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Malberg était en train de se raser. Il observait d'un air maussade l'image que lui renvoyait le miroir. Il ne se reconnaissait pas. Il est vrai qu'il eût été étonnant, compte tenu des circonstances, qu'il ait l'air jeune et reposé.

Tout en poursuivant ses ablutions dans la petite salle de bains de Barbieri, Malberg se demandait pourquoi la marquise était morte et pourquoi lui était encore vivant. Soit il était quantité négligeable dans l'affaire Marlène Ammer, soit il présentait encore quelques avantages dont les uns ou les autres pourraient tirer parti.

Durant une bonne partie de la nuit, il avait essayé de faire avec Barbieri le bilan des derniers événements. Ils avaient discuté à n'en plus finir et vidé deux bouteilles de Castelli qui n'avaient pas arrangé leur état. Lukas Malberg avait proposé à Giacopo Barbieri qu'ils se tutoient.

Vers 1 h 30 du matin, ils s'effondraient chacun dans son lit après s'être promis de mettre au point une stratégie dès le lendemain matin.

Quand ils prirent ensemble le petit-déjeuner, qui ressemblait par sa frugalité à une collation du matin dans un couvent de trappistes, Malberg marmonna d'une voix enrouée :

- Au fait, hier soir, il y a une chose que je ne t'ai pas dite. Or, je n'arrête pas d'y penser.

Barbieri le regarda, intrigué.

- Hier au cimetière, quand j'étais sur la tombe de Marlène, j'ai eu une étrange vision. J'en suis d'ailleurs à me demander si mon imagination ne m'a pas joué des tours. Il pleuvait à verse, et Caterina était en train de me noyer sous un flot de paroles. Au moment où elle citait la phrase tirée de l'Apocalypse, Satan sera libéré de son cachot, j'ai vu tout à coup derrière la pierre tombale une silhouette sombre, un homme avec un long manteau noir. Il était sorti du sol, comme par magie, et il nous fixait.

- Tu ne veux tout de même pas me dire que c'était le diable en personne ! l'interrompit Barbieri.

- J'aurais juré qu'il s'agissait du cardinal Gonzaga.

- Et puis ? demanda Barbieri, tout excité.

- Et puis, rien, hormis que j'ai complètement paniqué et que j'ai pris mes jambes à mon cou, expliqua Malberg, gêné.

- Tu crois que c'est toi qu'il cherchait ?

- Après l'histoire avec Paolo, je n'exclurais pas cette éventualité.

Barbieri repoussa la vaisselle du petit-déjeuner, puis il alla chercher un bloc-notes qu'il posa devant lui sur la table de la cuisine, s'arma d'un stylo bille et griffonna sur la feuille : Marquise Lorenza Falconieri. Puis il traça une croix à côté.

Lorsqu'il rencontra le regard interrogateur de Malberg, il se lança dans une explication :

- Je crois que la marquise joue un rôle-clé dans cette affaire. Si nous parvenons à trouver des informations sur sa vie, nous tomberons forcément sur son assassin. Et si nous connaissons son assassin, nous pourrons aussi remonter à l'assassin de Marlène.

- Et le tour est joué ! se moqua gentiment Malberg. Tu crois vraiment que la marquise et Marlène ont été victimes d'un seul et même assassin ? Mais c'est ridicule !

- Je n'ai jamais prétendu ce genre de choses. Je me suis contenté de dire que si nous arrivions à élucider la mort de la marquise, nous trouverions sans doute des indices sur la mort de Marlène.

- Et comment comptes-tu t'y prendre pour en savoir plus sur la vie de la marquise ? Elle est morte, et sa mort va passer à la trappe, tout comme celle de Marlène. Ce ne sera pas simple.

Barbieri fronça les sourcils et prit une attitude presque arrogante :

- Quand on aime les choses simples, on ferait mieux de ne pas se mêler d'affaires criminelles.

Malberg opina du chef, donnant raison à son interlocuteur.

- Et comment comptes-tu procéder ?

- Nous commencerions par le plus simple.

- Qui serait ?

- D'observer nuit et jour la maison de la marquise, afin de voir ce qui s'y passe.

- Que veux-tu qu'il s'y passe ? Rien.

- Il se peut que tu aies raison.

- Alors, à quoi bon se donner cette peine ?

- Dans des affaires apparemment perdues d'avance comme celle-ci, l'enquêteur se saisit du moindre petit indice. Tiens-le-toi pour dit !

Lukas fit une grimace.

- Si cela peut te faire plaisir.

- Je me trompe, ou tu débordes d'enthousiasme ? ironisa Barbieri.

- Ne m'en veux pas, mais ton plan ne me dit rien qui vaille.

- Tu as mieux à proposer ?

Malberg garda le silence.

- Bon, reprit Barbieri. Je te fais une proposition. Nous nous mettons en planque trois jours. Si, au bout de ces trois jours, cela ne donne rien, nous arrêtons les frais et nous envisageons autre chose. N'oublie pas que la marquise n'est pas la personne qui nous intéresse au premier chef. Celle qui nous concerne, c'est Marlène Ammer.

Malberg opina distraitement. Il avait trop de choses dans la tête. Entre la marquise et Marlène, il devait y avoir un lien au-delà de leur relation personnelle.

- Au fait, commença Malberg, songeur, après s'être raclé la gorge, tu sais que la marquise s'intéressait à Marlène en tant que femme ?

- Qu'est-ce que tu entends par là ?

- Que Marlène l'intéressait sur le plan sexuel !

- La marquise aurait été lesbienne ? Qu'est-ce qui te fait dire cela ?

- Eh bien, je me suis rendu chez la marquise pour me faire une idée de sa collection de livres, qui s'est révélée depuis lors être de la marchandise volée. Tout à fait par hasard, j'ai pu jeter un coup d'œil dans sa chambre. Il y avait des photos, disons... intéressantes, au-dessus de son lit...

- ... des photos de Marlène ?

- Exact. Marlène dans des poses suggestives, en guêpière, avec des porte-jarretelles et des bas noirs.

Barbieri émit un sifflement.

- Et Marlène Ammer ? Elle aussi, elle était lesbienne ?

- J'ai du mal à l'imaginer. Et puis, dans l'appartement de Marlène, j'ai vu des photos d'elle en compagnie d'un inconnu, un homme, s'entend !

- Cela ne veut pas dire grand-chose, répliqua Giacopo Barbieri d'un ton ferme. Il n'y a pas besoin d'être un bouquiniste allemand pour remarquer qu'il y a des femmes qui aiment aussi bien les femmes que les hommes.

Malberg ne réagit pas à la plaisanterie de Barbieri.

- En Italie, l'homosexualité fait l'objet d'une tolérance bien moins grande qu'en Allemagne, poursuivit Barbieri.

- Mais on ne tue pas quelqu'un parce qu'il est homosexuel !

Barbieri haussa les épaules.

- Partout, il y a des esprits dérangés. Il se peut très bien qu'un détraqué se promène en ce moment dans la nature.

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