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Le lendemain matin, un roulement de tonnerre dans le lointain réveilla Malberg. À l'ouest du Rhin, au-dessus de la forêt de Soon, l'orage approchait.

Lukas ne s'était couché qu'aux environs de 4 h du matin. Il composa le 9 pour commander un petit-déjeuner. Peu de temps après, un jeune membre de la confrérie entra et déposa un plateau devant lui.

- Gruna et le docteur Dulazek vous attendent vers dix heures en haut du donjon, dit-il en déposant le plateau devant Malberg.

Une curieuse manière de communiquer, se dit Malberg.

Mais à présent, il savait au moins comment on procédait ici pour s'entretenir sans risquer d'être écouté. Il jeta un coup d'œil à sa montre. Il lui restait dix minutes pour prendre son petit-déjeuner. Il avala deux petits pains mous avec du miel et de la confiture. Le café, en revanche, était délicieux. Puis il se mit en route. Le gros donjon carré dominait de ses trois étages les six niveaux de la forteresse. On n'accédait au sommet hérissé de créneaux qu'en empruntant des volées de marches en bois qui s'élevaient en zigzaguant jusqu'au haut de l'édifice. Pour atteindre le sommet de la tour, il devait bien y avoir cent trente marches. Il fallait une bonne condition physique pour parvenir à la terrasse. Anicet ne s'était encore jamais aventuré jusque-là. C'est pour cette raison que Gruna avait choisi ce lieu de rencontre.

Bien qu'étant assez sportif, Malberg était essoufflé lorsqu'il arriva en haut du donjon.

On l'y attendait déjà. Gruna présenta le docteur Dulazek comme un ami fiable, cytologue de son métier et ancien moine bénédictin.

- Bien entendu, vous avez déjà remarqué que la confrérie ne compte que des hommes dignes de confiance, commença Gruna.

Malberg était fasciné par le panorama grandiose qu'offrait de cette hauteur la vallée du Rhin, où coulait le fleuve majestueux.

- J'ai fait cette nuit la connaissance du professeur Murath, répondit-il. Un homme désagréable, si vous me permettez cette remarque. Il m'a interdit de toucher à ses dossiers qui sont conservés dans les archives. On dirait qu'il craint que je lui vole ses idées.

- Nous voilà au cœur du sujet, remarqua Gruna. Votre supposition n'est pas complètement fausse.

- Je ne vous suis pas.

Des nuages sombres passaient au-dessus du château, si près qu'on aurait cru pouvoir les toucher. Les roulements du tonnerre, de plus en plus proches, annonçaient l'imminence de l'orage. Gruna regarda avec inquiétude en direction de l'ouest.

- Je vous ai menti en vous disant que personne ne savait vraiment ce qui se passait en ces lieux. Quelques personnes, peu nombreuses, sont parfaitement au courant. Le docteur Dulazek et moi-même en faisons partie.

Pendant que Dulazek surveillait le palier, Ulf Gruna commença son récit :

- Il faut que vous sachiez qu'Anicet n'est autre que l'ancien cardinal Tecina. Lors de la dernière élection du pape, il a eu l'impression d'avoir été injustement écarté.

Malberg opina.

- Ulcéré par cet échec, Tecina, qui depuis se fait appeler Anicet, a quitté la curie pour fonder cette confrérie à l'aide de moyens financiers dont l'origine reste floue. Il a passé des annonces dans les grands quotidiens européens pour trouver des scientifiques haut de gamme, des sommités dans leurs domaines respectifs, dont les travaux n'avaient pas recueilli le succès escompté. L'idée n'était pas mauvaise, en ces temps de surexploitation et de carriérisme à tout crin. Anicet a ainsi réuni autour de lui une centaine de scientifiques en peu de temps.

- Dont vous deux !

- Exact. Au début, nous ignorions comme tous les autres les véritables intentions d'Anicet. Pourtant, le fait qu'il ait transformé son nom de Tecina en Anicet aurait dû nous mettre la puce à l'oreille. Anicet est le pire des démons. Il a choisi comme emblème la croix barrée, ce qui signifie entre autres qu'il ne croit pas au salut de l'âme.

Malberg s'était approché des créneaux et regardait tout en bas. Il eut soudain le vertige. Était-ce à cause de la hauteur du donjon et de la vue immense qui s'offrait à lui, ou bien à cause des explications de Gruna ? Il s'agrippa, pris de panique, à l'une des tuiles qui couvraient le parapet. Mais la tuile céda sous ses doigts et se détacha pour glisser le long de la pente du toit. Tétanisé, Malberg suivit la trajectoire de l'objet, qui alla se fracasser en mille morceaux sur le sol pavé, en contrebas. Gruna avait remarqué le malaise de Malberg. Il lui mit la main sur l'épaule et l'attira vers lui.

