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Ce lundi-là, le train de nuit reliant Munich à Rome arriva avec du retard à la Stazione Termini. Non seulement Malberg avait mal dormi, mais le petit-déjeuner servi par le contrôleur des wagons-lits était infect.

De fort mauvaise humeur, Malberg parcourut le quai en traînant sa valise. Dans un italien irréprochable, il indiqua son adresse au chauffeur de taxi :

- Via Giulia 62. Hôtel Cardinal. Per favore.

C'était une erreur, car l'homme en profita pour raconter sa vie à cet étranger qui parlait si bien sa langue. Malberg ne retint rien de l'ennuyeux récit si ce n'est l'existence de cinq filles.

L'hôtel était situé à proximité de la Piazza Navona, dans le quartier des antiquaires et des bouquinistes. Malberg était déjà descendu quelques fois ici. À la réception aux murs tendus de tissu rouge, le concierge l'accueillit donc avec force amabilités.

Une fois dans sa chambre, il défit sans entrain sa valise - faire et défaire ses bagages l'insupportait -, puis il prit le téléphone et composa un numéro de portable à onze chiffres.

Il attendit un bon moment avant que l'on décroche.

- Allô ? répondit une voix ensommeillée.

- Marlène ?

Malberg hésita.

- Lukas, c'est toi ? Où es-tu ? Quelle heure est-il ?

- Une question après l'autre ! dit Malberg joyeusement. Oui, c'est moi. Je viens d'arriver à l'hôtel Cardinal. Il est dix heures vingt-cinq. D'autres questions ?

Au bout du fil, la femme eut une exclamation amusée.

- Lukas, tu ne changeras jamais ! Toujours le mot pour rire !

- Nous avions rendez-vous, tu te souviens ?

- Je sais, mais je ne suis vraiment pas du matin. Écoute, je passe te chercher dans une heure. Ensuite nous nous rendrons ensemble chez la marquise. À tout de suite !

Lukas regarda le combiné, surpris. On aurait dit qu'il attendait encore un au revoir, mais Marlène avait raccroché depuis belle lurette.

Il connaissait bien le caractère lunatique de Marlène, sa manie de prendre des décisions sur un coup de tête ou de suivre ses élans d'enthousiasme. Ils avaient partagé pendant deux ans le même banc à l'école.

Mais, comme c'est si fréquemment le cas, ils s'étaient ensuite perdus de vue et ne s'étaient retrouvés que pour fêter les vingt ans de leur baccalauréat. Lénou - c'était le surnom un peu cavalier qu'il avait donné autrefois à Marlène - l'avait surpris.

On pouvait même aller jusqu'à dire qu'elle l'avait séduit. Lénou, la petite bourgeoise d'autrefois, était devenue une superbe femme très sexy.

Peu de temps après le bac, elle avait abandonné ses études de biologie. Marlène était incapable d'expliquer ou ne voulait pas expliquer ce qui l'avait amenée à s'installer à Rome. Elle n'avait pas non plus dit de quoi elle vivait au juste.

Toujours est-il que, contrairement à toutes les autres filles de la classe, elle n'était pas mariée. Ce qui ne manquait pas de surprendre.

Lukas Malberg, bouquiniste de profession, vivait à Munich où il avait pignon sur rue. Marlène lui avait fait très forte impression.

Lorsqu'elle lui avait téléphoné la semaine dernière, elle avait fait allusion, en passant, à une marquise ruinée de sa connaissance, qui voulait se séparer de la collection de livres de feu son mari - une collection qui comptait entre autres quelques ouvrages précieux datant du quinzième siècle.

Malberg lui avait immédiatement manifesté son intérêt. En réalité, il n'avait pas entrepris ce voyage à Rome uniquement à cause des livres.

Malberg était un sémillant célibataire, Marlène une femme attirante. Et Rome offrait le décor idéal pour une aventure plaisante.

Marlène n'était évidemment pas à l'heure. Lukas s'y attendait. La circulation dans Rome rend hasardeux tout rendez-vous précis. Vers midi et demi, elle n'était toujours pas arrivée ; Malberg appela la jeune femme sur son mobile. Il fut transféré sur sa boîte vocale.

