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Curieusement, lorsque Malberg apprit de la bouche de Caterina la levée du mandat d'arrêt lancé contre lui, il n'éprouva pas le moindre sentiment de soulagement. Lukas, méfie-toi, c'est un piège ! se dit-il immédiatement.

Avec une infinie patience, Caterina tenta de lui faire comprendre qu'il devait se réhabituer à l'idée qu'il était un homme libre. Les événements des dernières semaines l'avaient transformé. Il se sentait suivi partout et par tous. Il fallait qu'il retrouve confiance et qu'il cesse de soupçonner tout le monde. Et, avant tout, il devait réapprendre à vivre normalement.

Caterina avait insisté pour qu'il reprenne ses activités professionnelles, ce que Malberg avait d'abord refusé, arguant du fait qu'il ne pourrait pas reprendre le cours normal de sa vie tant que l'assassinat de Marlène n'aurait pas été élucidé. Ils en discutèrent longtemps, et Malberg finit par céder.

Il accepta d'aller à Munich pour deux jours afin de s'assurer que tout se passait bien. Il serait de retour à Rome le surlendemain. Il pouvait enfin réserver un vol à son nom et payer avec sa propre carte de crédit. Mademoiselle Kleinlein devint presque hystérique lorsqu'il lui annonça son retour au téléphone. Elle avait déjà craint le pire après toutes ces semaines sans nouvelles de lui.

Le chauffeur de taxi se faufilait adroitement entre les files de voitures pour arriver au plus vite à l'aéroport de Fiumicino. Malberg ne put s'empêcher de vérifier qu'il n'était pas suivi.

Il n'arrivait pas à se débarrasser des habitudes qu'il avait prises ces derniers temps. Quarante minutes plus tard, il était à destination, en dépit d'une circulation matinale très dense.

Le chauffeur de taxi s'était démené pour rien : le vol AZ 0432 d'Alitalia, départ 9 h 45, arrivée 11 h 25 à Munich, avait du retard. Le mot Delayed clignotait sur les panneaux d'affichage dans le hall de départ.

Une hôtesse rousse pria les passagers d'excuser ce retard d'une heure dû à un changement de pneus sur l'appareil, et elle distribua des bons donnant droit à un petit-déjeuner copieux dans un café.

Ce petit-déjeuner convenait fort bien à Malberg, qui avait quitté l'appartement de Barbieri sans même prendre un café, et encore moins des œufs brouillés au bacon ou l'une des délicieuses tentations qui s'offraient maintenant à lui.

Il était fermement décidé à quitter l'appartement de Barbieri dès son retour, deux jours plus tard, pour s'installer dans une chambre d'hôtel correcte.

Entre les œufs brouillés et le petit pain tartiné de gelée de groseilles, Caterina l'appela sur son portable pour lui dire qu'elle l'aimait.

Il n'y avait rien de plus agréable que de recevoir une déclaration d'amour dès le matin.

Pendant qu'ils échangeaient des banalités, Malberg observait les va-et-vient incessants dans le hall de l'aéroport. Ses yeux s'arrêtèrent sur un pilote en uniforme clinquant, entouré de quatre hôtesses. Leurs regards se croisèrent au moment où le petit groupe se rapprochait de lui, et Malberg fronça les sourcils.

Le pilote s'immobilisa.

- Lukas ? demanda-t-il en hésitant.

- Max ? répondit Malberg, incrédule, tout en terminant sa communication avec Caterina.

Max Sydow. Un camarade de classe dont il avait gardé un tout autre souvenir. Lors de leur dernière rencontre, il était en jean et en veste de cuir, ce qui avait déplu à certains porteurs de costumes.

Et voilà qu'il arborait aujourd'hui un uniforme qui lui allait comme un gant, avec quatre galons, une chemise blanche et une cravate bleu foncé.

- Comme le monde est petit ! s'exclama Sydow en lui tombant dans les bras. Qu'est-ce que tu fais à Rome ?

- Oh, ce serait trop long à raconter.

- C'est le genre de question stupide. Que peut bien faire un homme cultivé comme toi à Rome !

