44

Depuis que Lukas se défiait de Caterina, l'atmosphère était tendue entre Barbieri et lui. D'après Barbieri, il était têtu, égoïste et de surcroît stupide de refuser de comprendre que Caterina l'aimait réellement. Il ne pouvait tout de même pas la rendre responsable des comportements douteux de son frère.

À cette ambiance maussade s'ajoutaient la bruine et le brouillard qui noyaient la ville depuis plusieurs jours. Le cimetière protestant situé dans la rue derrière l'immeuble prenait alors des allures encore plus sinistres.

Barbieri regarda par la fenêtre en ronchonnant. À son programme du jour figurait une filature. C'était de ce genre de mission qu'il tirait ses principaux revenus. En l'occurrence, il agissait pour le compte d'une femme mariée à un fonctionnaire du ministère de la Justice. La dame en question voulait savoir à quoi s'en tenir sur la fidélité de son époux. Une photo et un bout de papier portant les informations nécessaires devaient suffire pour remplir son contrat.

Pour faire les photos destinées à fournir des preuves, Barbieri utilisait un appareil photo numérique Nikon D80 muni d'un téléobjectif puissant. Cet équipement avait représenté le plus gros investissement de son agence de détective. Il en prenait grand soin. À l'aide d'un pinceau, il nettoya les petites poussières à peine visibles sur l'objectif, puis il se posta à la fenêtre et prit machinalement une photo.

- Tu attends que tes clients t'apportent les preuves sur un plateau ou quoi ? ironisa Malberg.

- Très drôle, lui lança Barbieri tout en rangeant l'appareil dans un sac en toile. Moi, à ta place, je jetterais un coup d'œil par la fenêtre. On ne sait jamais, cela pourrait peut-être te mettre de bonne humeur.

Malberg ne comprenait pas ce que Barbieri voulait dire, mais, intrigué, il se leva de la table de la cuisine, sur laquelle ils venaient de prendre leur petit-déjeuner, pour s'approcher de la fenêtre.

Il pleuvait maintenant à verse. Le spectacle n'était pas vraiment fait pour lui remonter le moral. C'est alors qu'il aperçut une jeune femme sous le porche de la maison d'en face.

Elle portait une veste courte à capuche. Malberg la reconnut tout de suite : c'était Caterina.

Il était heureux, mais il s'attrista l'instant d'après en repensant à son frère Paolo.

- C'est Caterina, dit-il en veillant à dissimuler son émotion. Qui peut-elle bien attendre ?

À peine avait-il posé cette question inutile qu'il remarquait la stupidité de ce qu'il venait de dire.

- Mais oui, c'est vrai ça, qui peut-elle bien attendre ? répéta Barbieri sur le même ton que Lukas. Leonardo DiCaprio ou Brad Pitt. Mon vieux, tu es complètement à côté de la plaque. Cette demoiselle, roulée et futée comme elle est, pourrait avoir tous les mecs à ses pieds. Mais non, il faut que cette pauvre petite en pince pour un Allemand compliqué et rancunier ! Tu veux que je te dise : moi, à ta place, je ne cracherais pas sur Caterina. Moi, je m'en occuperais ! D'ailleurs, si un jour elle finit par comprendre qu'elle s'est fourvoyée avec toi, je t'assure que je serai là pour la consoler.

Les paroles de Barbieri déclenchèrent chez Malberg un accès de fureur. Il se rua comme un enragé sur Giacopo et lui décocha un violent coup de poing dans le nez.

- Je te préviens ! Ne t'avise pas de toucher à Caterina, lança-t-il entre ses dents, hors de lui.

- Voyez-vous cela ! dit Barbieri en essuyant le sang qui coulait de son nez. Monsieur est possessif ! Il semblerait que tu aimes plus Caterina que tu ne veux bien te l'avouer. Sinon, tu te moquerais pas mal de savoir avec qui elle couche.

Ce type a raison, pensa Malberg qui s'en voulut quand il se rendit compte de l'état dans lequel il avait mis Giacopo.

Il réalisait pour la première fois qu'il risquait de perdre Caterina. Il ne le voulait pas.

- Excuse-moi, dit-il en tendant un mouchoir à Giacopo. Je suis terrorisé rien qu'à l'idée qu'elle pourrait tomber amoureuse d'un autre homme.

