33

Lorsque le bedeau de San Sebastiano voulut pénétrer dans l'église située sur la Via Appia, un peu avant 6 h du matin, il s'immobilisa, effrayé. Cela faisait plus de trente ans qu'il officiait ici, et jamais il n'avait manqué de fermer à clé la petite porte de la sacristie. Pourtant, ce matin-là, la clé ne lui fut pas utile, car la porte n'était pas verrouillée.

Avec sa barbe hirsute et ses cheveux blancs, le dénommé Salvatore, serviteur de l'Église, ressemblait à un prophète de l'Ancien Testament. Il mit cet oubli sur le compte de son grand âge et commença à préparer les ornements sacerdotaux dans la sacristie. Les femmes de ménage venaient d'arriver et se dispersaient dans l'église pour effectuer leur travail.

Le bedeau venait juste de terminer ses préparatifs lorsqu'il entendit, par la porte donnant sur l'autel, un cri aigu provenant de la nef.

Salvatore sortit en trombe de la sacristie. Depuis le chœur, il aperçut les femmes de ménage rassemblées au fond de l'église autour d'un confessionnal.

Salvatore se mit à courir aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes pour voir ce qui s'était passé.

- Lucia voulait balayer l'intérieur du confessionnal, cria la chef de l'équipe, et c'est là qu'elle l'a découvert !

- Quoi ?

La femme de ménage lui montra la porte ouverte du confessionnal. Salvatore se signa. Un homme chauve était assis, affaissé sur le banc ; il avait les yeux fermés, comme s'il était mort.

- Par la Vierge Marie ! s'écria Salvatore, sa barbe de prophète tremblant comme une feuille dans le vent. On dirait... On dirait son Éminence Gonzaga, le cardinal secrétaire d'État !

Une femme de ménage d'un certain âge tomba à genoux en joignant les mains. Une autre entama une litanie funèbre larmoyante, comme on en entend en Italie du Sud. Les deux autres enfouirent leurs visages dans leurs mains.

Salvatore s'approcha du corps inerte du cardinal. Son visage était d'une pâleur mortelle, ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Ce n'est qu'au bout de quelques instants qu'il remarqua que la tempe droite du cardinal palpitait, presque imperceptiblement.

- Il est en vie ! s'écria le bedeau au comble de l'agitation. Vite, appelez les secours !

Une des femmes courut vers le téléphone qui se trouvait dans la sacristie et, deux minutes après, on entendit un hurlement de sirène se rapprocher.

Salvatore venait juste d'ouvrir le portail principal lorsque l'ambulance s'immobilisa devant les marches, sirène hurlante et gyrophare allumé.

Le médecin, un jeune homme svelte d'à peine trente ans, parcourut la distance qui le séparait du confessionnal au pas de course, suivi de deux infirmiers qui portaient une civière.

- C'est le cardinal secrétaire d'État, dit le bedeau en écartant les femmes de ménage. Faites vite !

Le médecin, tout de blanc vêtu, colla l'oreille sur la poitrine du cardinal, puis souleva ses paupières pour tester ses réflexes. Lorsqu'il voulut prendre le pouls du patient, il fut surpris de découvrir dans la main droite du cardinal une boîte d'ampoules de Dormicum 5 x 2 ml. Un des infirmiers jeta un regard interrogateur au médecin, qui paraissait désorienté.

- Un anesthésiant, se contenta-t-il de remarquer d'une voix neutre.

- Cela signifie qu'on a endormi le cardinal en lui injectant ce produit, et qu'on l'a ensuite déposé ici ?

Le médecin urgentiste opina avant d'examiner le creux du bras droit du patient inconscient, puis celui du bras gauche.

- Là, dit-il, montrant les deux marques de piqûre. Le pouls est au plus à quarante. Deux centimètres cubes d'Alenxade.

L'infirmier tendit une seringue et une ampoule au médecin qui fit une injection au cardinal.

Quelques secondes plus tard, celui-ci s'éveilla, ouvrant d'abord l'œil gauche, puis le droit. Les femmes de ménage reculèrent, effrayées comme des poules. Des cris hystériques retentirent dans la nef :

- Miracolo ! Miracolo !

Le médecin s'approcha très près du visage du cardinal :

- Éminence, vous m'entendez ?

- Bien sûr, je ne suis pas sourd ! répondit Gonzaga d'une voix ferme. Où suis-je ?

- À San Sebastiano, sur la Via Appia. Savez-vous comment vous êtes arrivé jusqu'ici ? s'enquit l'urgentiste prudemment.

Gonzaga se secoua.

- J'ai froid, répondit-il en se frottant les deux bras. Évidemment, dans une chambre froide à moins dix-huit degrés...

- Ce sont les femmes de ménage qui l'ont découvert, intervint le bedeau, visiblement soucieux qu'on ne remarque pas les curieux propos du cardinal. L'entrée de l'église n'était pas fermée à clé, bien que je puisse jurer par la Vierge Marie que je l'avais verrouillée hier soir quand j'ai fait ma dernière ronde d'inspection.

Visiblement inquiet, l'urgentiste observait le cardinal.

- Nous devons avertir la police. On vous a de toute évidence injecté un anesthésiant avant de vous transporter ici.

- Ne mêlez pas la police à cela ! siffla Gonzaga tout bas. Je ne souhaite pas que la police intervienne. Je vous prie d'observer la plus grande discrétion. C'est au titre de cardinal secrétaire d'État du Vatican que je vous le demande. Vous m'avez bien compris ?

