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La salle de l'hôtel des ventes Hartung & Hartung sur la Karolinenplatz à Munich était comble. Les conservateurs des grandes bibliothèques européennes, les libraires, les bouquinistes venus d'outre-mer et bien sûr les collectionneurs à l'affût de bonnes occasions y étaient assis en rangs serrés.

Le commissaire-priseur avait fort à faire. En l'espace de trois jours, ce petit homme frêle, soigné, aux cheveux clairsemés, avec ses lunettes à monture dorée, allait proposer deux mille cinq cent quarante articles aux enchères : des livres, des manuscrits et des autographes.

Malberg était venu ici pour renouveler son stock de livres anciens. Comme à son habitude, il avait pris place dans la dernière rangée.

Cela faisait partie des tactiques des professionnels qui pouvaient ainsi observer les autres acquéreurs et adapter leur comportement aux leurs.

Pour dix-huit mille euros, Malberg avait acquis un bréviaire à dix-sept lignes datant de 1415 : enchère de départ, seize mille euros.

Un achat bon marché si l'on considérait l'écriture manuscrite en latin, les bordures de couleur et les initiales rouges et or. À la revente, il ferait la culbute sans problème.

Il manqua l'achat d'un herbier de Hieronymus Bosch, datant de 1577 et qui provenait de l'abbaye de Weingarten. Le livre relié en cuir pleine fleur était illustré de nombreuses lithographies originales ; il passait pour l'un des plus beaux herbiers du seizième siècle. Depuis son impression, on connaissait tous ceux qui en avaient été les propriétaires.

Un livre de ce genre avait un prix, estimé à trente mille euros. Malberg n'était pas prêt à le payer si cher. Il arrêta de surenchérir à vingt mille euros.

Les enchères allaient bon train. Lorsque deux heures plus tard le commissaire-priseur passa au numéro 398 du catalogue, un murmure parcourut la salle.

Ce livre datant du dix-neuvième siècle, habilement mis en valeur par le commissaire-priseur, avait fait couler beaucoup d'encre depuis quelque temps. On spéculait sur le prix qu'il pourrait atteindre, mais aussi sur son contenu.

Il s'agissait d'un ouvrage exceptionnel, intitulé Peccatum octavum. On n'aurait jamais dû retrouver d'exemplaire du Huitième Péché, car l'ouvrage avait été interdit par Pie IX. Sur ordre de sa Sainteté, toutes les bibliothèques avaient à l'époque été fouillées, et les exemplaires trouvés avaient été brûlés en présence de témoins.

L'auteur de ce livre était un biologiste augustinien, Gregor Mendel. Ce même Mendel, précurseur en génétique, qui était à l'origine des lois qui avaient pris son nom. Mendel était originaire de Silésie autrichienne, l'actuelle République tchèque.

C'était d'ailleurs là-bas que le volume avait été découvert, chez un bouquiniste, sur une étagère dévolue aux langues étrangères. L'ouvrage sommeillait là depuis la fin de la guerre, coincé entre les premières éditions de Karl May et une traduction allemande des Aventures du brave soldat Schwejk. Un étudiant en génétique l'avait acheté pour vingt euros. Le nom de l'auteur lui disait bien quelque chose.

Mais ce livre, à l'exception du titre en latin, était écrit dans une curieuse langue illisible, qu'il n'avait pu déchiffrer.

L'étudiant s'était renseigné, et on lui avait dit qu'il s'agissait d'un précieux exemplaire pour bibliophiles pouvant, dans une vente aux enchères, atteindre un prix à six chiffres.

- La mise à prix est de cinquante mille euros ! Qui dit mieux ?

Le commissaire-priseur arborait une mine grave tandis qu'il laissait son regard errer sur l'assistance. Un journal avait estimé la valeur de ce livre dont le contenu sentait le soufre, à cent mille euros.

- Cinquante-cinq mille ! Soixante ! Soixante-cinq ! Soixante-dix ! Soixante-quinze ! Quatre-vingts ! Quatre-vingt mille euros une fois !

Silence.

- Quatre-vingt-cinq !

Le commissaire-priseur pointa le doigt sur un homme en costume croisé gris qui était assis au premier rang.

- Cent mille euros ! fit une assistante qui était en communication téléphonique avec un client.

- Cent mille euros une fois !

