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Malberg était sans nouvelles de Caterina depuis deux jours. S'étant sentie trahie, elle cherchait à se venger en gardant le silence. En taisant sa présence sur les lieux dans les minutes qui avaient suivi l'assassinat de Marlène, il avait commis une erreur que, rétrospectivement, il devait reconnaître. Il ne pouvait même pas en vouloir à Caterina d'envisager qu'il pût y avoir un lien entre lui et le meurtre.

Il ne connaissait pas son adresse personnelle, et son nom ne figurait pas dans l'annuaire.

Malberg décida d'aller voir la jeune femme sur son lieu de travail, au service de rédaction du Guardiano dans la Via del Corso.

Le hall d'entrée de l'immeuble baroque était gardé par deux agents de sécurité vêtus de noir, qui gratifiaient chaque visiteur d'un regard soupçonneux.

La concierge, une femme soignée entre deux âges, salua Malberg d'un signe de tête amical et lui demanda poliment :

- Que puis-je faire pour vous, signore ?

- J'aimerais parler à la signora Caterina Lima.

- Vous avez rendez-vous, signore ?

- Non. À vrai dire... dit Malberg en cherchant ses mots, il s'agit plutôt d'une affaire privée. Mais en fait...

La concierge blonde fronça les sourcils.

- Si vous voulez bien vous asseoir ! lui suggéra-t-elle sur un ton sans réplique en lui indiquant un canapé gris. Qui dois-je annoncer ?

- Malberg.

Le bouquiniste observait les allées et venues dans le hall d'entrée lorsque, soudain, Caterina surgit devant lui.

Elle semblait inquiète. Malberg comprit à ses yeux apeurés qu'il n'avait pas choisi le bon moment pour lui rendre visite.

- Vous avez du courage, dit-elle à voix basse en l'entraînant vers le côté, avant même que Malberg ait pu dire un seul mot.

Il la regarda sans comprendre.

- Le procureur de la République a requis ce matin même un mandat d'arrêt contre vous.

Malberg partit d'un rire hystérique. Caterina plaqua aussitôt la main sur sa bouche.

- Taisez-vous, je vous en prie. La situation est vraiment grave. Vous êtes soupçonné d'avoir trempé dans le meurtre de Marlène Ammer.

- Moi ?

- Au cours de ses investigations, la police a trouvé une lettre portant votre nom, dans laquelle vous annonciez votre arrivée le jour du crime. Vous savez qu'en Italie, on ne plaisante pas avec les déclarations d'entrée sur le territoire. En comparant les données enregistrées dans les ordinateurs de la police, on a pu déduire que vous étiez descendu à l'hôtel Cardinal pour en ressortir, selon des témoins, peu de temps après, et ceci quelques heures avant le crime.

- Et comment avez-vous su tout cela ?

- Comme je vous l'ai déjà dit, une journaliste chargée - excusez-moi, anciennement chargée - de tout ce qui touche à la police, a d'excellents contacts avec les services qui effectuent ce type de recherche.

- Je suis donc un assassin, constata Malberg cyniquement.

- Mais ce n'est pas tout ! Le bruit court que vous avez extorqué deux cent cinquante mille euros à une banque allemande et que vous vous promenez avec un chèque de banque équivalant à cette somme. Votre situation est très délicate, Lukas.

Comme absent, Malberg regardait dans le vague. Il accusait le coup.

- Et vous croyez que ces accusations reposent sur des faits tangibles ? balbutia-t-il d'une voix blanche.

Caterina inclina la tête sur le côté comme pour dire : que croiriez-vous, si vous étiez à ma place ?

- Je dois avouer que, depuis ce matin, depuis que j'ai appris les accusations qui pèsent sur vous, je ne cesse de me demander si vous n'auriez pas pu assassiner Marlène. Vous êtes un homme cultivé, ouvert, capable d'imaginer une histoire qui vous laverait de tout soupçon. J'avoue aussi que je m'en suis voulu de vous avoir fait aveuglément confiance. J'étais incapable de prendre du recul dans cette histoire incroyable. Seulement voilà, ce matin, il s'est passé quelque chose de curieux.

