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Aéroport de Francfort, porte 26, bâtiment 456 B, l'architecture habituelle de verre et d'acier. À l'entrée, une plaque avec le nom d'une société inscrit en lettres bleues et orange : FedEx.

Le svelte quadragénaire qui avait garé sa Mercedes près de l'entrée semblait pressé, agité, et ses yeux brillaient derrière ses lunettes à monture dorée.

Il avait l'air fatigué, comme quelqu'un qui a passé une nuit blanche. Dans son costume froissé, il semblait presque négligé. Il serrait dans sa main un petit paquet de dix centimètres sur vingt, entouré de ruban adhésif.

Il entra sans hésiter dans le bâtiment, consulta un panneau et s'avança vers un guichet derrière lequel une blonde pimpante avec un sourire impersonnel lui dit bonjour et lui demanda sur un ton tout aussi formel et routinier :

- Que puis-je faire pour vous ?

- Expédier un colis avec valeur déclarée, répondit le client calmement en faisant glisser le petit paquet sur le comptoir.

La blonde soupesa le paquet et sembla étonnée qu'il fût si léger. Elle le posa sur la balance électronique qui fit un bip avant de cracher une étiquette. Elle lut l'adresse :

Giancarlo Soffici

Hôtel Krone, Rheinuferstraße, 10

65385 Assmannshausen

Soffici avait réservé une chambre dans cet hôtel.

- Et l'expéditeur ? demanda-t-elle sans lever les yeux.

- Giancarlo Soffici.

- Et l'adresse de l'expéditeur ?

Le client marqua un temps d'hésitation avant de dire :

- Cité du Vatican, 1073 Rome.

La jeune femme blonde leva la tête et fronça les sourcils. Mais elle écrivit les informations données.

- Valeur ?

- Cent mille euros.

La blonde se mit à fouiller dans des papiers derrière le comptoir. Elle s'énerva, chercha ensuite du regard quelqu'un qui puisse l'aider, mais ne vit personne qui soit en mesure de l'assister dans cette situation difficile.

- Avez-vous une pièce d'identité ? demanda-t-elle après avoir retrouvé son calme.

Le client lui glissa son passeport. L'employée lut le nom figurant sur le document : Monsignor Giancarlo Soffici.

- Vous avez dit cent mille euros ?

- Oui.

- Vous devez déclarer le contenu du paquet.

- Écrivez : échantillon scientifique.

- Ça va faire cher, dit-elle pendant qu'elle saisissait les données dans son ordinateur.

Soffici sortit son portefeuille et tendit une carte de crédit :

- Ça va mettre combien temps ? demanda-t-il sans sourciller.

- Demain à partir de dix heures, lui répondit l'employée après avoir longuement consulté son écran. Mais si vous voulez, cela peut aller plus vite...

- Non, non, rien ne presse. Demain à partir de dix heures.

Après avoir signé puis repris sa carte de crédit et son ticket, le mystérieux client disparut aussi discrètement qu'il était arrivé. Deux minutes plus tard, il prenait l'A3 en direction de Wiesbaden au volant de sa Mercedes bleu nuit.

À cette heure matinale, il y avait encore peu de circulation sur l'autoroute. Soffici pouvait conduire tout en faisant le point sur la situation.

Il était sûr que, pour le moment, Gonzaga n'avait pas la moindre idée de ce qui s'était passé. Le cardinal continuait de le considérer, lui Soffici, comme un secrétaire modèle, comme un paillasson.

Un de ces types qui considèrent le titre de monsignor comme le sommet de leur carrière dans le clergé et remercient Dieu trois fois par jour à genoux de leur avoir accordé cette grâce.

Depuis l'enlèvement, une semaine s'était écoulée, le cardinal pensait peut-être qu'il était mort.

En tout état de cause, il était clair que Gonzaga avait dû reprendre ses activités courantes. Quant à lui, il savait le cardinal capable de tout. Sa satisfaction n'en était que plus grande. Gonzaga l'avait sous-estimé. Jamais il n'aurait pu imaginer que son secrétaire serait capable de faire cause commune avec Gueule-brûlée.