À partir de là, une bataille d'acquéreurs potentiels se déchaîna. En l'espace de quarante secondes, entre la salle et le téléphone, le prix grimpa à deux cent trente mille euros.

- Deux cent trente mille euros, répéta le commissaire-priseur avec un calme feint. Deux cent trente mille une fois... Deux cent trente mille deux fois...

Soudain un homme assis à côté de Malberg sembla se réveiller. Il était pâle, il avait les cheveux peignés en arrière et tenait le numéro 22 à la main.

- Deux cent trente-cinq mille pour le monsieur du dernier rang. Une fois, deux fois - plus personne ? Adjugé ! Vendu !

Des applaudissements s'élevèrent dans la salle, comme chaque fois qu'une somme élevée était atteinte.

Malberg regarda son voisin. Celui-ci gardait le regard rivé devant lui, comme si tout cela ne le concernait pas. Par la suite, l'inconnu ne se départit pas de son immobilité lorsque des incunables de grande valeur furent mis en vente.

- Pardonnez-moi de vous adresser ainsi la parole, commença Malberg en se tournant vers son voisin au visage pâle. Vous êtes collectionneur ?

L'inconnu tourna la tête vers lui comme un automate et le regarda de ses yeux profondément enfoncés dans les orbites avant de répondre, sur un ton qui était froid sans être inamical :

- Je crois que cela ne vous regarde pas, monsieur.

Son allemand était parfait, bien que teinté d'un léger accent italien.

- Bien sûr, répondit Malberg considérant déjà que l'échange était terminé.

Mais l'homme pâle engagea à nouveau la conversation :

- Qu'est-ce qui vous fait dire que je suis un collectionneur ?

- Eh bien... fit Malberg qui avait du mal à formuler sa réponse. Il n'y a qu'un collectionneur qui puisse débourser une somme aussi faramineuse pour un livre dont la valeur reste à déterminer.

- Vous voulez dire que le livre pourrait être un faux ?

- Absolument pas. Ce qui distingue le marché du livre du marché de l'art, c'est que les faux y sont extrêmement rares. Vous connaissez sans doute cette phrase de Camille Corot. Cet artiste a peint dans sa vie plus de deux mille tableaux ; or il en existe trois mille, rien qu'en Amérique. Non, contrefaire un livre datant des débuts de l'imprimerie serait bien trop compliqué. Et puis, il est facile de dater avec précision du papyrus ou du papier.

- Vu sous cet angle, l'ouvrage de Mendel est relativement récent !

- Justement. Sa valeur repose sur le fait qu'il soit unique, tant de par son histoire que de par son contenu.

Celui que Malberg avait pris pour un collectionneur parut subitement intrigué.

- Vous connaissez le contenu du livre ?

- Oui. Ou plutôt non. J'ai seulement une vague idée de ce qui y est dit.

- Tiens donc, fit l'inconnu, arborant un sourire condescendant qui exprimait moins son contentement que son savoir et sa supériorité. Alors, vous en savez plus que moi, ajouta-t-il avec ironie.

Il était évident que cet homme ne le prenait pas au sérieux. Malberg trouvait son attitude désagréable. Il se pencha vers son voisin pour lui chuchoter :

- Seuls quelques rares bibliophiles - et ce ne sont même pas des experts - connaissent l'existence de ce livre de Gregor Mendel. Pourtant, cet ouvrage est parmi les plus importants qui aient jamais été écrits. Mais on le croyait disparu. De plus, il a été rédigé en langue cryptée, ce qui explique qu'il soit tombé dans l'oubli. Pas étonnant, du coup, que le livre et son contenu donnent lieu aux spéculations les plus folles. Mais vous le savez certainement déjà depuis longtemps. Les journaux n'arrêtent pas d'en parler.

- Non, non ! fit l'homme pâle, qui paraissait tout à coup impressionné. Vous semblez en savoir plus que ce qui est écrit dans les journaux. Je me demande seulement d'où vous tenez tout ce savoir...

Ce fut au tour de Malberg d'arborer une certaine arrogance pour répondre, avec un sourire délibérément condescendant :

- J'ai fait des études de bibliothécaire et j'ai rédigé un mémoire sur les ouvrages disparus de la littérature mondiale. Le Peccatum octavum, le livre de Gregor Mendel, en fait partie. Je ne pouvais pas me douter qu'un jour, un exemplaire de cet ouvrage referait surface.

Il était presque midi, et la conversation menée à voix basse par les deux hommes dans la dernière rangée commençait à agacer certaines personnes dans la salle.

