3.

L'« armée des fossoyeurs », contrairement à ce que pense le major Kampov, existe dans l'Europe occupée par les nazis.


En janvier 1944, c'est une immense troupe constituée par les Allemands, dès qu'ils sont entrés en Pologne en septembre 1939.

Les Einsatzgruppen ont choisi parmi les Juifs qu'ils allaient abattre d'une balle dans la nuque ceux qui devaient creuser les fosses.

Et ceux-là seraient tués les premiers ou les derniers, c'était selon la fantaisie ou les habitudes de l'officier SS qui commandait l'opération.

Les Sonderkommandos des camps d'extermination qui recueillaient les corps encore chauds sortis des chambres à gaz, à Treblinka, faisaient partie de cette armée de fossoyeurs.

Elle était présente dans les villes et les villages d'Europe, de la Bretagne à l'Ukraine, de la Flandre à la Grèce, en Yougoslavie et en Italie, là où la Résistance a créé des maquis, organise des attentats, des sabotages.

Partout, des fosses étaient creusées.

Et les Allemands, méthodiques, en avaient relevé l'emplacement.


En ce début de l'année 1944, parce que l'armée Rouge avance, pénètre en Biélorussie, en Ukraine, et bientôt en Pologne, les nazis constituent des « brigades de la mort ».

Composées de déportés, elles déterrent les victimes des Einsatzgruppen.

Il faut effacer les traces des massacres.

On brûle les corps décomposés en de grands bûchers qu'on arrose d'huile et d'essence pour que le feu dévore ces hommes, ces femmes, ces enfants, et les martyrise une seconde fois.

Puis on répand leurs cendres comme on sème.

Et on tue et enfouit les membres des « brigades de la mort ».


Dans certains pays, on fait appel à des fossoyeurs de métier.

Ils inhument les centaines d'otages que les Allemands fusillent après chaque attentat.

En France, l'occupant laisse parfois les miliciens de Joseph Darnand constituer des cours martiales qui condamnent à mort en quelques minutes.

On abandonne les corps torturés sur le bord d'une route, dans un hangar dont les murs sont criblés de balles.

Souvent, on ignore le nom de ces martyrs, dépouillés de leurs papiers d'identité.


Aucun pays n'échappe, en 1944, à cette barbarie.

Elle règne en Italie du Nord, dans la vallée du Pô, sur les rives du lac de Côme ou de Garde.

Là, autour de Mussolini, les fascistes ont organisé, à Salò, une République Sociale que surveillent les SS du général Wolf.

Les partisans de cet État fantoche, ces Repubblichini, veulent un Grand Procès de la Vengeance afin d'envoyer à la mort les dignitaires du régime fasciste qui ont obtenu, le 24 juillet 1943, la démission de Mussolini et provoqué ainsi la fin de l'État fasciste.

Pour le reconstituer, il faut que le sang des coupables coule ! Et quel plus bel exemple d'une politique révolutionnaire et incorruptible que de condamner à mort le gendre du Duce, ce comte Ciano, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Mussolini.

Ainsi s'ouvre à Vérone, le 8 janvier 1944, le procès des traîtres.


Les six accusés, Ciano, le maréchal De Bono, Marinelli, Pareschi, Gottardi, Cianetti, et treize contumax ont à répondre de leur vote au Grand Conseil fasciste dans la nuit du 24 au 25 juillet 1943. Car pour expliquer qu'en un jour le fascisme se soit effondré, il faut bien trouver des traîtres.



Ils sont enfermés à la prison des Scalzi, un ancien cloître austère. Arrêtés à des époques différentes, ces six hommes se retrouvent en ce froid mois de janvier 1944 dans cette vieille bâtisse.

À la porte de la cellule de Ciano, deux SS veillent : « Oh ! puanteur de mort », s'écrie le comte en les voyant. Lui a été ramené d'Allemagne et il fait face avec courage, un peu hébété à la mort qui vient.

