- Non, je voudrais lui faire une surprise, dit Caterina en agitant le bouquet de fleurs qu'elle tenait à la main.

- Alors, suivez-moi, dit l'homme en ouvrant la porte. Je vous accompagne, j'habite au quatrième.

L'ascenseur au milieu de la cage d'escalier en marbre était à l'image du reste de cet immeuble aux prestations haut de gamme. Les portes en acajou et en verre taillé s'ouvrirent presque sans bruit.

- Après vous, dit l'homme en laissant entrer Caterina la première.

Puis il appuya sur les boutons marqués II et IV et, après un coup d'œil au bouquet de fleurs, demanda :

- Avez-vous quelque chose à fêter ?

- Non, rien de particulier, répondit Caterina en secouant la tête.

L'ascenseur s'immobilisa au deuxième étage avec une secousse imperceptible. Caterina dit aimablement au revoir au vieux monsieur qui la salua à son tour. Puis l'ascenseur s'ébranla et monta vers les étages supérieurs.

Caterina entendit à travers la porte de l'appartement une musique forte d'un genre assez mal assorti au standing de l'immeuble. Elle chercha en vain une plaque comportant un nom et ne découvrit qu'une sonnette dans le mur, rien d'autre.

Elle sonna.

La musique s'interrompit brutalement pour faire place à des bruits de pas. Quelqu'un allait et venait. Les pas se rapprochèrent enfin de l'entrée. Quelqu'un ouvrit, ou plutôt ne fit qu'entrebâiller la porte.

- Signora Fellini ? demanda Caterina qui avait tout de suite reconnu l'ancienne concierge dans une combinaison rose, juchée sur des chaussures Prada à talons hauts, qui devaient coûter une petite fortune. Elle tenait une cigarette allumée dans sa main droite et elle titubait un peu. À l'évidence, elle avait bu.

- Que voulez-vous ? demanda madame Fellini d'une voix pâteuse et assez vulgaire, tout en jetant un regard fatigué sur le bouquet de fleurs.

- On m'a chargée de vous remettre ces fleurs, c'est de la part du signor Gonzaga.

Avant que Caterina ait pu faire le moindre geste, la porte se referma violemment. La jeune femme avait imaginé la scène différemment : elle resta interdite, les bras ballants.

Elle aurait pourtant pu se douter de la réaction d'une femme qui se trouve du jour au lendemain, sans qu'elle n'ait rien demandé, transplantée dans une tout autre vie. Caterina s'en voulait. Elle était sur le point de tourner les talons lorsque la porte se rouvrit.

- Entrez, lui dit la signora Fellini qui avait juste passé un peignoir.

Surprise, Caterina se figea. Ce n'est que lorsque la signora Fellini l'invita à entrer d'un signe de la tête que la jeune femme réagit.

- Ne le prenez pas mal, reprit la femme en la précédant dans un corridor sombre, mais je n'habite pas ici depuis longtemps. On entend tellement parler de cambriolages dans le quartier... Du coup, on devient méfiant.

- Oui, on n'est jamais trop prudent, répondit Caterina. Mais je dois dire que je n'aurais jamais cru qu'on puisse me prendre pour un cambrioleur.

- Justement, c'est ce qui m'a finalement décidée à vous ouvrir. Pardonnez-moi.

- Je vous en prie, c'est déjà oublié.

Dans le salon faiblement éclairé, Caterina tendit le bouquet à l'occupante des lieux. Elle avait choisi des lys en toute connaissance de cause. S'il y avait une fleur qui sentait le clergé, c'était bien le lys.

Dans l'iconographie chrétienne, on retrouve cette fleur partout. Elle véhicule de multiples significations. Comme la sève de sa tige sent le lait frais, on en a fait le symbole de la virginité, et donc de l'innocence.

- Redites-moi, qui donc m'envoie ces fleurs ? demanda la signora Fellini en jouant, mal du reste, les indifférentes.

- Un certain signor Gonzaga, répondit Caterina, on m'a dit que vous comprendriez.

- Ah ! Gonzaga ! Mais oui, bien sûr !

À la façon dont la signora Fellini prit le bouquet que lui tendait Caterina, il paraissait évident qu'on ne lui avait sans doute jamais, ou tout au plus extrêmement rarement, offert des fleurs.