- Me feriez-vous l'honneur de venir déjeuner avec moi ?

Malberg nota l'élégance avec laquelle son voisin s'exprimait.

- Avec plaisir, répondit-il, sans se douter de l'aventure dans laquelle ces deux petits mots allaient le précipiter.

La brasserie était située au pied d'un ensemble d'immeubles d'architecture postmoderne froide et sobre. Elle était connue pour l'excellence de sa cuisine méditerranéenne.

Entre les pâtes et la dorade grillée que le serveur leur avait recommandées, l'inconnu reprit le sujet de la conversation entamé lors de la vente :

- Vous pensez donc qu'il ne sera pas facile de traduire ce livre écrit dans une langue étrange ?

- Effectivement. Autant que je me souvienne, Friedrich Franz, moine à l'abbaye Saint-Thomas de Brünn, a laissé dans un de ses ouvrages un indice concernant le livre mystérieux de Gregor Mendel. Cet indice concerne aussi bien le contenu du livre que la langue chiffrée. Il ne tenait pas, semble-t-il, à ce que ses frères de l'abbaye eussent connaissance du résultat de ses recherches.

- Connaissez-vous la signification du titre du livre ?

L'inconnu arborait un sourire plein de suffisance.

- Pour être franc, non.

- Alors, j'ai déjà ce privilège !

Malberg ne put s'empêcher de dire :

- Je serais curieux d'en connaître le sens !

L'inconnu se redressa comme un prédicateur et répondit avec un air théâtral :

- La théologie de la morale décrit sept péchés capitaux : l'orgueil, l'avarice, la colère, l'envie, la gourmandise, la luxure, l'orgueil et la paresse. D'après Matthieu, chapitre 12, Jésus a dit que le péché et le blasphème seraient pardonnés aux hommes. Mais l'évangéliste évoque un autre péché, le huitième, le péché contre le Saint-Esprit. Et celui-ci, dit Jésus, ne sera pas pardonné, ni dans ce siècle ni dans les siècles à venir.

Malberg regarda longuement l'homme assis en face de lui.

- Vous êtes théologien ? finit-il par demander.

- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

- Vous employez des expressions que seul un théologien emploie.

Son interlocuteur se contenta de hausser les épaules. Au lieu de répondre, il poursuivit :

- Durant des siècles, les théologiens se sont perdus en conjectures pour comprendre la teneur du péché contre le Saint-Esprit. Ma conviction est que, dans son livre, Gregor Mendel répond à cette question.

- À ma connaissance, dit Malberg, le Saint-Esprit représente dans la Bible le savoir et la connaissance par excellence. Et cela signifie que Mendel aurait découvert ce qu'il aurait mieux fait de ne pas découvrir. L'interdiction prononcée par le pape va dans ce sens. Un homme étrange, ce Gregor Mendel, vous ne trouvez pas ?

- Certes. Mais son originalité va vraisemblablement plus loin. Vous savez que, de son vivant, Gregor Mendel n'a pas été reconnu comme le découvreur des lois fondamentales de l'hérédité. Ce n'est que bien des années après sa mort qu'on a redécouvert les fondements de la biologie moderne, de l'évolution et les règles de l'hérédité humaine. Le fait qu'il soit resté méconnu a certainement été décisif pour Mendel. Il a alors décidé de conserver pour lui sa plus grande découverte. Il l'a dissimulée dans un livre pour ne la livrer qu'à un petit cercle d'initiés.

L'inconnu au visage pâle avait cessé de manger depuis longtemps. Il fixait Malberg tout en parlant, comme s'il voulait lui confier quelque chose. Il finit par dire, avec le plus grand sérieux :

- Vous sentiriez-vous capable de décrypter ou de traduire le texte du livre ? Nous nous mettrions d'accord sur vos honoraires. J'imagine, compte tenu du travail nécessaire pour décrypter cette écriture, qu'une somme avoisinant les cent mille euros pourrait convenir.

Cent mille euros ! Malberg s'efforçait de paraître calme. Son mémoire de maîtrise datait déjà de quelques années, mais, si ses souvenirs étaient bons, le frère Friedrich Franz disait que Mendel avait eu recours à un stratagème assez simple, à un banal tour de passe-passe : il aurait écrit en allemand en remplaçant l'alphabet latin par l'alphabet grec. Un procédé cryptographique qui avait été utilisé pour la première fois à l'époque de la Renaissance.