- Alors, qu'est-ce que tu attends ? Descends et va lui répéter ce que tu viens de me dire ! Fais-le avant qu'il ne soit trop tard !

Malberg tergiversa encore un moment. Il avait du mal à reconnaître ses erreurs. Sa méfiance démesurée et sa déception l'avaient aveuglé. Mais, au fond de lui-même, il avait compris depuis longtemps que rien ne justifiait plus son désir de vengeance. Soudain, il réalisa que Caterina faisait désormais partie de sa vie.

- Tu as raison, Giacopo ! lança-t-il.

Il attrapa sa veste et dévala l'escalier. Lorsque Caterina vit Malberg s'approcher, elle courut à sa rencontre et traversa la rue sans faire attention aux voitures. Mal à l'aise, Malberg s'immobilisa en plein milieu de la chaussée. Il avait honte de s'être comporté comme il l'avait fait.

- Lukas !

Caterina se jeta dans ses bras. Malberg la serra alors contre lui comme s'il ne voulait plus jamais la lâcher.

- Je suis désolé, dit-il d'une voix rauque, je suis désolé.

Aucun des deux ne remarqua l'énorme flaque d'eau dans laquelle ils se tenaient, ni les coups de klaxon des voitures qui les contournaient. Ils s'embrassèrent sans se soucier de la pluie qui tombait. Ils s'embrassèrent et s'embrassèrent encore.

Lukas finit par sentir l'eau transpercer sa veste. Il ne trouvait pas désagréable cette sensation d'humidité. Son corps se réchauffait contre celui de Caterina.

Pour la première fois depuis des semaines, la vie reprenait le dessus.

Caterina ressentait la même chose. Lorsqu'elle se détacha un peu de Lukas pour reprendre son souffle, elle lui déclara, haletante :

- Je suis folle de toi !

Lukas ne répondit pas.

- Tu as entendu ce que je viens de te dire ? Je suis folle de toi.

Lukas hocha la tête, incapable d'articuler un mot.

- J'ai été complètement idiot. J'aurais dû tout simplement te croire, en dépit des circonstances. Je n'arrivais pas à me mettre dans la tête que tu n'étais pas au courant des agissements de Paolo.

- Et maintenant, tu me crois ?

Malberg hocha la tête et l'attira contre lui.

- Viens ! Allons nous mettre au sec pour discuter.

Lukas entraîna Caterina par la main vers la porte cochère de l'immeuble de Barbieri.

Giacopo avait quitté les lieux depuis quelques minutes pour vaquer à ses occupations.

Malberg aida Caterina à retirer ses vêtements trempés et la frotta énergiquement avec une serviette.

- Depuis combien de temps attends-tu en bas, demanda-t-il en séchant amoureusement son visage.

- Euh... hésita Caterina en haussant les épaules. Depuis une heure... Peut-être deux ? dit-elle, presque comme si elle se posait la question.

- Tu es folle.

- Je croyais te l'avoir déjà dit.

- Comment pouvais-tu imaginer que je finisse par t'apercevoir !

Caterina tapa du pied.

- Si, j'en étais sûre, même tout à fait sûre, décréta-t-elle en lui faisant un clin d'œil. D'ailleurs, j'avais une très bonne raison de vouloir te parler.

- Tu m'intrigues. Une raison agréable ou désagréable ?

- Quelque chose de décevant, plutôt. Pour toi en tout cas.

Caterina prit la serviette des mains de Lukas, la plia et la mit autour de son cou.

- Allez, raconte, dit Malberg qui suivait chacun de ses gestes.

- Je suis allée voir la signora Fellini. J'espère que tu ne m'en voudras pas d'avoir pris l'initiative de poursuivre mes investigations. Comme tu avais jeté le papier avec sa nouvelle adresse...

Malberg avala sa salive. La réalité, qui lui avait semblé si lointaine il y a un instant encore, venait de se rappeler à lui.

- Cette dame, cette ancienne concierge, vit dans un appartement plutôt confortable sur le Lungotevere Marzio. Elle ne paie pas de loyer, cela va de soi, et l'immeuble appartient à l'Église, commença Caterina.