« Dans quelques jours, écrit-il le 23 décembre 1943, dans la cellule 27, un tribunal de comparses rendra publique une sentence décidée par Mussolini sous l'influence de ce cercle de prostituées et d'entremetteurs qui, depuis quelques années, empoisonne la vie politique italienne et a conduit le pays à sa perte. »

Autour de Ciano s'affaire, aimable et bientôt compatissante, une jeune femme blonde, Frau Burkhardt - ou Beetz, - agent de la Gestapo, qui multiplie les prévenances et a libre accès à la cellule de l'ancien ministre des Affaires étrangères.

Bientôt, elle avoue son but : obtenir de Ciano les « carnets politiques » où il a noté au jour le jour ses conversations avec Ribbentrop, Mussolini ou Hitler.

Ce jeune ministre des Affaires étrangères que les Allemands savent sensible à la beauté féminine, cette femme, ces autres dignitaires dans ce vieux cloître humide et sombre, tout évoque l'atmosphère de la Renaissance où la débauche et les honneurs se mêlent à la mort.


Le procès a lieu à Vérone, au Castel Vecchio, là où s'est tenu il y a quelques jours le Congrès du Parti fasciste.

Dans la salle, au-dessus de la longue table du tribunal, un étendard noir frappé d'un faisceau du licteur blanc a été déployé. Le public est surtout composé de miliciens fascistes dont certains sont armés et qui sont venus voir juger les traîtres.

« Le coup d'État du 25 juillet a mis l'Italie en face de la plus grande trahison que l'Histoire rappelle », a annoncé le gouvernement en instituant le tribunal spécial. Dès lors, le procès n'est qu'une parodie.

Dans la salle, Frau Beetz et deux officiers SS suivent les débats, mais rien ne prouve que les Allemands les aient inspirés. Certes, ils sont satisfaits et laissent faire, mais ils n'ont pas à intervenir.

Les survivants du fascisme qui dirigent la République sociale ont besoin du sang de quelques traîtres et le procès de Vérone est manœuvre démagogique aussi bien que règlement de comptes.

D'ailleurs, Mussolini a conservé la passion de la vengeance, le goût des attitudes héroïques, « romaines », qui, en vérité, lui coûtent peu car l'exercice du pouvoir a détruit en lui tout reste d'amitié, le sens de la pitié, de l'humanité et de la mesure.


Quand les membres du tribunal, à 9 h 15, entrent dans la vaste salle, en civil et en chemise noire, Ciano et ses compagnons se mettent au garde-à-vous et font le salut fasciste, comme tous les présents.

Après l'appel des inculpés, le vieux maréchal De Bono, quadrumvir (l'un des quatre organisateurs de la Marche sur Rome en 1922) lié à Mussolini par vingt-trois ans d'action, vient à la barre se justifier.

Il n'a pas voulu le départ du Duce. Tous les inculpés répéteront à peu près dans les mêmes termes cette déclaration qui pour ces six hommes correspond sans doute à la vérité : « La situation du Duce était hors de question », dira Ciano.

Seul Marinelli se traîne en pleurant, explique comment, sourd, il n'a pas pu suivre la séance du Grand Conseil, et a voté l'ordre du jour Grandi sans savoir.


Le 10 janvier, à 13 h 40, le président du tribunal lit d'une voix inintelligible les sentences : dix-huit condamnations à mort dont cinq frappent les six accusés présents dans le box.

Ciano dit à De Bono en montrant Cianetti :

« Il n'y a que lui qui s'en sort, pour nous c'est fini. »

Et il se signe. Cianetti est condamné à trente ans de prison ; il s'était, sitôt après le vote du Grand Conseil, rétracté auprès de Mussolini.

« Pour moi, qu'ont-ils décidé ? demande Marinelli qui n'a rien entendu.

- La mort comme pour nous. »

Marinelli s'évanouit.

Dehors, les Squadristi (membres du Squadre, sections fascistes) stationnent. Des cris de « à mort, à mort » sont lancés. Il faut garder les condamnés, pâles et résignés, au Castel Vecchio, pendant plus de deux heures, en attendant que les sections de fascistes aient évacué la ville.