Elle regarda Malberg, longuement et intensément.

- Quelque chose de curieux, répéta Malberg à voix basse.

Il avait pâli et paraissait désemparé, désarmé, comme s'il allait d'un instant à l'autre passer aux aveux et dire : « Oui, c'est moi qui ai tué Marlène Ammer. »

Caterina s'assura que personne ne pouvait entendre leur conversation. Puis elle commença d'une voix traînante :

- Ce matin, lorsqu'on a déposé les journaux du jour sur mon bureau...

Elle fut interrompue par un haut-parleur : « Caterina Lima est priée d'appeler d'urgence le 47-30. Caterina Lima est priée d'appeler d'urgence le 47-30. »

- Je vous prie de m'excuser un moment, dit-elle.

Elle se dirigea vers un téléphone mural où elle composa le numéro. Après avoir échangé quelques mots avec son interlocuteur, elle raccrocha et revint vers Malberg.

- Le chef du service. Si vous êtes d'accord, nous pouvons nous rencontrer cet après-midi, quelque part en ville, en tout cas pas ici ni dans les parages. Par exemple devant la station de taxis de la Stazione Termini. Disons à treize heures. Ah oui ! ce que je voulais encore ajouter : il serait préférable que vous ne retourniez pas à votre hôtel.

Le regard de Malberg suivit Caterina qui s'engouffrait dans un ascenseur.

Elle arriva un peu après 13 h à l'endroit convenu. Soulagé, Malberg se dirigea vers elle. Il s'était demandé si elle viendrait vraiment à ce rendez-vous. Il fallait bien reconnaître que ce qu'elle lui avait révélé entre deux portes n'était pas de nature à susciter sa confiance. Sur le chemin de la gare, il s'était torturé l'esprit, essayant de trouver ce que Caterina avait bien pu lire dans le journal.

Ils commandèrent des pâtes dans une trattoria au coin de la Via Cavour et de la Via Giovanni Giolitti. Sans entrain, Malberg tournait sa fourchette dans ses linguines trop cuits. Caterina tira de son sac le Corriere et l'ouvrit à la rubrique locale.

Elle lui montra un article sur deux colonnes, assorti d'une photo.

LE CARDINAL SECRÉTAIRE D'ÉTAT PHILIPPO GONZAGA IMPLIQUÉ DANS UN ACCIDENT

Caterina lut l'article à mi-voix :

Hier, le cardinal secrétaire d'État Gonzaga a été légèrement blessé dans un accident de voiture survenu sur la Piazza del Popolo. Le cardinal avait pris place dans l'automobile personnelle de son chauffeur. Ce dernier, sans raison apparente, a brutalement immobilisé le véhicule. La camionnette de livraison expresse qui les suivait n'a pas eu le temps de freiner et a percuté la voiture du cardinal. Le dignitaire de l'Église, qui n'avait pas sa ceinture, a été violemment projeté dans le pare-brise et a perdu connaissance. Le cardinal Gonzaga et son chauffeur ont été transportés à la clinique Gimelli. La petite voiture, désormais bonne pour la casse, a dû être remorquée. C'est à cette occasion qu'il a été découvert dans l'habitacle un sac plastique contenant cent mille dollars. Aux questions soulevées par la présence d'une somme pareille dans cette voiture, le Vatican n'a pas encore donné de réponse. D'où vient cet argent ? À qui était-il destiné ? Pourquoi le secrétaire d'État circulait-il dans la voiture de son chauffeur, et non dans son véhicule de fonction ? Gonzaga et son employé ont, à l'heure qu'il est, quitté la clinique.

Malberg regardait Caterina sans comprendre.

- Pour être franc, dans la situation qui est la mienne aujourd'hui, ce genre de nouvelle ne m'intéresse pas le moins du monde, dit-il sur un ton réprobateur.