- Comme vous le souhaitez, Excellence, répondit le médecin. Il me semble toutefois opportun de vous faire transporter à la clinique Gimelli pour y effectuer des examens. J'ignore combien de temps vous êtes resté sans connaissance. Il se pourrait que vous en gardiez des séquelles. Je vous conseille très vivement...

- Surtout pas l'hôpital ! s'écria le cardinal en agitant les mains dans tous les sens. Je veux éviter tout scandale, vous me comprenez ?

- Bien sûr.

Au prix d'un effort considérable, Gonzaga tenta de se sortir de la position inconfortable dans laquelle il se trouvait. Lorsqu'un des infirmiers voulut lui prêter main-forte, le cardinal le repoussa avec une telle violence que l'homme faillit en perdre l'équilibre.

- Si j'ai besoin d'aide, je saurai vous le faire savoir, grogna Gonzaga.

Puis, après avoir tourné les yeux vers le portail ouvert devant lequel l'ambulance attendait avec son gyrophare bleu allumé, le cardinal secrétaire d'État s'emporta :

- Éteignez-moi ces illuminations diaboliques ! Que vont ressentir les pieux chrétiens en voyant un véhicule d'intervention stationné devant l'église San Sebastiano !

- Ne pourrions-nous pas au moins vous ramener au Vatican ? demanda le médecin d'une voix pleine d'inquiétude. Que m'importe ce qui s'est passé, Éminence, c'est votre affaire, j'en conviens, et vous avez vos raisons pour taire cette affaire à l'opinion publique. Mais, en tant que médecin, il est de mon devoir d'attirer votre attention sur les risques que vous prenez pour votre santé.

- Docteur, votre zèle vous honore, répondit Gonzaga, mais il n'a pas de raison d'être. Accordez-moi encore quelques minutes, jusqu'à ce que j'aie complètement récupéré.

- Comme vous le souhaitez, Éminence...

Le ton que le médecin employait disait clairement qu'il ne cautionnait en rien le comportement du cardinal secrétaire d'État.

Les infirmiers quittèrent l'église en emportant la civière, le médecin s'installa sur le dernier banc de la nef et sortit de sa mallette de secours le carnet dans lequel il consignait toutes ses interventions. À intervalles réguliers, il jetait des regards attentifs à Gonzaga.

Le cardinal inspirait et expirait avec difficulté. Il faisait lourd dans l'église, et l'air ne semblait pas convenir à l'amélioration de son état.

- Vous ne préféreriez pas sortir ? lui demanda le médecin.

Préoccupé, le cardinal ne réagit pas. Pourquoi l'avoir amené justement ici, dans la basilique San Sebastiano ? Était-ce un hasard ou le fruit d'un calcul ?

Sous l'église se trouvaient des galeries de plusieurs kilomètres de long : des catacombes. Le cardinal n'ignorait rien des sous-sols des églises.

Les catacombes de San Sebastiano étaient un lieu de pèlerinage annuel fréquenté par plusieurs milliers de fidèles. Elles n'étaient pas aussi étendues que celles de saint Calixte qui se trouvaient à quelques rues de là. Sous cette église, les galeries se superposaient sur quatre étages et formaient un véritable labyrinthe de vingt kilomètres de couloirs dans lesquels il était aisé de se perdre.

Les galeries de San Sebastiano avaient été à l'origine du terme même de « catacombe ». Les Romains appelaient catacombas ce lieu mystérieux sur lequel une église avait déjà été érigée du temps de l'empereur Constantin. Les apôtres Pierre et Paul, morts en martyrs, auraient été ensevelis ici, bien avant la construction de Saint-Pierre. Ce n'est que plus tard que l'église et les catacombes avaient été vouées à saint Sébastien, mort dans des circonstances atroces en ces lieux. Des tireurs d'élite romains s'étaient servis de cet homme sans défense comme d'une cible vivante et, comme il donnait encore des signes de vie, ils l'avaient assommé à coups de massue.

C'est à cela que Gonzaga pensait, les yeux perdus dans le vide. Tout à coup, la voix glaciale de la chambre froide lui revint à l'esprit. « Je ne peux imaginer que vous ayez absolument envie de voir votre nom figurer dans le Martyrologium romanum. Un martyr mort congelé, cela serait du jamais vu ! »

Tout cela ne relève pas du hasard, se dit subitement le cardinal. Bien qu'il fît chaud, il frissonna. Soit l'auteur de son enlèvement avait une formation théologique, soit il possédait une bonne connaissance des langues anciennes et de l'histoire antique. Soit les deux à la fois ?

Le médecin remarqua les tremblements du cardinal.

Venant du fond de l'église, le bedeau de San Sebastiano réapparut.

- Vous devriez sortir à l'air frais, conseilla l'urgentiste.

Gonzaga sortit, soutenu par le médecin et le bedeau. Arrivé dehors, il s'assit sur une pierre en saillie dans le mur.

- Tout va pour le mieux, dit le cardinal, qui s'était vite rétabli. Un horrible souvenir m'est revenu à la mémoire. Puis-je utiliser votre téléphone portable ? dit-il en se tournant vers le médecin.

L'urgentiste lui tendit l'appareil. Gonzaga composa un numéro et attendit.

- Pour l'amour de Dieu, mais décrochez donc ! s'écria-t-il, impatient.

Voyant le regard désapprobateur du médecin, il ajouta, avec beaucoup plus de retenue :

- Soffici, mon frère, répondez !

L'appel finit par être transféré sur un répondeur : Votre correspondant est injoignable pour le moment.

Загрузка...