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Il était encore tôt. Le cardinal Gonzaga était assis devant deux piles de dossiers soigneusement entassés dans son bureau situé dans le palais du Saint-Siège apostolique, directement en dessous des appartements privés du pape. Des voix lui parvenaient par la fenêtre entrouverte qui donnait directement sur la place Saint-Pierre. Il reconnut les pères franciscains, bavards comme des pies, qui se rendaient du Palazzo del Tribunale aux confessionnaux de la Basilique... Gonzaga apposait machinalement sa signature au bas des documents ; il ne semblait pas vraiment être à ce qu'il faisait, car son regard pensif se tournait sans cesse vers la fenêtre, comme si toute cette paperasserie l'ennuyait. Il finit par poser son stylo noir pour s'adosser à son fauteuil, tout en remettant en place la ceinture rouge qui épousait les contours de son ventre, sous sa soutane noire.

Le secrétaire du cardinal entra dans la pièce sans frapper.

- Bonjour, Éminence, le courrier !

- Quelque chose d'important ? demanda Gonzaga en jetant un regard rapide aux lettres déjà ouvertes.

- Autant que je puisse en juger, non, Éminence. À moins que...

- Oui ?

Soffici extirpa une feuille du tas de courrier.

- Un courriel de l'archange Gabriel !

- C'est un peu niais, vous ne trouvez pas ?

- L'idée n'est pas de moi, mais de sœur Judith, de l'Ordre des sœurs servantes de l'Eucharistie, qui s'occupe du service Internet. Elle a donné à ses ordinateurs des noms d'archanges : Michel, Raphaël et Gabriel.

Gonzaga s'efforça de sourire. Chose qu'il ne savait pas faire. Comme il se plaisait à le dire, derrière un sourire, c'est le diable qui se cache.

Depuis sept ans qu'il exerçait cette fonction de cardinal secrétaire d'État, Gonzaga avait appris que seule une bonne dose de cynisme permettait de supporter le fardeau de sa charge. Soudain, il se figea à la lecture du message imprimé :

Éminence. Ce fut pour moi une joie, pour ne pas dire un plaisir, de vous rencontrer dans le ciel. En ce qui concerne la proposition que je vous ai faite, je suis prêt à vous céder cet échantillon du sang de Notre-Seigneur contre une somme de cent mille dollars, un montant qui me paraît convenable. Je me permettrai de vous contacter dans les jours qui viennent, afin de mettre au point les modalités de la transaction, en usant du pseudonyme suivant : Gueule-brûlée.

Le cardinal était plus choqué par le nom du signataire que par l'insolence du texte.

- Un fou, remarqua Soffici avec un haussement d'épaules qui cachait mal sa perplexité. Nous recevons presque quotidiennement des lettres de ce genre. Mais il faut avouer que celle-ci se différencie des autres par son art consommé de la formulation. Que veut-il dire lorsqu'il écrit qu'il vous a rencontré dans le ciel ?

Gonzaga se leva et commença à marcher de long en large, les mains jointes derrière le dos. Il finit par fermer la fenêtre, comme s'il craignait les oreilles indiscrètes :

- Soffici, vous êtes un secrétaire dévoué dont je n'ai jamais eu à me plaindre à ce jour. Je vous ai mis sans hésiter dans le secret en ce qui concernait l'affaire du linceul de Notre-Seigneur.

- J'ignore, Éminence, où vous voulez en venir. Ai-je jamais commis une indiscrétion qui vous aurait donné matière à redire ?

À entendre le secrétaire, on aurait pu croire qu'il avait presque mauvaise conscience.

- Non, pas le moins du monde. Je voulais seulement attirer une fois encore votre attention sur le fait que la situation est explosive. Je vous prie donc de ne parler à personne de ce que je vais vous dire, ne serait-ce que sous la forme d'une allusion. Personne, quand bien même il serait membre de la curie, ne doit rien en savoir.

Soffici acquiesça en silence.

- Lors de mon vol Francfort-Milan, commença Gonzaga à voix basse, un inconnu est venu inopinément s'asseoir à côté de moi et m'a mis sous le nez un petit morceau d'étoffe dans un sachet plastique ; le tout n'étant guère plus grand qu'un timbre-poste de forme trapézoïdale.

- Que Dieu nous garde ! Je redoute le pire. Le morceau d'étoffe manquant du linceul !