- Vous allez tout de suite changer d'avis, rétorqua Caterina froidement.

Sans autre explication, elle posa une photo sur la table, à côté de l'article de journal. On y voyait une douzaine d'hommes, vêtus de noir, qui assistaient à l'enterrement de Marlène.

- Je croyais que vous aviez donné votre carte mémoire au grand type du cimetière ?

Caterina eut un sourire enjoué.

- Oh, vous savez, avec le temps, les reporters finissent par avoir des réflexes très professionnels en pareil cas. Comme d'extraire discrètement une carte mémoire importante de leur appareil photo et de la faire disparaître dans leur poche.

- Je ne vois cependant toujours pas le lien entre les photos et l'article.

- Et maintenant ?

Caterina brandissait à deux mains une photo, de toute évidence un agrandissement, devant le visage de Malberg.

-C'est... c'est... bredouilla Malberg. Mais c'est...

- Le cardinal secrétaire d'État Gonzaga !

- Mais que faisait-il à l'enterrement de Marlène ?

- C'est la question que je me pose aussi.

Malberg repoussa son assiette et passa ses mains sur son visage. Caterina affichait un air triomphant, comme un joueur de cartes qui surprend son adversaire en sortant un as.

- Toujours est-il que la présence du cardinal secrétaire d'État n'était peut-être pas fortuite.

- Bien sûr que non. Il doit y avoir un lien entre Marlène et le cardinal.

- Si vous voulez mon avis... proposa Caterina.

- Je vous en prie !

- Il y avait certes un lien avec le cardinal secrétaire d'État, mais pas uniquement avec lui. Regardez de plus près ces hommes vêtus de noir.

Caterina tendit une autre photo à Malberg.

- Ce que vous insinuez, c'est qu'on imaginerait ces visages cireux légèrement rougeauds sortant d'un col de soutane noire plutôt que du lit d'une femme ?

- C'est exactement cela.

- Mais, enfin, qu'est-ce que Marlène pouvait bien avoir à faire avec le Vatican pour que les hautes autorités envoient toute une délégation à son enterrement ?

- C'est de fait une question dont nous devrions chercher la réponse.

Malberg considéra longuement Caterina.

- À vous entendre, je constate que votre méfiance à mon égard s'est un peu atténuée.

- Oui. On pourrait même faire plus simple dans la formulation, mais... dit-elle en riant. Notez néanmoins au passage que cela ne fait pas disparaître le mandat d'arrêt lancé contre vous.

- Mais nous possédons désormais des preuves du fait que Marlène était mêlée à une drôle d'histoire...

- À une drôle d'histoire ? Le fait que la moitié de la curie soit présente à l'enterrement de Marlène ne constitue pas une preuve en soi. C'est simplement un indice. Une piste qui, après enquête, ne débouchera peut-être nulle part. En revanche, il est étrange que Marlène ait été enterrée de façon anonyme. Quelle était la formule exacte, déjà ? Sconosciuto, inconnue ! Ces étranges enchaînements de circonstances, et la façon dont les événements semblent être intriqués, me paraissent en tout cas hautement suspects.

- En effet.

Malberg tira de sa poche le petit carnet de Marlène.

- Regardez cela.

Caterina le dévisagea, perplexe.

- Qu'est-ce que c'est ? De quoi s'agit-il ?

- Le calepin de Marlène, je l'ai trouvé dans son appartement.

Intriguée, Caterina feuilleta l'agenda.

- Et ces mots incompréhensibles ? Que signifient-ils ?

- Je peux vous le dire. Le premier mot désigne un jour du calendrier liturgique. Prenons par exemple oculi : c'est le premier dimanche de carême.

Caterina était pendue à ses lèvres.

- Et les mots qui suivent ?

- Ce sont les noms de certains prophètes de l'Ancien Testament.

- En d'autres termes... commença Caterina qui avait tout de suite fait le rapprochement.

- ... les personnes que Marlène a de toute évidence rencontrées doivent avoir quelque chose à faire avec l'Église, termina Malberg.