- Je ne veux pas vous faire perdre un temps précieux, dit Caterina en se disposant à partir.

Le plan fonctionnait à merveille.

- Oh, vous savez, j'ai tout mon temps, objecta la femme. Je vis ici toute seule, dans ce grand appartement. C'est un bel immeuble dans le meilleur quartier de Rome, mais je viens juste d'emménager, et je ne connais pratiquement personne ici. En semaine, je traîne sur les marchés de la ville, cela me change les idées. Avant, j'étais concierge, alors, tous les jours, il se passait quelque chose.

Caterina fit l'étonnée.

- Concierge ?

Elle jeta un regard autour d'elle dans l'immense salon sommairement meublé de quelques vieux meubles qui détonnaient vraiment dans ce cadre luxueux.

- Un héritage ? Vous en avez de la chance !

La signora Fellini hocha la tête.

- Je n'ai pas de problèmes matériels, en effet, dit-elle, apparemment un peu troublée. Vous pouvez me redire le nom de celui qui m'offre ces fleurs ?

- Monsieur Gonzaga, Gonzaga comme le cardinal !

Caterina ne perdait pas une miette des réactions de la signora Fellini, qui semblait très mal à l'aise. Comme une mauvaise actrice, elle s'efforçait sans succès de n'en rien laisser paraître.

- Qui sait si les fleurs ne sont pas du cardinal lui-même... Après tout, ce serait bien possible...

- Pourquoi pas, en effet. Vous connaissez personnellement le cardinal secrétaire d'État ? demanda innocemment Caterina.

- Et comment !... Euh, c'est-à-dire que je l'ai vu une fois très rapidement. Non, en fait, je ne le connais pas du tout.

- On dit que c'est un personnage répugnant qui ne fait pas dans la dentelle lorsqu'il y va des intérêts de la curie.

- Alors là, vous avez bien raison.

- Mais alors vous connaissez quand même un peu Philippo Gonzaga...

La femme jeta un coup d'œil au bouquet de fleurs, qu'elle avait posé sans y prêter grande attention sur un vieux fauteuil.

- Bien sûr que je connais Gonzaga, dit-elle comme si les mots lui échappaient. Je le connais même bien, trop bien !

Mais elle se ressaisit à l'instant même, comme horrifiée par ce qu'elle venait de dire.

- Allez, ne faites pas attention, je parle trop ! Je ne veux pas vous ennuyer avec mes problèmes.

- Des problèmes ? Pardonnez-moi, signora, mais vous vivez ici dans un luxueux appartement, dans un des plus beaux quartiers de Rome. Croyez-moi, je vous envie ! Si vous regardez par la fenêtre, vous avez sous vos yeux le château Saint-Ange et le Vatican, et vous parlez de problèmes ! Ah, oui, au fait, je ne me suis pas présentée, je m'appelle Margarita Margutta.

Caterina tendit la main à son interlocutrice.

- Un bien joli nom, répondit la signora Fellini en serrant la main de la journaliste.

- Je suis tout à fait de votre avis, dit Caterina, qui pensa que, pour un nom qu'elle venait tout juste d'inventer, elle avait choisi une consonance plutôt agréable.

- Vous ne pouvez sans doute pas imaginer que la vue sur le Vatican puisse être plus déprimante qu'enthousiasmante, reprit la signora Fellini.

- Pour être franche, je ne vous suis pas du tout. La vue sur la basilique Saint-Pierre est l'une des plus belles qui soient en Italie.

- Possible, répondit l'ancienne concierge. Ça ne signifie pas pour autant que ce qui se passe derrière ces murs soit tout aussi exemplaire. Vous prenez un verre ?

Sans attendre la réponse, madame Fellini se dirigea vers une table sur laquelle se trouvait une bouteille de vin rouge ; elle prit un verre, le remplit à ras bord et le tendit d'une main étonnamment ferme à Caterina tout en l'invitant à s'asseoir dans le vieux canapé.

- Mais seulement une gorgée, alors, s'excusa Caterina en trempant juste ses lèvres dans le verre trop plein.

Puis elle s'assit. Elle observa avec une certaine satisfaction madame Fellini qui se servait un grand verre. L'ex-concierge avala coup sur coup deux grandes gorgées de vin.