- Votre pressentiment ne vous trompe pas, Soffici. Sauf que cette histoire est encore plus funeste que vous ne l'envisagez. Ce minuscule morceau de lin présente une indéniable trace de sang...

- Non ! Mais je croyais l'affaire définitivement liquidée depuis notre séjour au château de Layenfels.

- C'est ce que je croyais, moi aussi.

- Avez-vous une idée de l'identité de ce mystérieux homme d'affaires ?

- L'inconnu ne m'a pas dit son nom. Et quand bien même il l'aurait fait, le nom qu'il m'aurait donné aurait probablement été faux. On ne peut que plaindre cet homme très reconnaissable à son visage défiguré par d'horribles cicatrices de brûlures, qu'il tentait de dissimuler sous un grand chapeau noir.

- Éminence, quelles sont vos intentions ? Vous ne songez quand même pas à céder à ses exigences ? Je veux dire par là que cent mille dollars représentent une somme conséquente pour un petit bout de tissu dont on ne sait même pas s'il est authentique. Mais d'un autre côté...

Gonzaga se tut pendant un long instant. Puis il répondit d'une voix hésitante :

- Que sont cent mille dollars comparés aux dégâts que cette relique peut occasionner ? Vous savez de quoi je veux parler.

- Je sais, dit Soffici en hochant vigoureusement la tête. Mais... il s'agit bel et bien d'un chantage...

En guise de réplique, le téléphone sonna. Soffici décrocha et écouta le correspondant avant de passer le combiné à Gonzaga :

- C'est pour vous !

- Avez-vous reçu mon message ?

Le cardinal reconnut immédiatement la voix.

- Oui, répondit-il à voix basse.

- Bien. Je vous attends demain après la tombée de la nuit, à vingt et une heures, avec l'argent dans un sac plastique.

- Et où cela ?

- Sur la Piazza del Popolo. Je suppose que vous viendrez avec votre chauffeur et que vous serez assis derrière à droite, comme d'habitude. Dites-lui de se mettre sur la file extérieure du rond-point et de tourner autour de l'obélisque jusqu'à ce que je vous fasse signe avec ma lampe de poche. Je dessinerai une croix avec ma lampe. Dites alors au chauffeur de s'arrêter. Il n'y en aura pas pour longtemps. Dix secondes tout au plus.

- Mais...

- Il n'y a pas de mais. L'argent en échange de la marchandise. Vous me faites confiance, je vous fais confiance. L'opportunité ne se présentera pas deux fois.

L'inconnu raccrocha.

- Éminence ! s'exclama Soffici, le regard soucieux, en se campant devant le secrétaire d'État. Ne me dites pas que vous avez accepté ce marché ?

- Si, Soffici, si.

- Cent mille...

- ... dollars, oui.

- Et comment comptez-vous faire avec la comptabilité, Éminence ?

- Ne vous inquiétez pas pour cela. J'en fais mon affaire. Il existe un fonds secret auquel on peut avoir recours en pareille circonstance. Inutile donc que vous vous torturiez les méninges.

Soffici s'inclina avec déférence. Il n'ignorait pas l'existence de ces fonds secrets destinés à financer les besoins exceptionnels de l'Église. Dans la curie, on parlait de sommes faramineuses amassées sur des comptes occultes, disponibles en cas d'événements particuliers. On disait que cet argent provenait de ce qu'il était convenu d'appeler des dons, effectués par des personnes haut placées qui avaient ainsi acheté la nullité de leur mariage. Ce fonds échappait à toute vérification comptable. Le secrétaire d'État Gonzaga était le seul à y avoir accès.

- L'affaire comporte des risques, remarqua le monsignor Soffici, la mine absorbée. Peu importe qui se cache derrière cet inconnu, ce genre de personne détient des informations accessibles aux seuls initiés. Autrement, comment expliquer qu'il ait pu vous téléphoner sur votre ligne directe ? Les sœurs de la Famiglia Paolina, qui gèrent le central téléphonique, n'auraient jamais fait suivre un appel anonyme.

Gonzaga leva les yeux vers son secrétaire.

- Vous êtes donc d'avis qu'ils ont un des contacts jusque derrière les murailles léonines.

Le cardinal tira un immense mouchoir de la poche de sa soutane pour éponger la sueur qui perlait sur son crâne dégarni. Soffici grimaça de dépit. Puis il contempla les ongles de sa main droite avant de répondre, en gardant le regard baissé :

- Qui sait, Éminence ?

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