Certes, à l'origine, l'idée n'était pas la sienne. C'était Gueule-brûlée qui l'avait approché. Il lui avait proposé de convaincre son chef Gonzaga de l'intérêt de l'affaire. Dans un premier temps, Soffici avait eu quelques difficultés à comprendre ce que l'homme défiguré lui racontait. Gueule-brûlée lui avait expliqué qu'il avait lui-même prélevé un morceau du linceul de Turin avec l'intention d'en tirer de l'argent. Beaucoup trop d'argent.

Ce n'était pas l'argent qui comptait pour Soffici. Il voyait surtout dans cette affaire l'opportunité de se venger de Gonzaga. Gonzaga l'avait trop souvent humilié, il l'avait traité comme un chien et l'avait tourné en ridicule. Le temps était venu de lui renvoyer la balle, une seule et unique balle.

Sur les conseils de Gueule-brûlée, il avait arrangé ce rendez-vous sur la Piazza del Popolo. Soffici secoua la tête : comment aurait-il pu savoir que Gonzaga allait être victime d'un accident de voiture ?

Puis Gueule-brûlée avait appris par des voies détournées que Gonzaga, victime du chantage d'Anicet, n'avait pas livré l'original du linceul au château de Layenfels, mais la copie. C'était la conclusion qui avait été tirée des examens scientifiques que le saint suaire y avait subi.

Gueule-brûlée avait alors flairé une nouvelle affaire, bien plus juteuse encore : il avait mis en scène l'enlèvement de Gonzaga en se faisant aider de professionnels du crime. Heureusement que Soffici était introduit dans la confidence, car autrement, pensait-il, il serait mort de frayeur.

Malheureusement, cet enlèvement avait été un fiasco complet. Gonzaga avait soutenu mordicus qu'il avait apporté l'original du linceul au château de Layenfels, et ce malgré le supplice du froid qui avait failli lui coûter la vie.

Le minuscule morceau d'étoffe que Gueule-brûlée avait découpé dans le linceul n'en devenait que plus précieux. Cela permettrait de prouver que le linceul qui se trouvait désormais au château de Layenfels était bien l'original, en dépit des examens scientifiques qui prétendaient le contraire.

Je connais Anicet et ses obscurs acolytes, songeait Soffici. J'étais présent lorsque Gonzaga leur a remis le linceul de Jésus de Nazareth. J'ai donc eu l'idée de proposer à Anicet ce précieux bout de tissu.

Mais Gueule-brûlée n'avait pas joué franc jeu ; il avait tenté de vendre l'objet à un certain Malberg, qui était, d'une manière ou d'une autre, impliqué dans cette affaire. Soffici avait suivi Gueule-brûlée et avait ainsi été témoin de la scène dans la basilique Saint-Pierre : l'homme au visage défiguré avait cherché à vendre à quelqu'un d'autre ce morceau de linceul. Il devait payer pour cette trahison.

Gueule-brûlée ne comptait pas beaucoup d'amis dans les milieux criminels où il avait la réputation de faire cavalier seul ; or, les personnages de ce genre sont peu appréciés, car ils passent pour imprévisibles et dangereux. Ce furent finalement les mêmes, c'est-à-dire ceux qui avaient prêté main-forte à Gueule-brûlée lors de l'enlèvement du cardinal, qui firent passer de vie à trépas l'homme défiguré. Ce n'était pas dans mes intentions, se répétait Soffici. Je leur avais juste donné pour mission de lui prendre le sachet de cellophane contenant le petit morceau d'étoffe. Jamais il n'a été question d'assassinat. Que Dieu ait pitié de mon âme !

C'étaient là les pensées qui traversaient l'esprit du monsignor Giancarlo Soffici tandis qu'il roulait au volant de sa Mercedes. Il prêtait à peine attention au paysage idyllique de la vallée du Rhin entre Eltville et Assmannshausen, qui n'est jamais plus beau qu'en automne lorsque les vignobles se parent d'or et de rouge. Les collines et les montagnes sur la rive droite du fleuve exhalaient une brume légère dans le soleil du matin. L'odeur quelque peu fétide de l'eau passait par la fenêtre à moitié ouverte. Après les pluies des derniers jours, le Rhin avait pris une couleur brune.

Passé Lorch, Soffici obliqua à droite dans la vallée de la Wisper. Il se souvenait parfaitement du chemin. Une fois arrivé devant le portail du château de Layenfels, fermé à toute personne indésirable, Soffici arrêta sa voiture pendant un moment sans couper le moteur. Délibérément, il n'avait pas annoncé sa venue.