Il essaya de la joindre à son numéro de fixe, et tomba sur un disque : « Le numéro que vous avez demandé n'est pas disponible actuellement. »

Pensant s'être trompé en numérotant, Lukas renouvela son appel.

Après la troisième tentative, il renonça. Perplexe, il observa la rue par la fenêtre. Au bout d'une demi-heure d'attente, il décida d'appeler à nouveau.

« Le numéro que vous avez demandé n'est pas disponible actuellement. »

Malberg s'inquiétait. Si Marlène avait eu un contretemps, pourquoi ne l'avait-elle pas appelé ?

Sur une petite feuille, il avait noté son adresse à côté des numéros de téléphone : Via Gora 23. Devant la porte de l'hôtel, Malberg héla un taxi.

Avec ses cinq étages, comme presque tous les immeubles de la rue, celui situé dans le Trastevere donnait l'impression d'être un peu à l'abandon.

Datant du siècle dernier, son porche majestueux, flanqué de deux hautes colonnes, ne pouvait masquer la nécessité d'une rénovation.

Malberg avait appris de la bouche même de Marlène qu'elle habitait un vaste appartement sous les toits avec terrasse et vue sur le Tibre et le Palatin.

Il se dirigea vers l'ascenseur en passant devant une plantureuse concierge qui l'observa avec un air faussement détaché par la porte entrebâillée de sa loge. Il avisa le nom de la gardienne sur une plaque : Fellini. Cela le fit sourire. L'incroyable ascenseur en acajou foncé, avec ses vitres taillées en biseau, descendit au rez-de-chaussée ; avant même qu'il ait posé un pied à l'intérieur, la machine poussait déjà des cris plaintifs et des gémissements qui retentirent dans toute la cage d'escalier. Malberg, qui nourrissait une grande méfiance à l'égard de tout moyen de locomotion n'opérant pas sur la terre ferme, opta pour l'escalier.

L'air y était étouffant. Cela sentait la cire et le produit d'entretien. Deux hommes, qui dévalaient les marches à toute vitesse, faillirent le renverser.

- Eh ! leur cria-t-il. Vous ne pouvez pas faire un peu attention !

Mais ils étaient déjà loin. Arrivé au dernier étage, Malberg, en nage, s'épongea le front.

Il avisa une porte à deux battants, peinte en blanc, sans plaque, et une sonnette en laiton fixée au mur.

Il sonna.

Aucun bruit ne lui parvenait de l'intérieur de l'appartement.

Malberg attendit un moment avant de sonner à nouveau, sans obtenir plus de réponse ; puis il sonna une troisième et une quatrième fois, toujours sans succès. Il tambourina et cria :

- C'est moi, Lukas ! Pourquoi n'ouvres-tu pas ?

C'est alors que la porte, qui n'était pas fermée, s'entrebâilla. Lukas marqua une hésitation avant d'entrer avec prudence.

- Marlène ? Tout va bien ? Marlène ?

Il tendit l'oreille, la bouche ouverte.

- Marlène ?

Pas de réponse.

Malberg sentit l'angoisse s'emparer de lui. Tout à coup, il eut peur, sans comprendre exactement pourquoi.

- Marlène ?

Il posait un pied devant l'autre avec d'infinies précautions, s'attachant à ne faire aucun bruit. Un parfum de lys, âpre sans être désagréable, flottait dans l'air. Il aperçut, sans vraiment les voir, les murs tapissés de brocart d'or, les magnifiques appliques et le mobilier ancien du couloir.

Le salon joliment meublé, avec ses grands canapés confortables et son épaisse moquette américaine, était sens dessus dessous.

Marlène n'avait pas exagéré : la vue sur Rome était à couper le souffle. Voilà un endroit où il devait faire bon vivre.

Avant même que Malberg ait eu la possibilité de se laisser aller à ses rêveries, la réalité le rattrapait : il aperçut le téléphone par terre. La prise avait été arrachée. Qu'est-ce qui avait bien pu se passer ? Malberg se penchait pour ramasser le téléphone lorsque son regard tomba sur la porte de la salle de bains : elle était ouverte.

Il aperçut une grosse flaque d'eau qui brillait sur le carrelage noir. Malberg approcha. Il comprit soudain que l'odeur de lys venait de la baignoire, d'une essence de bain qui avait dû coûter les yeux de la tête. Lorsqu'il entra, son cœur battait à tout rompre.