- Cela ne m'étonne pas ! dit Malberg avec un rire amer. Après tout ce que nous avons appris jusqu'à présent. L'immeuble de la Via Gora, celui dans lequel elle était concierge, appartient aussi à l'Église.

Caterina opina.

- La signora Fellini était au courant de tout ce qui se passait dans la maison. Entre autres, elle savait que Marlène Ammer débauchait un haut dignitaire de la curie en dépit du vœu de célibat qu'il avait fait.

- Gonzaga ! comprit aussitôt Malberg, qui en eut le souffle coupé.

- Gonzaga avait à n'en pas douter une liaison avec Marlène.

Lukas regarda longuement Caterina. Il n'arrivait pas à se rendre à l'évidence. Caterina devinait la colère et la douleur qui se cachaient derrière ce regard fixe.

- Gonzaga et Marlène, murmura-t-il d'une voix blanche.

C'était donc Gonzaga qui se cachait derrière les noms des prophètes dans le calepin.

Ils se regardèrent en silence durant de longues minutes. Caterina était soulagée. Elle avait aidé Malberg à ouvrir les yeux, mais elle n'en tirait aucune satisfaction. Elle ne lui fit aucune remarque désobligeante. Elle se détourna, gênée, pour déboutonner son corsage trempé qui lui collait à la peau. Puis elle se frotta avec la serviette.

- Tu vas prendre froid. Viens te doucher avec moi.

Malberg l'enlaça par-derrière. Il tira sur sa jupe jusqu'à ce qu'elle tombe par terre. Il se déshabilla en même temps, puis il poussa doucement Caterina devant lui vers la petite salle de bains. Malberg ouvrit le robinet. L'eau chaude ruissela sur eux. Caterina se retourna et se serra tout contre lui. Il caressa ses seins. Elle sentit le désir monter en elle, et le sexe de Malberg se durcir contre son ventre. Il la serra dans ses bras. Le bruit de l'eau couvrait sa respiration haletante. Malberg s'insinua en elle avec une facilité déconcertante.

- Il faut que tu l'oublies, promets-le-moi, dit Caterina en opposant une faible résistance à ses mouvements de plus en plus vigoureux.

Mais, envahie par le plaisir, elle oublia tout le reste. La seule chose qu'elle savait encore, si tant est qu'elle pût encore faire preuve de lucidité, c'était qu'elle ne pourrait plus jamais se séparer de ce type si compliqué.

Et Lukas se disait à peu près la même chose. Il n'y a rien de plus excitant pour un homme que le désir d'une femme. Il repensait vaguement à Marlène et s'étonnait d'avoir déjà presque digéré sa déception. Il l'oublia aussi. Ils oublièrent tout. Le monde autour d'eux s'évanouit à l'instant où l'un et l'autre furent emportés par un violent orgasme. Ils se laissèrent glisser doucement, encore enlacés, sur le carrelage de la douche. Malberg ferma le robinet. Il sentait le souffle brûlant de Caterina sur son visage. Il gardait les yeux fermés, comme pour épuiser sa jouissance.

Au bout d'un moment, ils finirent par souffrir de l'exiguïté des lieux. Mais la douleur n'était encore que plaisir. Elle prolongeait ce moment de volupté sans jamais devenir insupportable.

La pluie continuait de tambouriner contre la vitre de la petite fenêtre. Caterina réprima un sourire : c'est à cette satanée pluie qu'elle devait d'avoir joui comme jamais encore dans sa vie.

Lukas se dégagea des bras de Caterina et l'aida à se relever. Puis il la porta dans la pièce voisine. Il ne trouva qu'une nappe à lui mettre sur les épaules. Il prit ses vêtements trempés qu'il étala sur les dossiers des chaises afin de les faire sécher.

Absorbé dans ses pensées, il retourna vers la jeune femme, assise là comme une malheureuse, drapée dans sa nappe, avec au fond des yeux la lueur qui lui restait du plaisir qu'elle venait d'éprouver.

Malberg repoussa une mèche de ses cheveux qui tombait sur son visage et s'assit à côté d'elle.

- Il y a une chose que je ne comprends toujours pas, commença-t-il en regardant devant lui. Si le cardinal Gonzaga avait une liaison avec Marlène...

