34.

Elle est là, l'Histoire, le 26 août 1944. Devant lui, de l'Étoile à la Concorde, vivante dans cette foule.

« Ah ! C'est la mer ! »

Des millions de visages, les drapeaux, les uniformes des hommes de la 2e DB et les croix de Lorraine sur les brassards. Des groupes sur les toits, d'autres « accrochés à des échelles, des mâts, des réverbères ».

« Ce n'est qu'une houle vivante dans le soleil sous le tricolore. »


Il avance sur la place de l'Étoile, qu'un barrage de chars coupe par le milieu. Mais la foule déborde pendant que la musique des gardiens de la paix ouvre le ban.

Les cris « Vive de Gaulle ! » déferlent. Il marche lentement. Il faut vivre cet instant et en même temps ne pas se laisser engloutir par ce flot.

Il est celui que la nation doit porter, soulever, soutenir, et qui ne doit pas cesser de veiller.

Il dit : « Quelle pagaille ! Qui est-ce qui est responsable de l'ordre ici ? »

Il entend, dominant parfois la clameur, les annonces des voitures haut-parleurs qui descendent et remontent les Champs-Élysées :

« Le général de Gaulle confie sa sécurité au peuple de Paris. Il lui demande de faire lui-même le service d'ordre et d'aider dans cette tâche la police et les FFI fatigués par cinq jours de combat. »


Il voit quatre chars s'ébranler, puis un cordon d'agents, de FFI, de secouristes, de soldats derrière eux, des motocyclettes, des side-cars, des jeeps, et, seul dans un espace vide, un huissier en habit noir, plastron blanc, chaîne d'argent.


Il marche d'un pas lent. Il répond aux vivats. Il entend. Il voit et se voit, levant et baissant les bras.

Il voudrait croiser chaque regard, s'attarder sur chaque visage. Toutes ces vies rassemblées et chacune exprimant un destin singulier.

Il se tourne à droite, à gauche. Ils marchent près de lui, ceux de la Résistance, Le Troquer, Bidault. Et puis Parodi, Pleven, Leclerc, Juin, Thierry d'Argenlieu, Koenig, tous les autres compagnons de juin 1940.


Il pense aux siens.

À Philippe, qui se bat au Bourget, à son père.

Il voit dans la foule « ces enfants si pâles » et la douleur le leste tout à coup.

Anne, petite Anne, ma souffrance au cœur de l'espérance.

Là, une vieille pleure, ici un homme crie merci. Des femmes sourient.

« Il se passe en ce moment un de ces miracles de la conscience nationale, un de ces gestes de la France qui parfois au long des siècles viennent illuminer son Histoire. »


Il va à la tête d'une foule qui s'écoule au milieu de deux foules, dans le soleil d'août. Il se sent à la fois tout et rien.

« Il remplit une fonction qui dépasse de très haut sa personne. » Il ne sert que d'« instrument au destin ».

Il marche au milieu de ces « innombrables Français ». « Ah, comme vous vous ressemblez ! »

Cette foule lave l'avenue souillée par l'occupant, et « l'Histoire ramassée dans ces pierres et dans ces places, on dirait qu'elle nous sourit ».



Il monte dans la voiture découverte place de la Concorde. Et tout à coup, des tirs. Les gens se jettent à terre.

Et à nouveau des tirs quand il entre dans Notre-Dame. Des éclats de pierre giclent. On tire depuis les galeries au-dessus de la nef.

Il ne regarde que les vitraux. Il chante le Magnificat. Il n'a pas voulu que Mgr Suhard, qui a accueilli Pétain ici il y a quatre mois, célèbre la cérémonie.

Les tirs continuent. Il descend l'allée centrale. Les gens se sont couchés. Il voit une femme qui a même relevé ses jupes pour se cacher la tête.

On tire sur le parvis. Il est debout, immobile, ne voyant sur le parvis que ces gens allongés. Leclerc, de sa canne, frappe la tourelle d'un tank pour que celui-ci cesse le feu.

Mourir ici ? Dieu décide.


Il monte dans la voiture.

Des coups de feu encore rue Saint-Dominique. Et il apprend que des fusillades ont éclaté à l'Étoile, au rond-point des Champs-Élysées, à l'Hôtel de Ville.

Qui ? Allemands, miliciens ? On a arrêté deux d'entre eux, dont l'assassin de Mandel, qui se préparaient à l'Hôtel de Ville, hier soir, à tenter de l'abattre.


Qui ? Peut-être ceux qui, en maintenant un climat de désordre et d'inquiétude, espèrent contrôler le pays, s'emparer du pouvoir.


Il regagne son bureau.

C'en est fini des défilés. Il faut rétablir partout l'autorité de l'État, l'ordre, le règne de la loi républicaine.

La nation est à reconstruire, elle est en guerre.