Comme subjugué, il regarda la splendide baignoire d'angle : Marlène était allongée dans l'eau qui débordait, la tête sous l'eau, les yeux ouverts révulsés, la bouche tordue, comme si, dans son agonie, elle avait poussé un dernier cri de douleur.

Ses longs cheveux noirs ondoyaient comme des plantes aquatiques. Son superbe corps bronzé avait quelque chose d'effrayant. Ses bras et ses jambes repliés faisaient penser à un cadavre d'oiseau échoué sur la plage à marée montante.

- Marlène, bégaya Malberg avec des sanglots dans la voix, sachant bien qu'il n'y avait plus rien à faire. Marlène...

Il n'aurait su dire combien de temps il était resté là, paralysé, sur le seuil. Il entendit tout à coup des voix dans la cage d'escalier. Il devait disparaître le plus rapidement possible de cet appartement. Si on le trouvait là, les soupçons se porteraient immédiatement sur lui. L'hypothèse que Marlène ait pu attenter à ses jours lui semblait absurde.

Malberg se retourna et jeta encore un regard rapide dans le salon luxueux. Il découvrit sur un petit guéridon un agenda ouvert.

Marlène avait pu y inscrire son nom, son adresse et son numéro de téléphone : il devait donc emporter ce carnet. Il le fit disparaître aussitôt dans la poche de son veston. Puis il quitta l'appartement en refermant sans bruit la porte derrière lui.

Comment pouvait-il quitter l'immeuble sans se faire remarquer ? La maison n'était pas assez grande pour qu'un visiteur étranger puisse passer inaperçu.

Il avait descendu deux étages sur la pointe des pieds lorsque le vieil ascenseur au centre de la cage d'escalier se mit en branle. À travers les barreaux de la rampe, Malberg aperçut une femme d'un certain âge. Elle ne sembla pas le remarquer. Une fois arrivé au rez-de-chaussée, il attendit un instant.

La porte de la loge était encore entrouverte. À l'intérieur, le transistor allumé diffusait de la musique. Malberg hésita. La concierge ne manquerait pas de le voir lorsqu'il passerait. Le hasard lui vint en aide.

Un chat gras au poil hirsute, tenant quelque chose dans sa gueule, s'échappa soudain de la loge.

La matrone aux cheveux courts, avec ses créoles scintillantes, poursuivit en hurlant la bête jusque dans la rue. Malberg en profita pour se faufiler hors de l'immeuble.

Dans la Via Gora, en direction du Tibre, il se força à marcher d'un pas nonchalant.

Il était dans tous ses états. Il frissonnait et n'avait qu'une seule envie : s'enfuir à toutes jambes ; mais son petit doigt lui disait que, s'il cédait à cette pulsion, il risquait d'éveiller les soupçons.

Malberg était étrangement perturbé par la mort de Marlène. Il se sentait presque coupable. Sa voix était si gaie au téléphone.

Pourquoi avait-il tant tardé à venir ? Il était arrivé trop tard. Soudain, il éclata en sanglots. Il ne retint pas ses larmes, qui ruisselèrent sur son visage.

Qu'avait-il bien pu se passer au cinquième étage du numéro 23 de la Via Gora ? Il y a trois heures, ils se parlaient encore au téléphone et maintenant, elle était morte. Assassinée ! Marlène !

Pendant qu'il obliquait dans la Viale di Trastevere, une artère plus passante qui mène tout droit au Tibre, l'image du corps de Marlène dans l'eau ressurgit devant lui. Il leva les yeux vers le soleil éblouissant, cherchant à oublier ce cauchemar.

Il poursuivit son chemin, les paupières quasiment fermées, avec une seule idée en tête : quitter ces lieux ! Il tendit le bras pour héler un taxi, mais tous passèrent à côté de lui sans s'arrêter.

En désespoir de cause, afin qu'on le remarque, il se campa au milieu de la chaussée. C'est alors qu'il ressentit un terrible choc dans le dos qui lui coupa le souffle.

L'espace d'un instant, il crut qu'il volait. Puis un deuxième coup l'atteignit à la tête et il perdit conscience.

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