- Tu es déçu, l'interrompit Caterina. J'ai longtemps hésité à te le dire, mais, si nous voulions avancer dans nos recherches, il fallait que tu le saches.

Lukas opina et reprit :

- Si Gonzaga et Marlène avaient vraiment une liaison, alors, je ne peux pas imaginer que le cardinal puisse être, d'une manière ou d'une autre, responsable de sa mort.

- Tu penses qu'un amant n'est pas capable de tuer sa maîtresse ? Et d'assister en prime à son enterrement ? Ça te paraît absurde ? Mais il ne se passe pas un jour sans que des crimes passionnels soient commis.

- C'est vrai, tu as raison, dit Malberg avec une légère hésitation. Mais qu'est-ce qui peut bien pousser un cardinal à commettre un tel crime ?

- Cet homme de Dieu a peut-être eu peur que sa liaison ne soit découverte. Inutile de t'expliquer les répercussions que cela aurait eues pour lui. On peut aussi envisager que Marlène l'ait fait chanter.

- Jamais Marlène n'aurait fait une chose pareille ! s'emporta Malberg.

- Qui sait ? Jamais, de ton côté, tu n'aurais imaginé que Marlène couche avec un cardinal en chair et en os.

Incapable de comprendre le comportement de son ancienne camarade de classe, Lukas secoua la tête. Il devait vraiment faire un effort pour accepter cette chose incroyable.

Malberg entendit comme dans le lointain qu'on tournait la clé dans la serrure.

Il n'y prêta pas vraiment attention, jusqu'à ce qu'il réalise soudain que Caterina n'avait en tout et pour tout qu'une nappe sur les épaules. Il bondit vers la porte avec une serviette drapée autour des hanches et se retrouva en face de Barbieri.

Ce dernier ne put s'empêcher de sourire. Malberg se crut obligé d'expliquer qu'ils avaient dû étendre leurs vêtements trempés pour les faire sécher.

Mais cela ne fit que provoquer l'hilarité de Barbieri, qui déclara avec force clins d'œil que Lukas n'avait pas besoin de se justifier.

Caterina sortit au même moment de la salle de bains et esquissa un petit signe à l'adresse de Barbieri, sans dire un mot. Il marqua une légère hésitation en reconnaissant sa nappe, qui servait de vêtement à la jeune femme.

- Je trouve qu'il n'y a rien de plus excitant que de voir l'usage qu'on fait du linge de maison sous ce toit.

La remarque détendit un peu l'atmosphère.

- Je ne vais pas vous déranger bien longtemps, dit Barbieri en tirant un journal de son sac. Je pensais que ceci pourrait vous intéresser.

Lukas et Caterina échangèrent des regards interrogateurs pendant que Giacopo ouvrait le journal et le tendait à Malberg.

- Hier matin, on a retrouvé le cadavre d'un homme dans le fond du bassin de la fontaine de Trevi.

- En quoi cela nous concerne-t-il ? demanda Malberg sans même jeter un œil sur le journal.

- Il s'appelait Frederico Garre.

- Désolé, je ne le connais pas.

Barbieri commençait à perdre patience.

- Mais, enfin, tu m'as bien raconté qu'un homme au visage défiguré t'avait menacé devant la maison de la marquise ?

- Oui, en effet.

- Aurais-tu alors l'amabilité de bien vouloir regarder la photo dans le journal ?

Malberg survola l'article figurant sous le gros titre « Un cadavre dans la fontaine de Trevi ». L'homme d'une cinquantaine d'années, dont le cadavre avait été trouvé dans la fontaine la plus célèbre au monde, venait d'être identifié. Il s'agissait d'un certain Frederico Garre. L'autopsie avait révélé que, en plus d'anciennes cicatrices dues à des armes à feu ou à des armes blanches, Garre, plus connu dans les milieux de la pègre sous le nom de « Gueule-brûlée », avait été étranglé avant d'être jeté dans la fontaine.

Malberg fixait avec de grands yeux la photo que publiait le journal. Pas de doute : c'était bien Gueule-brûlée qu'il avait rencontré devant la Pietà de Michel-Ange.

- Qu'est-ce qui t'arrive ? Mais dis quelque chose ! intervint Caterina d'un ton pressant.

Malberg se contenta de secouer la tête.

Загрузка...