Mussolini est resté seul pendant toute la journée. Bientôt, on lui apporte la nouvelle, lui décrit le comportement de chacun des accusés.

« Marinelli n'arrivera jamais devant le peloton, dit Mussolini sèchement, il faudra qu'on le porte. »

Puis il s'explique, se justifie :

« Le dilemme que j'ai posé devant le Grand Conseil était clair. Voter l'ordre du jour Grandi signifiait ouvrir la crise du régime et ma succession. Grandi, Bottai, Federzoni le savaient. Ciano a joué cette grosse partie avec eux. »

Il n'y eut pas de grâce. Pavolini a fait refuser les recours par un général de la Milice, évitant ainsi à Mussolini d'avoir à se prononcer sur le cas de Ciano. Mais Mussolini n'a-t-il pas dit déjà :

« Pour moi Ciano est mort depuis longtemps. »

Edda, la fille de Mussolini qui a épousé le comte Ciano, tente avec l'aide de Frau Beetz d'obtenir la vie sauve pour son mari ; avec une énergie désespérée, elle multiplie les démarches. Elle écrit au Führer, au Duce, propose les documents qu'elle détient contre la grâce de Ciano.

« Duce, écrit-elle à son père.

« J'ai attendu jusqu'à aujourd'hui que tu me témoignes un minimum de sentiments d'humanité et d'amitié. Maintenant, c'est trop. Si Galeazzo n'est pas en Suisse dans les trois jours selon les conditions que j'ai fixées avec les Allemands, tout ce que je sais, avec preuves à l'appui, je l'emploierai sans pitié. Dans le cas contraire, si nous sommes laissés en paix et en sécurité (de la tuberculose aux accidents d'auto), vous n'entendrez plus parler de moi.

« Edda Ciano. »


Mussolini, au milieu de la nuit, téléphone au général Wolf pour demander conseil.

Le général refuse de prendre position et se contente de retirer pour quelques heures les deux SS qui sont en faction devant la cellule n° 27, celle du comte Ciano.

Mais il est trop tard pour que Mussolini prenne seul une décision. Il lui est plus facile de laisser se dérouler les événements, sans intervenir. Il attend.


Déjà, à la prison des Scalzi, Don Chiot et le franciscain Dionizio Zilli s'emploient à consoler les prisonniers qui sont réunis dans une seule cellule. Ciano au dernier moment a tenté de s'empoisonner, mais la drogue fournie par Frau Beetz est inoffensive.

À 5 heures du matin, le 11 janvier 1944, les prisonniers sont réveillés et l'attente commence.

Marinelli se lamente faiblement, affaissé. C'est une aube glaciale d'hiver qui dure. Et la longueur même de l'attente redonne de l'espoir ; tous ont formulé une demande de grâce, peut-être Mussolini l'a-t-il acceptée ?

Mais à 9 heures, après quatre heures d'incertitude, policiers, juges et chefs fascistes arrivent : les grâces sont refusées.

On passe les menottes aux prisonniers que des miliciens armés entourent. Marinelli, De Bono et Ciano, qui furent parmi les plus hautes personnalités du régime fasciste, vont ainsi mourir sous des balles fascistes.


Et l'Histoire s'est souvent arrêtée sur cet homme que la fortune avait paru combler, ce comte Ciano, emporté dans le tourbillon des honneurs, paradant au Berghof de Hitler, au golf ou sur les aires d'envol en capitaine de bombardier prêt à partir pour l'Albanie ou la Grèce, ce ministre, le gendre du Duce, cet homme jeune qui va mourir.

Quand la violence est le ressort d'un régime, qui peut espérer échapper à ses coups ? Pas même ceux qui ont utilisé la violence pour le régime, le secrétaire du Parti fasciste Marinelli, le quadrumvir De Bono ou l'aviateur-ministre Ciano.