Sydow jeta un coup d'œil à sa montre et dit aux hôtesses qu'il allait les rejoindre dans cinq minutes.

- J'embarque dans quelques minutes pour Le Caire, raconta Sydow, l'Airbus A320 est en préparation. Et toi, tu retournes à Munich ?

- J'y vais juste pour voir si tout se passe bien là-bas, opina Malberg. Je rentre après-demain à Rome.

- Tu vis ici ? Je t'envie. Moi, j'habite à Francfort.

- Non, non, ce n'est pas exactement ça, expliqua Malberg. Je suis venu à Rome pour affaires et j'y suis resté, un peu contre mon gré, et du fait de circonstances particulières.

- Je vois. Lukas Malberg, le solitaire, celui qui a toujours mieux su parler aux livres qu'aux femmes, est tombé amoureux d'une Romaine au sang chaud. Félicitations, elle s'appelle comment ? Je la connais ?

Malberg sourit. Sydow n'y allait pas par quatre chemins. Il n'avait pas changé. En matière de femmes, Max en connaissait un rayon...

- Caterina, elle s'appelle Caterina et elle est journaliste. Et si jamais tu as eu quoi que ce soit à faire avec elle, je ne me priverai pas de te mettre mon poing dans la figure.

Les deux hommes éclatèrent de rire.

- Pour parler sérieusement, reprit Malberg, ce n'est pas à cause de Caterina que je suis à Rome depuis dix semaines déjà. C'est à cause de Marlène.

- Marlène Ammer ? Ne me dis pas que tu étais tombé amoureux d'elle. Voyez-vous cela : Lukas, à qui tous auraient donné le bon Dieu sans confession, fricotant avec deux femmes à la fois. Mais je dois dire que c'est incroyable ce que Marlène a pu changer. Elle n'était pas comme ça, autrefois ! Tu te souviens des horribles pulls tricotés à la main qu'elle portait pour venir au lycée ?

- Max, dit Lukas en essayant de freiner le flot de paroles de son ancien camarade, Marlène est morte.

- Arrête de dire des bêtises ! Ce n'est pas possible, s'exclama Max, horrifié et embarrassé à la fois. Un accident ?

- On a retrouvé Marlène morte dans sa baignoire.

- Un infarctus ?

Malberg secoua la tête.

- Certains indices accréditeraient plutôt l'hypothèse du meurtre.

Sydow regarda fébrilement sa montre. Il était déjà en retard. Il prit néanmoins le temps de s'asseoir à la table de Malberg.

- C'est horrible, ce que tu me dis là, dit-il tout bas. A-t-on arrêté l'assassin ?

- Non. On n'a même pas vraiment cherché à le retrouver.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

- L'affaire a été classée. C'est une histoire bien mystérieuse. Marlène a été enterrée dans le plus grand secret et dans l'anonymat. Et aujourd'hui, sa tombe comporte une stèle sur laquelle est gravé le nom de Jézabel, au-dessus d'un phrase tirée de l'Apocalypse : Ne crains pas ce dont tu vas souffrir.

- Mais c'est incroyable !

- Et ce n'est pas tout. Toute une délégation de la curie était présente à son enterrement, avec au moins deux cardinaux. Et la porte de l'appartement de Marlène, dans la Via Gora, a été murée. Dans la loge de la concierge, il y a aujourd'hui une religieuse qui n'a jamais entendu parler d'une Marlène Ammer qui aurait habité dans cette maison. Et la meilleure amie de Marlène, une marquise, a été tuée d'une balle de revolver, en pleine rue, devant chez elle.

- Lukas, tu ne serais pas en train de me raconter des bobards ? demanda Sydow d'un air méfiant.

- Crois-moi, je préférerais que tout cela soit faux ! Non, Max, c'est la triste vérité, même si on pourrait se croire en plein polar. Malheureusement pour moi, j'ai été la dernière personne à qui Marlène a téléphoné. Cela a bien sûr fait de moi le suspect numéro un. La police était à mes trousses. Mais le mandat d'arrêt a finalement été levé il y a quelques jours. Je veux à tout prix faire moi-même la lumière sur cette affaire. J'imagine que tu peux le comprendre.