Ces ébranlements sourds sont les explosions des bombes que l'aviation allemande lâche sur Paris, comme pour se venger de ce triomphe qu'elle n'a pu interdire.


C'est la guerre. Philippe qui se bat et qui, comme des dizaines de milliers d'hommes, peut mourir.

Il lit en marchant dans le bureau la lettre du général Leclerc écrite à son PC avancé.

« Combats sérieux », commente Leclerc.

De Gaulle s'interrompt. Stains, Le Bourget. Un flot de souvenirs, Henri de Gaulle qui racontait ses combats à Stains et au Bourget en 1871.

« Quelques-uns de nos bons officiers de la première heure y sont encore restés..., poursuit Leclerc. Un de mes cousins germains, lieutenant au régiment du Tchad, a été tué. Je croyais nos types épuisés par les efforts de ces derniers jours. Ils ont une fois de plus atteint les objectifs fixés par le commandement allié pendant que les Américains, à droite et à gauche, sont en retard. »


De Gaulle s'assied. C'est notre sol.

« L'énorme majorité de la population magnifiquement française et nationale, ajoute Leclerc, ne demande qu'à être commandée pour refaire la France. On veut de l'autorité.

« J'ai eu des contacts intéressants avec des officiers FFI... Ils m'ont affirmé que le Front National avait tout essayé pour utiliser au profit du "parti" l'enthousiasme français. L'affaire a manqué... Les dirigeants, même nommés par votre gouvernement, sont bien timides. Voilà, je crois, un des nœuds du problème... Votre tâche n'en sera pas facilitée, mon général.

« Veuillez croire, mon général, à l'assurance de mon entier et respectueux dévouement qui n'a fait que croître depuis le Cameroun 1940. »


Leclerc, fidèle, héroïque, enthousiaste, le plus proche de ses compagnons. Il relit les dernières lignes de sa lettre. Sans doute les « tirailleries » du 26 août étaient-elles bien une tentative de provocation.

Il feuillette les journaux de ce dimanche 27 août. L'Humanité titre :

« Paris vainqueur salue en la personne du général de Gaulle la France maintenue, la Résistance victorieuse, la lutte armée qui a sauvé le pays. »

Phrase habile. Il découvre un article en première page, selon lequel « une délégation des femmes et des Francs-Tireurs et Partisans Français s'enquiert à L'Humanité du retour de Thorez ».

Et une photo légendée : « Des officiers du général Leclerc rendent visite à L'Humanité. »

Un encart précise : « Il reste encore la 5e colonne à écraser. » C'est comme si la stratégie du Parti communiste se déployait sur cette première page du journal : assimiler la Résistance aux communistes, tenter même d'annexer l'armée, obtenir par une pression populaire organisée le retour du déserteur Thorez, et se servir de « l'épuration », de la « traque de la 5e colonne » pour tenir le pays.

Mais il faudrait pour cela réussir à « noyer » de Gaulle sous les éloges. Et le compromettre.

Ils se trompent. Il va réagir.


Il reçoit le Conseil National de la Résistance. Ces hommes se sont bien battus. Il les félicite.

« Mais, dit-il, c'est le gouvernement qui assume la responsabilité entière. »

Il précise d'une voix abrupte : « Les organismes supérieurs du commandement et des états-majors des Forces de l'Intérieur existant à Paris sont dissous à compter du 29 août 1944. »

Immatriculation de tous les officiers, gradés et hommes des Forces de l'Intérieur, ainsi que recensement des armes et du matériel.

Il demeure impassible alors que des membres du CNR protestent, s'indignent, quittent le bureau en marmonnant, peut-être des avertissements et, qui sait, des menaces.

Qui craindre quand on fait son devoir ?


Il s'abandonne, le temps d'un dîner, à un regain d'amertume, comme si, après ces moments d'exaltation, patauger dans le marécage quotidien devenait insupportable :

« Incorrigibles et ingouvernables..., lance-t-il. Mouscaille de la France malgré tout ! Resquille de tout bord ! »

Personne ne commente.


On dîne de rations américaines, de bœuf en gelée, de sardines à l'huile provenant de stocks de l'armée allemande. Heureusement, le vin est convenable et le pain frais.

Il tourne la tête vers Philippe, venu dîner. Le fils de François Mauriac, Claude, qui depuis deux jours travaille au secrétariat, est assis près de lui.

Maurice Schumann voisine avec le lieutenant Guy et l'aide de camp Teyssot.

De Gaulle allume un cigare.

« J'admire la monarchie, dit-il, qui a pu se maintenir en France pendant si longtemps. C'est que les rois ont su rester populaires... Avec Louis XIV, le pouvoir royal s'éloigne du peuple, et c'est la fin... »

Il se lève.

Si le peuple est avec soi, tout est possible. S'il se dérobe, alors il faut partir, car au bout il n'y a que le désastre, pour soi, pour le pays.

Загрузка...