Dans le polygone de tir de la forteresse de San Procolo, vingt-cinq hommes de la Milice, tous volontaires, sont prêts ; quelques juges, des personnalités fascistes et de nombreux officiers de la Garde nationale républicaine sont présents.

Les détenus sont sur des chaises, le dos au peloton et les bras liés au dossier. Marinelli se débat. « C'est un assassinat », crie-t-il. Il faut l'attacher de force : plusieurs miliciens s'y emploient.


Les autres condamnés sont dignes et résolus, mais au fond de leurs regards on lit l'effarement, une incrédulité tenace. Eux, les chefs fascistes, ils sont là, pour leur mort, devant un peloton fasciste.

À quinze pas, les miliciens sont prêts. Le premier rang a mis le genou à terre.

Ciano, De Bono se retournent plusieurs fois, et au moment où retentit le commandement de « feu », on entend l'un des condamnés crier :


« Viva l'Italia, Evviva il Duce ! »


La décharge fracasse le cri dans l'air glacial.

Quatre hommes tombent, une chaise reste dressée, le prisonnier indemne sans doute : des quatre hommes tombés, des cris s'élèvent, les corps bougent. Il faut tirer de nouveau sur le prisonnier resté assis, sur les quatre qui sont à terre. Puis, à coups de pistolet, on achève les cinq suppliciés.

Des opérateurs filment la scène.


Dans la journée, la radio annonce un communiqué important. Après avoir rappelé la condamnation à mort, le speaker déclare :

« À 9 h 20, la sentence a été exécutée. Les cinq condamnés ont été fusillés. »

Puis on entend l'entraînant hymne fasciste :


« Giovinezza, primavera di bellazza... », « Jeunesse, printemps de beauté... »


Mussolini s'exclame, à l'écoute de l'émission :

« Les Italiens aiment se montrer en toutes circonstances ou féroces ou bouffons. »

En fait, après cette exécution, féroce et bouffonne, avec ce peloton qui ne sait même pas à quinze mètres tuer d'une décharge cinq malheureux, le régime et le Duce tentent de se sauver et de se disculper.

Le 12 janvier, sous le grand titre : « Condamnation à mort de dix-huit membres du Grand Conseil », la Stampa proclame :

« Le couperet est tombé. Vingt ans d'indulgence récompensés par l'ingratitude et la trahison, c'est trop. Le pardon est un luxe. Les condamnés de Vérone paient la destruction néfaste de l'édifice national difficilement construit avec l'argent et le sang du peuple. Ils paient la division de la patrie, la guerre installée au cœur de l'Italie. »


En bref, sur les têtes des condamnés de Vérone retombent toutes les fautes du fascisme, et Mussolini veut payer avec leur sang ses propres erreurs et celles du régime tout entier.

Mais il veut aussi se donner bonne conscience. Il interroge don Chiot, murmure au prêtre, après avoir évoqué Ciano : « Priez pour lui et pour moi. »

Il assure au défenseur, à la mère de Ciano et à Edda qu'il n'a pas été au courant de la demande de grâce des condamnés.

« Ce sont ceux-là mêmes qui ont voulu le procès qui ont refusé de me transmettre la demande, de peur que je n'accorde la grâce », dit-il.

Pourtant, la mort des inculpés est pour lui et pour le fascisme une tentative désespérée pour s'innocenter et menacer tout à la fois. Le 12 janvier, on peut encore lire dans la Stampa : « Salus Reipublicæ suprema lex », « Le salut de la République est la loi suprême ».

« La sentence de Vérone est la preuve que la République va jusqu'au bout. Que l'avertissement soit entendu par ceux qui en ont besoin et qu'il invite le pays tout entier à retrouver au plus tôt l'exacte conscience de ses propres devoirs et celle des droits supérieurs de la Patrie. »

L'avertissement est clair comme un ordre : que le citoyen se plie s'il ne veut pas subir le sort de Ciano.

Car si Ciano a été fusillé, tout est désormais possible.

L'exécution de Vérone est bien un alibi et une justification nécessaires.

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