30.

Miracle, le retour à l'ordre dans la France qui se libère ?


C'est le résultat de l'action obstinée de De Gaulle, de Jean Moulin, de Brossolette, de tant de martyrs dont les noms sont entrés dans l'Histoire et d'innombrables anonymes qui, républicains patriotes, voulaient éviter au pays les risques d'une guerre civile.


L'État rétabli en cet été 1944 est issu de la constitution, le 14 mai 1943, du Conseil National de la Résistance, regroupant tous les patriotes, à quelque parti qu'ils appartiennent dès lors qu'ils sont engagés dans la Résistance.

Cette unité nationale manifestée, de Gaulle veut la préserver en ce mois d'août 1944.

Il y faut pour cela d'abord faire respecter la France par les Alliés. C'est-à-dire affirmer la souveraineté nationale. Car la France a désormais une armée de plusieurs centaines de milliers d'hommes qui débarquent en Provence, se battent en Normandie, avancent vers Paris. Et les combattants de la Résistance sont au nombre de 50 000 !

Et tout va se jouer, comme toujours dans notre histoire, à Paris.


Dès le 16 août, de Gaulle est persuadé que le débarquement en Provence a réussi.

C'est en France, à Paris, qu'il doit être.


Le 17, les Américains insistent pour qu'il n'utilise pas son avion personnel, peu sûr, disent-ils, mais une forteresse volante qu'ils mettent à sa disposition.

« Je vous remercie vivement de l'offre que vous voulez bien me faire, mais je compte utiliser le Lockheed Lodestar qui me sert habituellement. »

Il a confiance dans le colonel de Marmier qui pilotera. Le général Juin et les officiers d'état-major suivront dans la forteresse volante prêtée par les Américains.


Escale à Casablanca, exigent les Alliés. Visite incognito de la ville. La foule rassemblée, pourtant silencieuse et ardente, bras levés. Émotion.

« Quel destin que le vôtre », lui murmure le résident général.

Escale à Gibraltar encore, au nom de la sécurité. Forteresse volante en panne. Les Alliés insistent : le Lockheed n'est pas armé. Il faut une escorte, différer le départ.

Est-ce une ultime manœuvre pour l'empêcher de gagner la France ?

De Gaulle se lève. Il partira.


Il fume calmement dans la cabine. Moment où le destin peut disposer de sa vie : un incident mécanique, une attaque allemande et il n'atteindrait jamais le sol de France. Il n'a pourtant aucune inquiétude. Sa vie ne peut s'interrompre à cet instant. Il doit conduire sa tâche à son terme.

Le dimanche 20 août, vers 8 heures, il atterrit sur l'aérodrome de Maupertuis, près de Saint-Lô.


Enfin ! Il marche sur ce sol. Il fait presque froid, il pleut, ce 20 août. Il est sur la terre de France, non pas en visiteur toléré, regardé avec indifférence par les soldats étrangers, comme à Bayeux, le 14 juin, mais en chef de gouvernement.

Il avance à grands pas vers cette grange transformée en une sorte de tour de contrôle. Une vieille voiture à gazogène, une Celtaquatre, est arrêtée. Il voit le général Koenig et François Coulet venir vers lui.


Il va savoir. Paris ? interroge-t-il. Il n'y a, à cette heure, que cette priorité. Paris.

Leclerc et sa 2e DB marchent-ils vers Paris ? Que font les Allemands de von Choltitz qui commande en chef dans la capitale ?

On a capté un message de Hitler ordonnant de défendre Paris à tout prix, de détruire s'il le faut les ponts, les monuments, les bâtiments officiels.

Il faut voir Eisenhower. Paris doit être libéré.


Il écoute Koenig tout en regardant la campagne normande.

C'est l'été, mais il est masqué. Comme la liberté de ce pays, tout enveloppée encore de manœuvres, d'ambitions et de périls.

Paris s'est insurgé, répète Koenig.

Tous les transports sont paralysés, et surtout, depuis hier, on tire dans les rues. La police s'est retranchée dans la préfecture de police, et fait le coup de feu contre les Allemands.

Rol-Tanguy et ses FFI se sont lancés dans l'insurrection. Détermination, enthousiasme, mais pas d'armes antichars.

Les Allemands disposent de plusieurs milliers de soldats aguerris, de tanks qui pourront balayer les barricades qui commencent à surgir partout.


Il a une bouffée d'orgueil. Paris reprend le fil de son histoire.

Puis il s'assombrit.

Paris peut être écrasé et détruit. Des milliers de morts.