Pendant qu'il réfléchissait au système d'encodage, il entendit toutefois son mystérieux interlocuteur lui dire :

- Il faudrait que vous effectuiez ce travail au château de Layenfels.

Un concert de sirènes d'alarme retentit alors dans la tête de Malberg. L'homme pâle avait-il bien dit « au château de Layenfels » ? Au château de Layenfels, à l'endroit même où le monsignor Soffici avait trouvé la mort dans des circonstances troublantes ?

Malberg s'affola. Pouvait-il vraiment s'agir de la forteresse dont le porche arborait cette croix étrange, qui figurait sur le médaillon de Marlène ?

Il sentait le sang battre dans ses tempes. Il gardait les yeux rivés sur la nappe blanche. Qu'est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Il s'était mis dans cette situation en toute naïveté, mais cela ne pouvait pas être le fruit du hasard.

L'inconnu enchaîna :

- Vous comprendrez que je ne sois pas prêt à confier un livre aussi précieux à n'importe qui.

- Bien sûr, bredouilla Malberg qui ne savait absolument pas quelle attitude adopter.

Se lever et partir sans un mot serait sans doute la plus mauvaise des solutions. Malberg savait maintenant d'où venait l'inconnu. La question était de savoir si l'inconnu le connaissait, lui aussi.

C'est invraisemblable, pensa Malberg. C'était lui qui avait adressé la parole à l'inconnu au visage pâle, et non l'inverse. Et l'inconnu avait d'abord fait preuve d'une grande réticence à son égard.

- Quand pouvez-vous commencer ? demanda l'homme sans attendre son assentiment.

Tout à coup, il semblait pressé.

Malberg caressa son menton, comme s'il essayait de se souvenir des rendez-vous qu'il avait pris pour les semaines à venir. En réalité, il était bien trop troublé pour donner une réponse si rapidement. D'un côté, ignorant tout de ce qui l'attendait, il avait l'intention de décliner l'offre. De l'autre, elle représentait peut-être l'occasion d'élucider l'énigme de la mort de Marlène.

Il sentait le regard pénétrant de l'homme posé sur lui et n'osait pas lever les yeux. Il ressentit l'arrivée du serveur, qui venait débarrasser la table, comme une délivrance.

- Vous vous méfiez de moi, dit l'inconnu. Je ne peux pas vous en vouloir.

Malberg voulut répondre : « Mais absolument pas ! » Non pour dissimuler la vérité, mais par souci de politesse, pour expliquer aussi son mutisme. Mais il n'en eut pas le temps. L'homme au visage livide prit la mallette noire qu'il serrait entre ses jambes sous la table et l'ouvrit.

Malberg écarquilla les yeux en découvrant le contenu : il devait bien y avoir là un demi-million d'euros, en coupures de cinq cents euros rassemblées en liasses de dix mille euros, retenues par des bandeaux de la Deutsche Bank.

Dans ce trésor, l'inconnu préleva vingt mille euros, qu'il fit glisser sur la table, en direction de Malberg.

- Considérez cette somme comme un acompte pour le travail que je vous demande.

- Mais vous ne me connaissez même pas, chevrota Malberg en jetant des regards embarrassés à gauche et à droite. Au fait, je m'appelle Andreas Walter, ajouta-t-il.

- Anicet, répondit son interlocuteur. Appelez-moi Anicet. Et maintenant, ramassez cet argent.

Anicet ? Un des démons les plus malins ? Quel nom étrange, pensa Malberg sans laisser transparaître la moindre inquiétude.

- Quand pensez-vous pouvoir venir ? insista l'homme. Vous viendrez, n'est-ce pas ?

- Bien sûr, répondit Malberg en faisant disparaître l'argent dans sa poche. Disons, après-demain, si cela vous convient.

- Vous secouez la tête ?

Anicet avait remarqué l'infime hochement de tête de Malberg.

- Il y a deux heures, nous ne nous connaissions pas encore, dit Malberg, et vous mettez vingt mille euros sur la table en escomptant que je viendrai chez vous et que je fournirai un travail dont vous ne savez même pas si je suis capable de le faire.

Anicet haussa les épaules :

- Croyez-moi, je sais apprécier la personnalité d'un homme. Jamais encore je ne me suis trompé.

