26

La pluie avait cessé de tomber lorsqu'Anicet partit vers Scheldeufer. La circulation était dense sur le quai Jordan. Il croisait des gens, le portable collé à l'oreille. Beaucoup de juifs orthodoxes tout de noir vêtus, avec des papillotes. Anicet eut subitement du mal à revenir à la réalité.

Ernest de Coninck, qui se faisait appeler Leonardo, l'avait entraîné l'espace de quelques instants dans un autre univers. Et Anicet ne cessait de s'étonner d'avoir écouté aveuglément et sans réticence les propos de cet homme. Il avait complètement perdu de vue ce qui l'avait conduit à cet endroit. Certes, il avait appris beaucoup de choses, mais il n'avait pas posé suffisamment de questions.

Il remonta lentement le fleuve, les mains enfoncées dans les poches de son trench-coat. Perdu dans ses pensées, il suivait des yeux les péniches qui glissaient poussivement sur l'eau. Arrivé au bout du quai Plantin, il héla un taxi.

Vingt minutes plus tard, le chauffeur taciturne, un Indonésien au visage doux, le déposa devant l'hôtel Firean dans la Karel Oomsstraat.

Ce petit hôtel à l'écart du bruit de la circulation se distinguait par sa façade pimpante de style Belle Époque et son entrée surplombée d'une marquise en fer forgé. Il était déjà tard. Un vent violent soufflait dans les rues. Anicet préféra rester à l'hôtel. À l'étage intermédiaire, à gauche de l'entrée, se trouvait un restaurant, dont la carte était limitée mais raffinée. Après avoir dégusté un poisson excellent, il regagna sa chambre au premier étage.

Les mains croisées sous la nuque, Anicet était allongé sur son lit et regardait un tableau accroché au mur devant lui. Il représentait une ancienne vue d'Anvers, la copie d'une œuvre d'un des innombrables peintres flamands que la ville avait engendrés.

Anicet laissait libre cours à ses pensées. Ce Leonardo est sans nul doute un homme de génie qui maîtrise l'art de la peinture comme Leonardo da Vinci, et qui en a assimilé tous les dons à un point tel qu'il s'identifie à son illustre modèle. Anicet ne savait que penser de ce comportement.

Était-il vraiment fou ou jouait-il seulement le rôle du fou pour mieux se moquer de l'humanité tout entière ?

Quelle que fût la vérité, il n'en restait pas moins qu'Ernest de Coninck, alias Leonardo, était une personnalité fascinante. On l'aurait cru créé tout exprès pour la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes. Anicet devait tout mettre en œuvre pour le gagner à leur cause. Il échafauda une stratégie.

Les génies, il en avait fait l'expérience au château de Layenfels, étaient vaniteux...

Anicet s'endormit sur cette idée. Il se réveilla au son de la cloche d'une église. Encore somnolent, il mit de l'ordre dans ses pensées en se rasant. Puis il prit son petit-déjeuner et régla sa note.

Il fit à pied le bout de chemin qui le séparait de la Luisenstraat. La pluie s'était calmée et la brise fraîche du matin était revigorante.

Leonardo lui avait conseillé de passer par-derrière.

Anicet s'engagea donc dans la petite ruelle dont les pavés étaient encore humides.

Il passa à côté des poubelles dans la cour intérieure et arriva à la porte par laquelle Leonardo l'avait fait sortir la veille. Il n'y avait pas de sonnette. Anicet frappa du poing sur le bois.

À l'intérieur, personne ne réagit. Anicet appuya sur la poignée. La porte n'était pas fermée.

- Maître Leonardo ! cria Anicet après avoir pénétré dans le couloir voûté. Maître Leonardo !

Comme la veille, la lumière était allumée. Anicet rejoignit à l'autre bout du couloir l'escalier pentu qui menait à l'étage.

Il gravit lentement les marches, l'une après l'autre, en espérant que le grincement bruyant attirerait l'attention de Leonardo sur son visiteur matinal.

- Maître Leonardo ! cria-t-il de nouveau, Maître L...

La voix d'Anicet s'étrangla soudain. Leonardo pendait à une corde accrochée au plafond de l'atelier. Une langue blanche comme de la viande avariée pendait de sa bouche ouverte.

Ses yeux exorbités, telles deux boules de verre laiteux, fixaient le vide. Sa tête, penchée sur le côté, laissait voir la naissance irrégulière de sa barbe.

Comme la veille, Leonardo portait son gilet et ses hauts-de-chausses rouges. Son bras gauche pendait le long de son corps. Le bras droit était légèrement replié et cachait son sexe, exactement comme sur le plus grand de ses chefs-d'œuvre, le suaire de Turin. Hasard ? Ou ultime message ?

Leonardo se mit tout à coup à tournoyer sur lui-même. Anicet laissa échapper un cri de stupeur. Mais il remarqua bientôt que c'était le courant d'air qui entraînait le cadavre dans cette danse macabre.

Ce spectacle inattendu avait paralysé les facultés de réflexion d'Anicet. Il retrouva lentement ses esprits. Que s'était-il passé ? L'attitude de Leonardo, la veille au soir, ne laissait en rien présager qu'il eût été las de la vie.

Anicet regarda autour de lui. Le désordre qui régnait dans l'atelier était le même qu'hier. Tous les tableaux se trouvaient à leur place, du moins dans la mesure où Anicet pouvait s'en souvenir.

Il remarqua seulement un escabeau d'environ deux mètres de haut, qui se trouvait juste à droite à côté de l'escalier. Il doutait de l'avoir vu la veille à cet endroit.

Soudain, il comprit : Leonardo était accroché à au moins un mètre et demi du sol, or rien ne permettait de comprendre comment il avait pu fixer la corde à la poutre. Il n'y avait même pas de chaise, ici, et d'ailleurs une chaise aurait été bien trop basse.

Il restait l'échelle, et celle-ci était appuyée au mur.

La certitude que Leonardo ne s'était pas suicidé gagna peu à peu Anicet. En même temps, il comprit qu'il était temps de quitter les lieux, et ce le plus rapidement possible.

Загрузка...