- Nous ne nous trompons donc pas dans nos suppositions, dit Caterina avant d'observer un instant de réflexion. Je redoute que les investigations nécessaires ne dépassent largement nos modestes capacités.

- Vous avez peur, Caterina ?

- Évidemment que j'ai peur. Il n'y a que les imbéciles qui prétendent n'avoir jamais peur.

- Que dois-je faire ? Aller trouver la police et leur dire : « Me voici, j'étais certes dans l'appartement, mais je n'ai rien à voir avec le meurtre... » ?

- Cela ne nous avancerait guère. On vous arrêterait et vous n'auriez pas la moindre chance de prouver votre innocence. De plus, les prisons romaines n'ont pas vraiment bonne réputation. Voici ma proposition : dans un premier temps, vous allez vous cacher chez moi. Ce sera un peu étroit, mais je ne vois pas d'autre possibilité pour le moment.

- Vous feriez cela pour moi ?

- Vous avez mieux à proposer ? Vous voyez ! Il ne peut pas y avoir d'endroit plus sûr. Allez, venez !

Caterina Lima vivait dans le Trastevere, Via Pascar, non loin de la gare. Les immeubles se ressemblaient tous : dotés de cinq ou six étages, ils dataient du siècle dernier, et certains étaient plus anciens encore, avec leurs encadrements massifs aux fenêtres et leurs porches d'entrée majestueux qui contrastaient nettement avec les murs décrépits des cages d'escaliers.

Quant à la population du Trastevere, dans nulle autre grande ville la richesse et la pauvreté, l'élégance et la déchéance, la vieillesse et la jeunesse ne se côtoyaient de si près. Depuis une cinquantaine d'années, le Trastevere, à l'origine un quartier pauvre de Rome, s'était peu à peu transformé en une zone résidentielle recherchée. Dans le coude du Tibre, à proximité de la basilique Santa Cecilia, se trouvait même une enclave devenue quasiment inabordable.

Mais, entre les anciens immeubles transformés en appartements de luxe et les restaurants chics, il restait encore de la place pour les gens simples et fiers, qui continuaient de célébrer chaque été la Festa de Nuantri, la « Fête des autres ».

Caterina venait d'expliquer tout cela à Malberg dans le taxi qui les emmenait vers le Trastevere. Mais il ne l'avait écoutée que d'une oreille distraite. Conscient d'être plus que jamais dépendant de l'aide que lui apporterait Caterina, il échafaudait des plans pour la suite des événements. La tournure qu'avaient pris les événements l'avait transformé, lui le chasseur des assassins de Marlène, en gibier traqué par la police. Un temps, il avait envisagé de renoncer, d'accepter simplement le fait que Marlène n'était plus de ce monde ; mais à présent, il commençait à comprendre qu'il n'avait pas d'autre choix que de faire la lumière sur ce crime.

- Nous voici arrivés !

La voix de Caterina le fit tressaillir.

Après les descriptions de la jeune femme, Malberg s'attendait au pire. Il ne put cependant s'empêcher d'éprouver une certaine déception lorsqu'il découvrit le vieil immeuble à la façade lépreuse dans lequel vivait Caterina.

- C'est au deuxième étage, lui dit-elle pendant qu'il gravissait les marches dans la cage d'escalier décorée de carreaux de faïence bleue.

À la grande surprise de Malberg, elle sonna à la porte de l'appartement et, peu de temps après, un jeune homme mince, sportif, aux cheveux bruns, leur ouvrit.

Caterina l'embrassa sur la joue.

- Paolo, dit-elle en se tournant vers Malberg.

Puis, à l'adresse de Paolo :

- Voici le signor Malberg, de Monaco di Baviera. Il va habiter chez nous pour quelque temps.

Paolo tendit la main à Malberg, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde que Caterina débarque avec un homme qui allait vivre avec eux.

Que tu es bête de t'être imaginé qu'une femme si belle puisse vivre seule, pensa Malberg.

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