Il pense à ces images de Varsovie en flammes. Varsovie insurgée elle aussi, le 1er août, et fusillée par les Allemands cependant que les Russes restaient l'arme au pied sur la rive de la Vistule, laissant égorger les patriotes polonais.


Paris ne doit pas être Varsovie.

La situation ne doit pas être symétrique. Des Alliés craignant une prise de pouvoir par les communistes ou par de Gaulle et tardant comme les Russes à aider les insurgés.

Cela ne sera pas. Il le faut. Il le peut. Il compte sur Leclerc, sur le sens national des résistants, même communistes, sur l'intelligence de Parodi, de Luizet, de Chaban, qu'il a choisis.


Il baisse la tête. Il y a péril.

Il faut battre la puissance allemande ou la neutraliser.

Il faut contrôler l'ambition communiste ou les débordements d'une population en armes. Il faut que Paris soit libéré par une troupe française.

Il faut déjouer peut-être la « suprême intrigue » de Roosevelt, son soutien à une manœuvre de Laval, la résurrection sous le patronage d'Herriot d'une Chambre des députés morte en juillet 1940.

Comment les Américains ne comprennent-ils pas que c'est là le meilleur moyen de faire naître le désordre en poussant vers les communistes des Parisiens indignés ? Est-ce cela que l'on veut ?


La voiture s'arrête. De Gaulle aperçoit au-delà de la clairière la tente qui sert de quartier général à Eisenhower. Elle est dissimulée sous les arbres de la forêt proche de Granville. Il traverse à grandes enjambées la clairière.

Il entend la pluie, plus drue, marteler la tente. Eisenhower est chaleureux et cependant de Gaulle perçoit, au fur et à mesure qu'Eisenhower situe en montrant sur la carte les points atteints par les avant-gardes alliées, de la gêne.

Une flèche manque. Personne ne marche sur Paris.

« Du point de vue stratégique, commence de Gaulle, je saisis mal pourquoi, passant la Seine à Melun, à Mantes, à Rouen, bref, partout, il n'y ait qu'à Paris que vous ne la passiez pas. »


De Gaulle fixe Eisenhower. Paris est pourtant le centre des communications. Et ce n'est pas un lieu quelconque, faut-il le dire !

« Le sort de Paris - de Gaulle hausse le ton - intéresse de manière essentielle le gouvernement français. C'est pourquoi je me vois obligé d'intervenir et de vous inviter à y envoyer des troupes. Il va de soi que c'est la 2e Division Blindée française qui doit être désignée en premier lieu.

« Il faut que les choses essentielles soient claires et soient dites. »


Eisenhower paraît mal à l'aise. Il promet que la décision d'offensive sur Paris va être prise, et la division de Leclerc sera chargée de cette opération.

« La Résistance s'est engagée trop tôt, ajoute-t-il.

- Pourquoi trop tôt, répond de Gaulle, puisqu'à l'heure qu'il est vos forces atteignent la Seine ? Je suis prêt, si le commandement allié tarde trop, à lancer moi-même sur Paris la 2e Division Blindée. »


Il est à nouveau dans la clairière, sous la pluie, se dirigeant lentement vers la voiture. Pourquoi cette réticence américaine à marcher sur Paris ?

Pourquoi la division Leclerc est-elle passée sous la tutelle de la 6e armée américaine et est-elle maintenant dans la région d'Argentan ? Est-ce pour permettre à une manœuvre politique - celle de Laval ? - de réussir à Paris ?

Il monte dans sa voiture. Se rendent-ils compte, ceux qui jouent cette carte, des risques qu'ils font prendre à la population parisienne ? Leur politique qu'ils croient habile n'est que la politique du pire.


Tout à coup, des cris : « Vive de Gaulle ! », le son des cloches.

On traverse un village qui, à l'exception de l'église, est détruit. Il faut s'arrêter, descendre, le maire pleure.

On chante La Marseillaise, on repart et c'est le champ de ruines de Cherbourg. Le soleil perce. Les gravats encombrent les rues.

Les mêmes cris, la même ardeur. Il se sent soulevé par cet enthousiasme. Comment ne balaierait-il pas les derniers obstacles ?

« Allons, dit-il, la France doit vivre puisqu'elle accepte de souffrir. »

Il parle au milieu des ruines.

« Le calvaire que nous gravissons, dit-il, est la plus grande épreuve de notre histoire. Mais nous savons de quel abîme nous émergeons et nous savons vers quel sommet nous montons ! »

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