9

Le trajet le long du Rhin en direction de Francfort se déroula dans une ambiance maussade. Ni le cardinal secrétaire d'État Gonzaga ni le monsignor Soffici ne desserrèrent les dents. Alberto se tut également, gardant les yeux rivés sur la route.

Les événements des dernières vingt-quatre heures avaient profondément bouleversé les trois hommes. Aucun d'eux ne s'attarda, ne serait-ce qu'un instant, sur ce paysage romantique de la vallée du Rhin que le soleil couchant d'août plongeait dans une lumière dorée. À l'échangeur de Wiesbaden, Alberto obliqua vers l'A3 en direction de l'aéroport.

La circulation dense des automobilistes qui se rendaient à leur travail l'obligea à ralentir. Venant du nord-ouest, ils virent atterrir une succession d'avions, volant parfois si bas qu'Alberto rentrait instinctivement la tête dans les épaules.

Parmi les trois personnages, il en était un qui, plus que les autres, souffrait de ce silence prolongé : c'était Soffici. Il se creusait la cervelle pour comprendre les causes de leur mutisme. Était-ce la honte qui les privait de l'usage de la parole, ou bien l'incompréhension face aux événements auxquels ils s'étaient tous trois retrouvés mêlés. Soffici eut un soupir de soulagement lorsqu'Alberto stoppa la voiture à la dépose-minute, devant l'aérogare A. Gonzaga sortit sans dire un mot. Il se contenta de hocher la tête en silence lorsqu'Alberto sortit sa petite valise du coffre et la lui tendit. Le cardinal disparut derrière les portes vitrées du hall tandis qu'Alberto et Soffici reprenaient la route.

Gonzaga était en possession de deux billets simples. L'un était au nom du dottore Fabrizi, l'autre à celui de Mr. Gonzaga. L'un était valable pour un vol Francfort-Milan, l'autre pour un vol Milan-Rome. Gonzaga avait tout prévu.

L'hôtesse du guichet Alitalia lui conseilla de se dépêcher. Sur le grand panneau d'affichage, les petites lampes vertes signalant l'embarquement en cours clignotaient déjà. Gonzaga hâta le pas. Pas question de rater l'avion. Il arriva à la dernière minute à la porte 36 et embarqua dans un Boeing 737, en classe affaires. L'avion était à moitié vide.

D'interminables minutes s'écoulèrent encore avant que l'appareil ne se mette en branle pour prendre la file des avions attendant l'autorisation de décoller. Lorsque le Boeing décolla enfin, le cardinal éprouva un sentiment de délivrance.

L'anxiété des derniers jours fit place à du soulagement. Le cauchemar se terminait enfin.

Après une ascension rapide, le Boeing prit la direction du sud. Gonzaga regardait tranquillement par le hublot. La bouche d'aération sifflotait au-dessus de lui. Le signal indiquant de maintenir sa ceinture attachée s'éteignit enfin, et le cardinal s'assoupit. Une grosse fatigue s'abattit sur lui, conséquence de la responsabilité qui avait pesé sur ses épaules pendant les deux derniers jours. Il essaya de s'endormir vraiment.

- Puis-je vous parler ?

Dans un demi-sommeil, Gonzaga entendit la voix de l'homme assis à côté de lui, qu'il n'avait pas encore remarqué. Pendant le décollage, le siège était vide, mais il était à présent occupé. Gonzaga le regarda et eut un mouvement de recul. L'inconnu portait un chapeau qui dissimulait en partie seulement son cuir chevelu marbré de cicatrices violacées laissées par des brûlures. Il n'avait ni cils ni sourcils.

- Je voudrais vous proposer une affaire, dit à voix basse l'homme défiguré.

- Une affaire ? répéta Gonzaga en fronçant les sourcils. Merci, je ne suis pas...

L'homme lui coupa la parole.

- Si vous avez à cœur de préserver notre sainte mère l'Église de la catastrophe, alors vous feriez bien de m'écouter, monsieur le cardinal.

- Écoutez-moi bien : je ne sais pas ce que vous me voulez et je ne comprends pas pourquoi vous m'appelez « monsieur le cardinal ». Alors, je vous en prie, laissez-moi tranquille !

Incrédule, l'homme secoua la tête. Ce faisant, il agita quelque chose dans sa main que Gonzaga prit d'abord pour un anodin bout de plastique.

- Monsieur le cardinal, cessons ce petit jeu. Un costume de flanelle Cerutti ne parvient pas à dissimuler l'identité d'un cardinal secrétaire d'État, déclara l'homme avec un sourire insolent.

Gonzaga tenta à toute vitesse de faire le lien entre les événements de la nuit précédente et l'individu qui était assis à côté de lui. Peine perdue.

- Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda Gonzaga avec méfiance.

- Mon nom n'a pas d'importance. Je désire seulement vous proposer une affaire.

- Soit. Je vous écoute

- Ceci est un minuscule morceau du linceul de Notre-Seigneur.

Gonzaga eut l'impression qu'il venait de prendre une décharge électrique à travers tout le corps. Il porta son regard sur le petit morceau de cellophane que l'homme lui tendait sous le nez : un minuscule morceau d'étoffe, guère plus grand qu'un timbre, entre deux feuilles de plastique soudées.

La couleur ocre et le tissage de l'étoffe ressemblaient à s'y méprendre à ceux du suaire de Turin qu'il avait apporté au château de Layenfels.

Gonzaga s'efforça de ne pas laisser transparaître sa nervosité.

- En admettant qu'il s'agisse bien ici d'un morceau du linceul de Notre-Seigneur, pour reprendre vos mots, il reste encore à savoir en quoi cela a un rapport avec moi.