- Vous doutez de l'honnêteté de ces messieurs de la curie ? demanda Caterina sans ambages.

La signora Fellini eut un geste dédaigneux, comme si elle disait : « Si vous saviez ! »

Les pensées les plus diverses se bousculaient dans la tête de Caterina. Comment pouvait-elle amener cette femme à se confier ? Sans se donner beaucoup de mal, elle avait réussi à gagner sa confiance. À présent, il fallait surtout éviter les remarques maladroites.

Cela pouvait ruiner tous ses plans. Caterina n'en menait pas large, même si elle paraissait parfaitement décontractée.

- J'ai l'impression que vous avez traversé bien des épreuves, dit-elle sur un ton de totale sincérité.

La signora Fellini ne desserra pas les lèvres et garda les yeux rivés sur le plancher.

- Je préfère qu'on ne m'y fasse pas penser, répondit-elle avec amertume.

- Je ne voudrais surtout pas vous rappeler de mauvais souvenirs...

Caterina se leva comme si elle allait partir.

- Non, restez, je vous en prie ! s'écria madame Fellini.

Elle but encore une gorgée de vin tout en regardant le bouquet de fleurs sur le fauteuil en face d'elle.

Comme une lionne qui s'approche sans bruit de sa proie, l'ancienne concierge fit un pas vers le fauteuil, attrapa le bouquet et frappa violemment la table avec les fleurs, si bien que des pétales volèrent aux quatre coins de la pièce.

- Gonzaga peut se mettre ses fleurs là où je pense ! cria-t-elle comme si elle avait perdu la raison, tout en poursuivant son œuvre de destruction jusqu'au moment où il ne lui resta plus dans la main que des tiges.

Sidérée, Caterina la regardait. Les cheveux de la signora Fellini étaient ébouriffés, comme si elle s'était battue avec quelqu'un.

Son mascara noir dégoulinait le long de ses joues. Son peignoir s'était entrouvert. Mais elle ne semblait pas gênée de s'offrir ainsi en spectacle. Elle prit son verre et le leva devant elle avant de le vider et de le poser brutalement sur la table.

- Je me suis un peu emportée, remarqua-t-elle sans regarder Caterina.

- Si cela vous a fait du bien... répondit Caterina, jouant les compréhensives. Une bonne colère permet d'évacuer un peu.

La signora Fellini essuya son visage dans la manche de son peignoir, ce qui n'arrangea pas son allure, bien au contraire.

- Vous haïssez ce Gonzaga, commença Caterina prudemment.

La signora alla jusqu'à la fenêtre d'où elle regarda la nuit au-dehors. De l'autre côté du Tibre, les lampadaires se reflétaient à la surface des eaux nonchalantes.

- Gonzaga est un monstre, murmura-t-elle comme à elle-même. Croyez-moi.

- Mais ce n'est pas grâce à lui que vous menez cette vie, désormais ?

- Si, et c'est bien normal, dit-elle en se retournant vers Caterina.

Ses yeux exorbités et son visage barbouillé faisaient presque peur.

- Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'étais plus heureuse quand j'étais concierge dans la Via Gora. Ici, j'ai l'impression d'être mise en quarantaine, d'être enfermée dans une prison dorée. On m'a interdit tout contact avec les gens que j'ai connus dans ma vie passée. Pire encore, on m'a condamnée au silence. Je suis déjà terrorisée, uniquement parce que je vous parle. On m'a interdit de parler avec qui que ce soit.

Caterina hocha imperceptiblement la tête. Que pouvait bien savoir cette femme ?

- Parfois, poursuivit madame Fellini, j'ai l'impression de voir des revenants. Je me sens suivie quand je me promène en ville. Je zigzague en chemin comme un lièvre traqué. Je suis en train de devenir folle, d'autant plus que je me suis rendu compte que j'avais toutes les raisons d'avoir peur. J'ai peur, peur, peur ! se mit-elle à crier si fort qu'elle s'étrangla à moitié.

Puis, l'œil hagard, elle se laissa tomber dans un fauteuil.

- Je sais que cela ne me regarde pas, dit Caterina posément pour calmer un peu le jeu, mais est-ce Gonzaga qui vous met dans cet état ?

- Le distingué cardinal de la curie, Philippo Gonzaga !