Le gardien passa la tête par la minuscule fenêtre de la tourelle. L'homme au regard sombre paraissait intrigué.

- « Apocalypse 20,7 » ! lança Soffici à l'adresse du vieil homme. Je m'appelle Soffici. Dites à Anicet que je suis là ! Il me connaît.

Ce fut moins cette dernière phrase que le mot de passe qui provoqua l'ouverture automatique du portail et l'apparition d'un sourire contraint sur le visage fermé du gardien.

Soffici passa la première et avança sur le raidillon pavé qui menait dans la cour du château, située un peu plus haut. Le moteur de la voiture de service souffrit dans la montée. Une fois arrivé dans la cour pavée, Soffici arrêta son véhicule et descendit.

Hormis le sifflement d'un ICE qui passait au loin sur la rive gauche du Rhin, il régnait un parfait silence. Les murs suintaient l'humidité et dégageaient une odeur de moisi. Toutes les fenêtres étaient fermées, sauf une à droite, au premier étage.

Le pâle visage d'Anicet s'encadra entre les montants. Ses longs cheveux étaient rejetés en arrière, comme le comédien Bernhard Minetti avait pris l'habitude de le faire peu de temps avant sa mort. L'ex-cardinal regarda longuement Soffici.

Il n'avait pas besoin d'ouvrir la bouche, car son regard hostile en disait long : « À ma connaissance, semblait-il dire, je ne vous ai pas demandé de venir ici. Que faites-vous dans ces murs ? Qui vous envoie ? »

Contrairement à l'impression qu'il avait donnée lors de sa première visite au château Layenfels, le secrétaire du cardinal ne paraissait ni timide ni hésitant. Bien au contraire, il affichait un sourire hautain - le sourire est une expression que la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes ignore absolument.

- Permettez-moi tout d'abord de vous saluer, déclara Soffici. Je pense qu'il serait plus judicieux que notre entretien ne se déroule pas entre deux portes. Qui sait si les murs n'ont pas ici des oreilles, comme au Vatican ! Il vous serait peut-être désagréable que d'autres, en dehors de vous et moi, entendent ce que nous avons à nous dire.

Anicet referma bruyamment la fenêtre. Quelques instants plus tard, il apparaissait dans la porte en ogive du bâtiment. Avec sa tête penchée en avant, ses petites épaules et sa redingote grise boutonnée jusqu'au menton, il ressemblait à un maître d'école du dix-neuvième siècle.

Le personnage paraissait tout droit sorti d'une autre époque, mais Soffici en avait rencontré plus d'un de ce style au Vatican.

- Je me demande bien ce que ce Gonzaga a à me dire, dit Anicet en s'avançant vers le secrétaire sans lui tendre la main.

- Gonzaga ? répéta Soffici avec étonnement. Je ne suis pas venu ici sur l'ordre du cardinal secrétaire d'État. C'est moi qui ai pris cette initiative. Je dois vous parler du suaire de Turin.

Le visage blanc d'Anicet s'obscurcit une seconde, pour s'empourprer l'instant d'après :

- Gonzaga nous a trompés. Mais il me le paiera, vous pouvez le lui dire !

- Permettez-moi de vous faire une remarque, commença Soffici en prenant son temps. Je suis absolument certain que le cardinal Gonzaga vous a remis l'original. Il tremble beaucoup plus que vous ne le croyez à l'idée de vous tromper. Il y va de sa position de secrétaire d'État. Il n'a, qui plus est, pas complètement renoncé à l'espoir de devenir pape. Il y a des carriéristes jusqu'au Vatican. Mais je ne vous apprends rien !

Anicet rejeta la tête en arrière - ce qui sembla lui coûter - pour s'assurer que personne n'avait écouté leur conversation depuis une fenêtre dans les étages supérieurs. Il entraîna alors Soffici à l'intérieur du bâtiment et l'emmena vers un escalier.

- Suivez-moi, dit-il.

L'escalier permettait d'accéder directement au bureau d'Anicet. La lumière pénétrait à peine à travers les vitres en cul de bouteille.

L'ameublement était spartiate : en face de la fenêtre, une grand table de bois brut, comme on en trouve dans les réfectoires des monastères, aux murs des étagères croulant sous des centaines de livres et de dossiers. Comment est-il possible de s'y retrouver dans un pareil désordre ? se demanda Soffici.