- Sur ce point, cardinal Gonzaga, c'est à vous de voir. Mais vous pourriez faire disparaître cette pièce dans le coffre Alpha des archives secrètes du Vatican. Vous pourriez aussi le détruire. Ce serait peut-être même la meilleure solution.

Gonzaga était en proie à une agitation croissante.

L'homme défiguré, assis à ses côtés, non content de le connaître très précisément, était aussi au courant de la mission Apocalypse 20,7. Comment expliquer autrement son apparition ?

Mais le plus troublant était que cet homme fût si bien informé sur les archives secrètes du Vatican. Seul quelqu'un y ayant accès pouvait connaître ce genre de détails. Sinon, comment aurait-il su que les lettres de l'alphabet grec servaient à désigner les coffres des archives ? Et comment aurait-il su que le coffre Alpha recelait les plus grands secrets de la chrétienté, des documents qui n'avaient pas d'existence officielle, comme par exemple le rapport d'autopsie de Jean-Paul Ier, ce pape retrouvé mort dans son lit, trente-trois jours seulement après son intronisation, ou encore ce document, le Constitutum Constantini, falsifié au Moyen Âge par un trait de plume qui avait permis à l'Église de devenir le plus riche propriétaire foncier de l'Occident ?

- Il faudrait tout d'abord soumettre ce morceau d'étoffe à un examen approfondi, remarqua le cardinal. J'ajouterai, et cela vous étonnera sans doute, qu'il manque en tout trois minuscules morceaux de tissu dans le linceul de Turin. Des sœurs expertes en la matière ont tout récemment réussi à les remplacer.

- Ce que vous me racontez là, je le sais déjà, monsieur le cardinal. Mais il y a quelque chose qui différencie cette pièce des deux autres : elle est la seule à porter des traces de sang. Inutile de vous expliquer la valeur que ce détail lui confère.

Gonzaga ne pouvait détacher son regard du minuscule trapèze d'étoffe. On distinguait nettement une ombre jaunâtre, tirant sur le brun, en forme de goutte. Oui, il se souvenait exactement de cette partie manquante, qui avait été rapiécée depuis. Mon Dieu, comment cet homme avait-il réussi à entrer en possession de cette relique ?

Le cardinal n'osait pas poser la question à l'inconnu. Il était sûr de ne pas obtenir de réponse, ou tout au plus d'entendre un mensonge. Gonzaga cherchait désespérément l'indice qui lui permettrait d'établir un lien entre les événements de ces derniers jours et l'offre inattendue de cet inconnu.

Mais le temps lui manquait pour élaborer une explication, ou même une simple hypothèse qui lui aurait permis de donner une interprétation rationnelle de cette situation. D'ailleurs, Gonzaga était bien trop déconcerté pour être en mesure de tirer des conséquences logiques de ces événements troublants.

Le voisin de Gonzaga interrompit là ses réflexions :

- Vous n'avez pas encore demandé le prix, dit-il avec un regard interrogateur. Il est vrai qu'une telle pièce, contrairement à un tableau du Titien ou du Caravage, n'a pas de valeur marchande. Mais je pense qu'elle peut être estimée dans une échelle de prix comparable. Qu'en pensez-vous ?

Gonzaga n'avait aucune idée de ce que pouvait coûter un Titien ou un Caravage. Il se refusait d'ailleurs à l'envisager sous cet angle. Comment pouvait-on comparer une goutte de sang du Christ avec une toile peinte par la main de l'homme ?

- Soyons clairs. poursuivit l'inconnu. J'aurais également pu proposer cette relique aux Flagrantes. Mais je voulais jouer franc jeu et la proposer d'abord au Vatican. Ce petit morceau d'étoffe a sans doute plus de valeur pour l'Église que pour qui que ce soit d'autre.

Ce type était donc au courant. Gonzaga en avait des sueurs froides. Certes, il pouvait s'agir d'une monstrueuse escroquerie. Mais cet homme était trop bien informé pour être un simple truand. Hors de question de prendre à la légère quelqu'un qui connaissait les appellations des coffres des archives secrètes du Vatican.

- Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, commença Gonzaga en cherchant ses mots. Vous seriez-vous imaginé que j'allais aussitôt tirer un chèque de ma poche ? Et puis quoi encore ?

- Monsieur le cardinal, dit l'étranger d'un ton soudain plus pressant, vous seriez bien avisé de nous prendre au sérieux, nous et l'offre que nous vous faisons !

- « Nous » ? Dois-je comprendre que vous n'agissez pas seul, mais que vous avez derrière vous une organisation criminelle ?

L'homme était visiblement en colère ; pour se calmer, ou simplement pour ne pas montrer sa gêne, il caressa le plastique transparent sans répondre.

- Dites-moi enfin votre prix ! insista le cardinal.

- Faites-moi une offre et multipliez la somme par deux !

Gonzaga écumait de rage. Ce type était sûr de son coup.

Après un long silence, l'inconnu se leva de son siège et se pencha vers Gonzaga. Il n'en parut que plus menaçant.

- Prenez le temps de réfléchir. Je vous rappellerai dans les prochains jours.

Sur ce, il disparut derrière le rideau gris argenté qui séparait la classe affaires de la classe économique.

Gonzaga regardait par le hublot, l'air absent. Il était comme tétanisé. L'avion glissait à cinq mille mètres au-dessus des hauts sommets enneigés des Alpes suisses. Gonzaga avait conscience de s'être engagé dans un jeu dangereux.

Un jeu extrêmement dangereux.

Загрузка...