- Vous avez le vertige ? demanda-t-il, inquiet.

- Ça ne m'était jamais arrivé jusqu'à aujourd'hui, murmura Malberg. Mais permettez-moi de vous poser une question, dit-il en inspirant profondément. Chaque membre de la confrérie porte-t-il cette croix barrée ?

- Oui. Anicet nous a imposé de la porter.

En voyant le regard interrogateur de Malberg, les deux hommes eurent la même réaction : Dulazek sortit la croix de sous sa chemise, et Gruna fouilla dans la poche de son pantalon.

- Un homme comme Murath, poursuivit finalement Gruna, est une aubaine pour Anicet. La vie l'avait déçu tout autant qu'elle avait déçu l'ex-cardinal. Anicet s'était vu écarté du trône papal et Murath n'avait pas été gratifié du prix Nobel. Le comité suédois a sous-estimé la découverte de Murath. On a même appris par des indiscrétions que ces messieurs se seraient moqués du professeur. Par dépit, Murath a choisi une autre voie. Il a trouvé en Anicet quelqu'un qui était prêt à l'écouter, et il est entré dans la confrérie.

- Et quelle découverte spectaculaire Murath a-t-il faite ? demanda Malberg, mal à l'aise.

- Le docteur Dulazek va vous l'expliquer ; il s'y connaît mieux que moi, dit Gruna.

Dulazek avait suivi les explications de son ami sans broncher. Il fixait maintenant Malberg dans les yeux, comme s'il voulait s'assurer que celui-ci était bien prêt à écouter ses paroles. Il finit par dire avec gravité, presque avec componction :

- Murath a découvert le gène de la foi.

- Le gène de la foi ? Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

- Je vais essayer de vous l'expliquer simplement : depuis des millénaires, depuis le début de l'histoire de l'humanité, l'homme a cru à une ou plusieurs divinités. Le nom qu'il donne à son Dieu importe peu : Zeus, Jupiter, Jésus, Bouddha ou Allah. Voilà bien déjà quelque chose de surprenant en soi. Au début des années 1990, lorsque la biologie moléculaire a connu ses premières heures de gloire, des scientifiques ont formulé l'hypothèse selon laquelle la foi serait inscrite dans le génotype de l'homme. Si l'homme se prosterne devant une statue de bois ou pose son front sur le tapis d'une mosquée, c'est parce qu'il est porteur du gène de la foi. Cela dit, isoler le gène responsable parmi les trente mille gènes existant revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Jusqu'à ce jour, personne ne sait comment Murath a réussi à l'isoler. Mais le fait est qu'il a réussi à trouver le gène de la foi dans l'acide désoxyribonucléique.

- Intéressant, remarqua Malberg du bout des lèvres.

- Ce gène, poursuivit Dulazek, se transmet comme toutes les informations génétiques, de génération en génération. Ce qui signifie que l'homme est prédisposé génétiquement à la religion. Cela explique qu'il ait construit, en cinq mille ans, les plus belles pyramides, les plus beaux temples, les plus belles églises et mosquées qui soient. Mais la découverte de Murath a aussi ceci de fascinant...

Malberg hocha la tête. Il imaginait où Dulazek voulait en venir.

- Les gènes peuvent être manipulés. J'ai lu le compte rendu d'un neurobiologiste sur les expériences qu'il avait effectuées sur des souris. Après la manipulation génétique, les animaux étaient devenus monogames, ce qui est absolument contre-nature.

- Le gène de la foi pourrait donc subir les mêmes manipulations. Et vous savez ce que cela signifierait : les recherches de Murath pourraient aboutir à ce que toute croyance en Dieu soit étouffée dans l'œuf. La foi en un Dieu serait d'emblée éliminée.

- Mon Dieu ! s'exclama Malberg sans le vouloir. Combien de temps faudrait-il pour que plus personne ne croie en Dieu sur cette terre ?

Dulazek haussa les épaules.

- Quelques générations. Et nos temples, nos églises et nos mosquées ne seraient plus que les vestiges d'une époque où le gène de la foi était encore inconnu.

- Je n'aimerais pas être dans la peau de Murath, remarqua Malberg en faisant une grimace. Le diable n'aurait pas été capable de forger un plan plus perfide que celui-ci.