- Alors, que voulez-vous ? répéta Anicet sèchement après avoir fait asseoir l'intrus sur une chaise inconfortable avec un dossier qui lui entrait dans le dos.

- J'ai en ma possession une chose minuscule, commença Soffici après avoir pris place. Une chose qui pourrait permettre de vérifier l'authenticité du suaire de Turin, de celui-là même que vous conservez ici, au château de Layenfels.

- Vous voulez parler de ce petit bout d'étoffe qui a été découpé il y a quelques années par cet escroc ?

Anicet se pencha par-dessus son bureau, avec un sourire aux coins des lèvres, et soupira :

- Gonzaga ! Le diable de pourpre.

- Gonzaga n'a rien à faire dans tout cela, rétorqua Soffici d'un air pincé. Il ne sait même pas que je suis ici. Depuis mon enlèvement, tout le monde me croit disparu.

- Et votre grosse cylindrée ?

- La voiture de fonction du cardinal secrétaire d'État ! Dans certains milieux, c'est un jeu d'enfant d'échanger une plaque minéralogique contre une autre.

Anicet commençait à se poser des questions : n'avait-il pas sous-estimé ce Soffici ?

- Vous prétendez donc le plus sérieusement du monde que vous êtes en possession de cet échantillon d'étoffe provenant du suaire de Turin.

- Exactement.

Le visage d'Anicet s'éclaira à nouveau d'un sourire ironique.

- Dommage que Gueule-brûlée prétende exactement la même chose.

- Gueule-brûlée est mort. Son cadavre a été retrouvé au fond du bassin de la fontaine de Trevi.

Anicet avala sa salive. Les idées se bousculaient dans sa tête. Il passa la main sur son visage, comme pour effacer certains souvenirs.

- Est-ce vrai ? demanda-t-il d'une voix qui manquait subitement d'assurance.

Soffici avait prévu cette question. Il tira de son veston une coupure de journal qu'il mit sous le nez du chef de la confrérie. Anicet jeta un coup d'œil sur le document, puis hocha la tête.

- Une crapule de moins sur cette terre, remarqua-t-il sur un ton sarcastique. Ce n'est pas une grosse perte.

La froideur de la pièce sombre et humide coïncidait à merveille avec celle d'Anicet.

- À présent, me croyez-vous ? reprit Soffici. Gueule-brûlée était un gangster qui ne reculait devant rien ; il a proposé à quelqu'un d'autre le morceau d'étoffe. Il voulait me doubler, alors que c'est moi qui avais tout organisé. C'était, bien sûr, inacceptable.

Contrairement à son habitude, Anicet avait gardé le silence.

- Alors, pour Gueule-brûlée, c'est vous qui avez...

- Qu'allez-vous penser là ! coupa Soffici. Non, il a été en quelque sorte victime d'un accident du travail.

Anicet haussa les épaules. Il ne voulait pas le savoir, de toute manière. Il parut subitement inquiet :

- Avez-vous la chose ? demanda-t-il sur un ton pressant.

Un sourire arrogant passa sur le visage du monsignor. Il savait que son interlocuteur finirait par poser la question. Il savoura pleinement cet instant. Désormais, c'était lui le chef, et il eut même l'impression qu'Anicet rapetissait derrière son bureau.

- Quelle idée, finit-il par répondre. J'ai pris des dispositions afin de pouvoir envisager toutes les éventualités qui se présenteraient.

- Je ne comprends pas, qu'entendez-vous par là ?

- Croyez-vous sérieusement que je porterais ce précieux objet sur moi, dans ma poche ? On a bien vu avec Gueule-brûlée à quoi une telle insouciance pouvait mener.

- Je comprends.

Anicet éprouvait de plus en plus d'admiration pour cet ecclésiastique dont il n'avait pas mesuré l'envergure auparavant. Bien qu'il n'espérât pas de réponse, il posa toutefois la question :

- Et où se trouve l'objet à l'heure qu'il est ?

- Il est légitime que vous me posiez la question, mais n'attendez pas de réponse de ma part. Par contre, je vais me permettre de vous interroger : pourquoi cette chose minuscule a-t-elle autant d'importance pour vous, alors qu'il ne s'agit que d'une infime partie du linceul qui se trouve de toute façon en votre possession ?

Anicet fit une grimace, qui prouvait que Soffici avait visé juste.