La signora Fellini eut un rire cynique.

- Personne ne me croirait si je racontais publiquement ce que j'ai vécu.

Caterina se retint de dire tout haut : « Mais bon sang, parle, alors ! »

- Vous devriez prendre quelques jours de vacances, vous en avez bien besoin. Il fait encore beau à cette saison en Sicile...

- Des vacances ! Du temps où j'étais concierge, je n'ai jamais pu en prendre. Qui aurait fait le travail à ma place ? Maintenant que je suis disponible et que j'ai les moyens, je pourrais en prendre, mais je n'en ai pas le droit. On m'a interdit de quitter Rome. Je dois rester sous le contrôle de Gonzaga.

- Et vous n'avez encore jamais essayé de sortir de cette prison ?

La signora Fellini joignit les mains.

- Vous sous-estimez le pouvoir de Gonzaga. Je n'irais pas loin. Gonzaga a des hommes partout.

- Comment avez-vous connu le cardinal ? s'enquit Caterina prudemment.

Son interlocutrice s'insurgea.

- Non, mais, qu'est-ce que vous allez vous imaginer ? Vous ne croyez tout de même pas que je fricotais avec ce monstre chauve ! Que Dieu m'en garde ! Un cardinal a certainement aussi quelques besoins, célibat ou pas. Mais, le cas échéant, il peut s'offrir mieux qu'une concierge sur le retour.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, s'empressa de s'excuser Caterina. Je ne voulais pas vous froisser.

- Ouais, c'est bon.

La signora Fellini articulait de plus en plus mal, et Caterina dut tendre l'oreille pour comprendre la suite :

- Il faut que je vous dise : quand la porte de ma loge restait ouverte du matin jusqu'au soir, ce n'était pas par curiosité. Une concierge qui fait son travail consciencieusement doit toujours savoir qui se trouve dans l'immeuble. Naturellement, j'ai vite remarqué le chauve au costume gris qui passait régulièrement le dimanche. Il laissait toujours derrière lui un nuage de parfum entêtant. Il regardait droit devant lui et marchait toujours la tête haute, comme ces vieux nobles romains. Même lorsque je passais la tête par la porte, il m'ignorait complètement, il ne s'abaissait même pas à dire bonsoir. En dépit de ses allures distinguées, ce type n'avait aucune éducation. J'ai compris dès le début qu'il ne pouvait s'agir que d'un curé. Je n'ai appris que beaucoup plus tard, et dans des circonstances épouvantables, que c'était non seulement un cardinal, mais un cardinal secrétaire d'État.

Caterina joua les ingénues :

- Mais que venait faire le cardinal dans la Via Gora ?

La concierge vida le reste de la bouteille dans son verre, but une gorgée et poursuivit son récit.

- Au cinquième étage, il y avait une jolie dame. Non, ce n'est pas ce que vous pensez, signorina ! C'était une vraie dame ! Elle était originaire de Suède ou d'Allemagne, en tout cas de quelque part tout au nord. Je crois qu'elle avait fait des études, mais je n'ai jamais compris de quoi elle vivait. Elle n'avait pas de travail régulier. Elle s'appelait Ammer.

Caterina sentit ses doigts tremblants se crisper autour de son verre encore plein. Elle avait du mal à cacher son émotion.

- Et cette dame du cinquième recevait un cardinal ? C'est passionnant, dit-elle.

- Le cardinal venait très régulièrement ; il était réglé comme le carillon d'une église.

- Peut-être pour des recherches scientifiques ? Ou bien ils étaient parents ?

- Laissez-moi rire ! Rasé de frais, parfumé et un bouquet de fleurs à la main ? Ah ! les belles recherches !

Caterina feignit l'étonnement.

- Mais vous m'avez bien dit que Marlène Ammer n'était pas une puttana, mais une dame !

- Ce n'est pas parce que le cardinal était en chasse que la femme était une putain ! rétorqua madame Fellini qui serrait dans sa main droite la bouteille vide.

Tout à coup, elle fixa Caterina en écarquillant les yeux.

- Vous venez bien de dire : Marlène Ammer ?

Sa voix était étouffée et menaçante.

- Oui, Marlène Ammer, répéta Caterina.

- D'où tenez-vous son nom ?