- Pourquoi croyez-vous qu'il s'est réfugié au château de Layenfels ? Nombreux sont ceux qui préféreraient le savoir mort plutôt que vivant. Autrefois, Murath sillonnait le monde entier. Il appartenait à cette espèce de scientifiques qu'on appelle dans les milieux initiés les « messieurs call-girls ». Des chercheurs qui se rendent sur invitation de congrès en congrès, où ils sont acclamés comme des stars du showbiz. Mais le spectacle est terminé. Murath vit à Layenfels sa propre vie, qui n'a rien à voir avec celle des autres membres de la confrérie.

Malberg commençait lentement à rassembler les pièces du puzzle. Murath avait de toute évidence des ennemis au sein même de la forteresse.

- Mais il y a encore une difficulté, reprit Gruna en rompant le silence. Pour manipuler le gène de la foi, Murath a besoin d'un ADN qui ne contienne pas ce gène ; et c'est là le côté le plus délicat de l'opération. En effet, en supposant que son hypothèse soit juste, tout homme porte en lui, selon les lois sur l'hérédité de Mendel, le gène de la foi. Aujourd'hui, seul le linceul de Turin porte encore des traces de l'ADN de Jésus de Nazareth. (Gruna se mit à rire.) Pourquoi croyez-vous que le Vatican a tout mis en œuvre pour substituer un faux à l'original qui se trouvait dans la cathédrale ? Avec les moyens actuels, il serait facile de trouver le groupe sanguin de Notre-Seigneur Jésus. Connaissez-vous un Dieu qui soit du groupe O ou AB ? Or nous avons ici le véritable linceul. L'ADN de Jésus ne peut en aucun cas contenir le gène de la foi. Car si celui-ci faisait partie de son génotype, Jésus ne serait pas un dieu, mais un homme ordinaire.

Au moment où Gruna prononçait ces mots, un éclair déchira le ciel et un coup de tonnerre fit vibrer les fondations du château. On eût dit que les vieilles murailles allaient s'effondrer d'un instant à l'autre. Une odeur de fumée âcre et soufrée s'éleva, comme si les entrailles de la terre venaient de libérer le diable. C'était donc cela, le mystère du château de Layenfels ! Malberg restait comme pétrifié. Ce que Gruna et Dulazek venaient d'expliquer avec des mots simples sentait suffisamment le soufre pour ébranler le monde et pour inaugurer une ère nouvelle.

- Et pourquoi me racontez-vous tout cela ? balbutia-t-il, désappointé. Je suis un étranger pour vous, je ne suis même pas membre de votre confrérie !

- C'est bien la raison pour laquelle nous vous mettons au courant ! s'exclama Gruna. Comme vous avez déjà pu le remarquer, ce château est un nid de vipères. Mais s'il y en a bien un que tous haïssent, c'est Murath.

- Nous voulons être francs avec vous, reprit le docteur Dulazek. Jusqu'à présent, nous avons réussi à saboter les résultats des recherches de Murath. Nous avons faussé tous ses échantillons en y mélangeant du sang de pigeon. Murath n'aura guère plus de chance avec le nouvel échantillon d'étoffe. Il va découvrir cette nuit que sa dernière tentative a également échoué. Nous nous en sommes chargés, dit-il, son visage s'éclairant d'un sourire radieux. Il va devenir fou ! Mais, tôt ou tard, Murath risque de découvrir nos agissements. Lorsque vous aurez décrypté le livre de Mendel, qui confirmerait l'hypothèse du professeur, il comprendra. Nous sommes prêts à accorder ce succès à n'importe qui, mais pas à Murath ! Nous avons donc pensé que vous pourriez peut-être...

Il n'alla pas plus loin. Le ciel se zébra à nouveau d'éclairs. L'instant d'après, un violent coup de tonnerre retentissait.

Les trois hommes rentrèrent la tête dans les épaules et se précipitèrent vers l'escalier. Une rafale de vent arracha la porte en bois que Gruna maintenait.

Elle vint heurter de plein fouet la tempe droite de Malberg qui s'effondra sur la dalle de pierre.

Il revint à lui quelques instants plus tard, à l'abri dans la cage d'escalier. De grosses gouttes de pluie cinglaient les tuiles. Il aperçut les visages inquiets de Gruna et de Dulazek, qui étaient penchés sur lui.

- Vous m'entendez ? cria Gruna à plusieurs reprises comme si Malberg était encore complètement inconscient.

- Oui, répondit Malberg avec hésitation.

Il lui fallut un long moment pour réaliser qu'il n'avait pas rêvé la conversation qui lui revenait progressivement en mémoire.

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