- Ça, monsignor, je ne peux vous le dire. Si je vous répondais, je vous précipiterais, vous, notre sainte mère l'Église, ainsi qu'un milliard de ses fidèles, dans le désarroi et le désespoir. De par leur vocation, les Fideles Fidei Flagrantes savent des choses que le reste du monde ignore. Vous comprenez ?

Les deux hommes gardèrent le silence pendant un long moment. Soffici réfléchissait au sens du discours grandiloquent d'Anicet. Et ce dernier réfléchissait au moyen de trouver la faille chez cet infâme monsignor.

- Au fait, avez-vous la preuve de l'authenticité de votre recel ? Vous ne pouvez pas me tromper, j'ai vu de mes propres yeux comment on falsifiait ce genre de choses.

Avec une nonchalance qui frisait la provocation, Giancarlo Soffici tira de la poche de son veston l'enveloppe contenant les négatifs qu'il tendit à Anicet par-dessus la table.

Anicet avait consacré suffisamment de temps à l'étude du saint suaire pour reconnaître immédiatement cette preuve d'authenticité. Il leva à plusieurs reprises les deux négatifs pour les observer dans la lumière qui filtrait timidement à travers des vitres ; il les superposa et les examina en plissant les yeux.

- Félicitations ! finit-il par concéder. C'est un travail absolument parfait !

- Je préfère m'en tenir à la vérité, rétorqua Soffici. Ce n'est pas moi qui ai pris ces photos. C'est Gueule-brûlée. Je n'y suis pour rien.

Anicet ne releva pas la phrase, du moins, il fit celui qui n'avait pas entendu. Après un long moment de réflexion, il s'éclaircit longuement la voix.

- Vous ne voulez vraiment pas me dire où vous avez caché ce précieux objet ?

- Non, je ne vous le dirai pas, répondit Soffici, presque offusqué. Je sais de par ma vocation des choses que le monde ignore. Vous me suivez ?

Anicet ne se départit pas de son calme. Mais, intérieurement, il bouillonnait de colère. Personne dans la confrérie, pas même le professeur Murath, n'avait jamais osé se conduire ainsi envers lui. Il faudrait éliminer ce type. L'idée lui traversa subitement l'esprit. Il faudrait le précipiter dans le vide, du plus haut du donjon. Mais il se calma : il ne fallait pas risquer que le précieux bout de tissu ne disparaisse à jamais.

- Soit, monsignor. Parlons argent, alors. Car c'est bien ce qui motive le zèle que vous déployez dans cette affaire, non ?

- En effet, répondit Soffici avec une sincérité désarmante. Il faut que vous sachiez que je ne retournerai pas au Vatican. J'ai décidé de troquer la soutane contre un costume Cardin.

- Ah bon.

- Oui, exactement. J'ai déjà pris des contacts en Amérique du Sud. Là-bas, il existe des résidences communautaires de luxe, qui accueillent des religieux qui ont jeté la soutane ou la bure aux orties. Malheureusement, la vie est assez coûteuse dans ces hôtels réservés à une clientèle bien déterminée. Mais vous n'êtes pas sans le savoir !

Anicet avait l'air totalement écœuré.

- Alors, combien ?

- Disons...

Soffici leva les yeux vers le plafond comme si une affreuse prédiction venait d'y apparaître, comme ce fut le cas pour le roi Balthazar à Babylone, lors du banquet qu'il donnait.

- ... un demi-million !

- De pesos argentins ?

- De dollars américains !

- Impossible. Soffici, vous avez perdu la tête.

- C'est probable, en effet.

- Je vous en propose la moitié. En liquide et en petites coupures pour plus de discrétion.

Soffici se tortillait sur sa chaise. Il savait pertinemment qu'il aurait bien du mal à trouver un autre client pour ce bout d'étoffe, quelqu'un qui serait prêt à payer deux cent cinquante mille dollars pour quelques centimètres carrés de tissu.

- D'accord, dit-il en tendant la main à Anicet, deux cent cinquante mille dollars.

Anicet ignora la main tendue et regarda son interlocuteur par en dessous.

- Quand pouvez-vous livrer la marchandise ? demanda-t-il, ayant recouvré son sang-froid.

- Si vous le voulez, demain vers onze heures. Mais pas d'entourloupe !

- Vous pouvez compter sur moi, répondit Anicet qui n'en pensait pas moins.

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