Comment Caterina avait-elle pu être aussi stupide !

- Mais c'est vous qui l'avez dit ! finit-elle par tenter.

- Moi ? N'importe quoi ! Vous croyez que vous vous trouvez devant une vieille ivrogne à qui vous pouvez raconter n'importe quoi ? Qui êtes-vous et que cherchez-vous ?

- J'étais chargée de vous apporter ces fleurs, rien de plus !

Caterina était dans tous ses états. Elle avait si bien monté son coup, et voilà qu'elle s'était trahie par pure étourderie.

À partir de ce moment-là, madame Fellini sembla comme dégrisée.

- Vous me racontez des histoires ! hurla-t-elle, le visage tordu par une grimace. Jamais Gonzaga ne m'a envoyé de fleurs, et jamais il ne m'en enverrait ! Comment ai-je pu donner tête baissée dans un piège aussi grossier !

La concierge se planta devant Caterina en cherchant à l'intimider. Elle y parvint d'ailleurs facilement. Caterina jeta un coup d'œil vers la porte.

- Je vous dois une explication, dit-elle d'une voix hésitante.

- Vous pouvez garder vos explications pour vous ! Mais il y a une seule chose que je veux savoir : dites-moi qui vous êtes et ce que vous voulez !

- D'accord. Je ne m'appelle pas Margarita Margutta, mais Caterina Lima, et je suis journaliste.

- Vous mentez ! Je ne crois pas un mot de ce que vous me racontez. Qui vous a envoyée pour me cuisiner ?

La concierge attrapa par le goulot la bouteille et la brisa contre le rebord de la table. Des éclats volèrent dans toute la pièce.

Un morceau de verre vint se planter dans la joue droite de Caterina. La journaliste sentit un filet de sang chaud couler le long de sa joue. Elle se leva d'un bond pour s'enfuir.

Menaçante, la signora Fellini brandissait un tesson acéré.

- Je veux savoir qui vous a envoyée ! répéta-t-elle en martelant chaque mot.

- Personne ne m'a envoyée, calmez-vous !

Caterina reculait vers la porte d'entrée, les mains en l'air.

La signora Fellini la fixait, déterminée. L'alcool l'avait, semblait-il, complètement désinhibée. Caterina réfléchissait au moyen de se défendre, au cas où la concierge l'attaquerait. Comment faire ? Si cette femme se ruait sur elle avec ce tesson de bouteille, elle serait capable de la tuer.

À deux mètres l'une de l'autre, deux femmes se défiaient du regard. Caterina respirait à peine. Prudente comme un funambule sur sa corde, elle reculait en mettant un pied l'un derrière l'autre. Au moment où elle atteignait la porte donnant dans le couloir, la signora Fellini s'arrêta soudain, comme si elle avait changé d'avis.

Elle pivota sur ses talons et alla s'affaler en soupirant dans les coussins du vieux canapé, après avoir, comme si de rien n'était, piétiné les bris de verre et les lys déchiquetés. Puis elle se mit encore une fois à vociférer, les yeux brillants de haine.

- Et maintenant tu te casses, petite pute, et tu oublies tout ce que tu as entendu. Sinon, gare à toi. Allez, file !

Caterina ne se le fit pas dire deux fois.

- Je vous laisse ma carte, au cas où vous auriez besoin de moi, dit-elle encore avant de sortir.

Elle préféra descendre à pied, de peur que l'ascenseur ne tombe en panne. Elle dévala les marches.

Une fois arrivée sur le Lungotevere Marzio, elle s'arrêta pour reprendre son souffle. L'air frais de la nuit lui fit du bien.

Ce qu'elle venait d'apprendre confirmait ses suppositions : la curie avait royalement payé cette alcoolique pour qu'elle se taise. Et puis Marlène ! Marlène entretenait une relation coupable avec un cardinal en chair et en os. Une « grande dame » ! Voilà une surprenante découverte qui jetait un éclairage radicalement différent sur la mort de Marlène, laquelle conservait au demeurant tout son mystère.

Les choses prenaient un sens : quelqu'un avait mis fin à la liaison qu'entretenait un cardinal avec une « grande dame ».

Mais alors, pensa soudain Caterina, pourquoi ces grands dignitaires ecclésiastiques ont-ils assisté à son enterrement ?

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