- Tu as avancé ?

- Penses-tu ! Plus je me suis plongé dans l'affaire et plus je m'y suis retrouvé impliqué. Parfois, je me sentais même traqué comme Richard Kimble.

- Mais tu dois bien avoir une hypothèse ?

- À ce jour, les résultats obtenus dépassent de loin l'horizon d'un simple bouquiniste. Je dois te dire aussi que, ce qui ne facilite pas les choses, c'est que je connaissais à peine Marlène, bien que nous ayons été assis sur le même banc à l'école durant deux ans.

- Et quand on se retrouve, l'interrompit Max, chacun ne parle que de lui. Du genre : ma maison, mon entreprise, ma voiture, ma maîtresse.

- Exactement. La seule qui n'a jamais rien dit d'elle, c'était Marlène.

- Maintenant que tu me le dis, c'est vrai, je me souviens. On n'a pratiquement rien appris de sa vie. Au fait, sais-tu qu'elle a une sœur, très belle, un peu plus jeune qu'elle ? Elle est hôtesse à la Lufthansa. Elle s'appelle Liane.

- C'est la première fois que j'en entends parler.

- Un jour, j'ai lu le nom de Liane Ammer sur la liste des membres de mon équipage. Je lui ai demandé si elle était parente avec Marlène Ammer. Ammer, ce n'est pas un nom très courant. Elle m'a simplement dit que Marlène était effectivement sa sœur. Mais j'ai cru comprendre qu'elles ne s'appréciaient pas trop. Ce n'est pas rare entre sœurs.

- As-tu l'adresse de cette Liane Ammer ?

- Non. Je sais seulement qu'elle vit à Francfort. Mais, pour en revenir à Marlène, il faut quand même que je te dise quelque chose. Peu de temps après notre rencontre, j'ai fait escale à Rome. J'avais du temps à perdre. J'ai recherché son nom dans l'annuaire. Je l'ai appelée pour l'inviter à dîner dans un restaurant de son choix. Elle savait mieux que moi où on pouvait bien manger, n'est-ce pas ? Elle est venue. Mais accompagnée d'un type - je dirais - particulièrement étrange.

- Un type étrange ? Qu'est-ce que cela signifie ?

- Ce type était bien plus âgé qu'elle et n'était pas vraiment le genre de l'homme rêvé, si tu vois ce que je veux dire. J'ai eu l'impression qu'il surveillait chacun des mots de Marlène. Et quand je lui posais une question, il n'y répondait pas et changeait de sujet. Je ne lui ai trouvé qu'une qualité sympathique : il était gaucher, comme Albert Einstein, comme Bill Clinton et comme moi. Inutile de te rappeler que les gauchers ont le gène de l'intelligence...

- Je sais, Max, je sais, l'interrompit Malberg. Tu nous l'as suffisamment prouvé à l'école. Génétiquement parlant, je suis plutôt un droitier. Mais revenons-en à cet homme qui accompagnait Marlène. Qu'est-il ressorti de la conversation ?

- Rien, c'était une soirée plutôt ennuyeuse.

- Qui était ce type ? Il s'est bien présenté, non ?

- Bien sûr, mais je l'ai trouvé si antipathique que, dix minutes plus tard, j'avais déjà oublié son nom.

Sydow regarda sa montre.

- Il est grand temps que j'y aille. Je suis content de t'avoir rencontré. Je crois bien que nous n'avions jamais parlé ainsi durant toute notre scolarité. Je te serais reconnaissant de me tenir au courant en ce qui concerne Marlène.

Malberg le lui promit. Ils échangèrent leurs numéros de téléphone. Max Sydow disparut par la porte réservée aux membres d'équipage. Entre-temps, le petit-déjeuner de Malberg avait refroidi.

Une annonce nasilla dans les haut-parleurs :

- Embarquement immédiat du vol Alitalia AZ 0432 à destination de Munich. Les passagers sont priés de se présenter à la porte 33.

Malberg se leva. Il était pensif. La rencontre de Sydow et de Marlène accompagnée de ce mystérieux inconnu lui trottait dans la tête.

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