Malberg tressaillit. On pouvait interpréter cette réponse comme une menace voilée. Mais il avait pris une décision et il ne pouvait plus faire marche arrière.

Il pensa à la chaîne et à son mystérieux médaillon, qui lui avait ouvert de nouveaux horizons en soulevant aussi de nouvelles questions.

Malberg demanda à brûle-pourpoint :

- Que faites-vous au château de Layenfels ? On a pu lire dans les journaux...

- Un tissu de mensonges, l'interrompit Anicet. J'espère que vous ne croyez pas ce que dit la presse. Vous savez ce que c'est d'avoir des détracteurs ! La confrérie des Fideles Fidei Flagrantes jouit du soutien de scientifiques hautement qualifiés, d'historiens et de théologiens dont les recherches n'ont pas été reconnues par le grand public. Soit parce qu'ils n'ont pas été compris par les imbéciles qui les entouraient, soit parce qu'ils ont été victimes de campagnes diffamatoires de la part de leurs concurrents. Ils partagent la même volonté de comprendre le miracle de la condition humaine. Et, naturellement, le phénomène de la foi en fait partie. Vous saisissez ?

Malberg ne comprenait que la moitié des explications d'Anicet. Ce mystérieux livre acheté à prix d'or par son interlocuteur jouait certainement un rôle dans ces recherches. Mais, en ce moment, tout cela l'intéressait peu. Ce qui le préoccupait, c'était de découvrir les relations qui avaient pu exister entre cette confrérie et Marlène.

- Il y avait une autre chose que je voulais vous demander. Y a-t-il aussi des femmes dans votre confrérie ?

Le visage d'Anicet se crispa. Il répondit par une autre question :

- Vous êtes marié ?

- Non. C'était juste à titre de renseignement.

- La présence de femmes ne ferait que perturber notre travail. Croyez-moi.

Après avoir marqué une pause artificielle, il poursuivit en regardant par la fenêtre.

- En cas d'urgence, il y a, à Bonn ou à Coblence, des dames serviables. J'espère avoir répondu à votre question.

- Oui, bien sûr, se contenta de répondre Malberg, surpris par la façon dont Anicet avait interprété sa question.

- Alors, sommes-nous d'accord ? insista ce dernier en le transperçant du regard.

Malberg acquiesça mollement.

- J'espère que vous serez satisfait de mon travail.

- Vous êtes l'homme de la situation ! dit Anicet en s'efforçant de rire sans y parvenir vraiment. C'est un heureux hasard qui nous a valu de nous rencontrer. Une chose encore : la confrérie exige de ses collaborateurs la plus grande discrétion.

- Je comprends.

- Lorsque vous arriverez au château de Layenfels, vous n'aurez qu'à donner le code suivant : « Apocalypse 20,7 ». Cela vous ouvrira toutes les portes.

Malberg remarqua que ses mains étaient moites. Il murmura, presque contre son gré :

- Lorsque les mille ans seront accomplis, Satan sera libéré de son cachot.

Ses paroles surprirent Anicet.

- Mais, dites-moi, vous auriez fait un bon théologien ! D'ailleurs, la plupart des théologiens ne sont pas capables de citer l'Apocalypse de saint Jean.

Malberg haussa les épaules et voulut minimiser sa connaissance des Écritures. Il aurait pu ajouter : « Ce sont les derniers mots que la marquise, la meilleure amie de Marlène, a prononcés avant d'être assassinée dans la rue. » Devait-il dire à cet homme au visage exsangue qu'il avait recherché depuis lors la signification de cette référence ?

Il répondit donc :

- Pour un homme comme moi, qui ne s'occupe que de livres anciens, l'Apocalypse fait partie de la culture générale.

La réponse fit son effet. Anicet hocha la tête, admiratif.

- Des gens comme vous sont prédestinés à entrer dans notre confrérie. Vous devriez y réfléchir.

Puis il fit un signe au serveur et demanda l'addition.

Au même instant, le portable de Malberg vibra dans sa poche.

- Veuillez m'excuser, dit-il en se levant pour sortir rapidement dans la rue.

C'était Caterina. Malberg ne la laissa pas parler :

- Je ne peux pas te parler maintenant. Excuse-moi, je te rappelle dans dix minutes, dit-il en mettant fin à la communication.

Lorsqu'il rentra dans le restaurant, la place d'Anicet était vide.

Malberg resta un court instant perplexe. Mais seulement un court instant.

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