26.

De Gaulle, à Alger, dans la chaleur de la fin du mois de juillet 1944, attend et s'impatiente.


Il veut être présent en France alors que se déroule la « bataille de la France ».

Il veut que Paris soit libéré par des troupes françaises. Il veut rentrer dans la capitale le jour de sa libération pour effacer les années d'humiliation ; Hitler souillant Paris par sa présence !

Mais les Américains et les Anglais tardent à lui donner l'autorisation de ce retour dans la capitale !

Voilà comment les « Alliés » traitent le chef du gouvernement de la France ! Et leur attitude révèle l'impitoyable logique qui régit les rapports entre les États, ces « monstres froids ».


De Gaulle le constate, cette guerre n'est pas encore terminée que déjà s'esquisse une autre forme de guerre : il y a Washington et Londres d'un côté, et Moscou de l'autre !

C'est cette rivalité-là qui s'est exprimée dans l'affrontement que de Gaulle a eu, à propos du Vercors, avec le communiste Fernand Grenier.


De Gaulle décèle les conséquences de cette rivalité à propos de la Pologne. Ce pays qu'il connaît bien, où il a servi en 1920.

Churchill a « ses » Polonais - leur gouvernement siège à Londres et ils ont leur armée : l'AK, Armia Krajowa, Armée de l'Intérieur. Ces Polonais ont pour chef le général de cavalerie placé à la tête de l'AK, Bor-Komorowski.

Les Polonais se méfient des Russes autant que des Allemands.

Ils se souviennent du partage de la Pologne entre nazis et communistes en 1939.

Ils n'oublient ni les massacres commis par les Allemands, ni les exécutions d'officiers et de notables polonais dans la forêt de Katyn par les tueurs de la police russe, le NKVD. Ils craignent les manœuvres de Staline qui a « ses » Polonais, dirigés par le Comité National de Lublin.

Ils craignent surtout l'armée Rouge qui a atteint la Vistule.

Sur l'autre rive du fleuve, il y a Varsovie.

Quel serait l'avenir de la Pologne si, les Allemands chassés, les Russes s'installaient ! Que deviendrait l'indépendance de la Pologne ?

Les patriotes polonais, catholiques, ne veulent pas de cette libération qui deviendrait servitude !


De Gaulle, qui a été détaché en Pologne auprès de l'armée polonaise, a participé aux combats qui ont permis de repousser l'armée Rouge en 1920.

Mais en juillet 1944, elle est là, sur la rive orientale de la Vistule ; et il semble qu'elle puisse d'un élan « libérer » Varsovie.

De Gaulle comprend la volonté des Polonais de forcer le destin : attaquer les Allemands, les chasser, installer à Varsovie le gouvernement en exil à Londres, affirmer ainsi - avec l'appui anglais - l'indépendance et la souveraineté de la Pologne.



Le 1er août 1944, Bor-Komorowski lance un appel à l'Armée de l'Intérieur, diffusé dans tous les quartiers de Varsovie.

« Soldats de la capitale,

« J'ai donné aujourd'hui l'ordre que vous attendiez depuis si longtemps, l'ordre d'ouvrir le feu contre l'envahisseur allemand. Après bientôt cinq ans d'une lutte obligatoirement clandestine, aujourd'hui, nous prenons ouvertement les armes... »

Un souffle d'enthousiasme soulève la population de Varsovie.

Le 6 août, l'AK contrôle presque toute la ville. Il est prévu ce dimanche que la RAF parachute les représentants du gouvernement polonais de Londres.

Mais brusquement, en quelques heures, tout change.

Des Waffen-SS entrent dans Varsovie et renforcent les hommes de la Wehrmacht.

Les troupes sont commandées par l'Obergruppenführer SS Erich von dem Bach-Zelewski.

Il s'est illustré dès 1941 en Russie comme commandant les SS et la police chargés de lutter contre les partisans et d'exterminer les Juifs.

Himmler s'est plusieurs fois rendu à son quartier général, lui ordonnant d'abattre tous les hommes et de « conduire les femmes juives et leurs enfants dans les marécages ».


Une brigade de cavalerie SS sous les ordres de von dem Bach-Zelewski a ainsi fusillé 25 000 Juifs en un mois. Mais les cavaliers SS ont signalé que les « marais n'étaient pas assez profonds pour que les femmes et les enfants soient engloutis ». On les fusille donc.

C'est cet homme-là qui arrive à Varsovie le 8 août. Les SS sont accompagnés par la Brigade Kaminski, composée de Russes, d'Ukrainiens, et par la Brigade SS Dirlewanger, formée de criminels de droit commun extraits de leurs prisons. Ces unités SS et ces brigades ont les mains libres. En quelques heures, ces SS révèlent ce dont ils sont capables. Ils brûlent vifs les prisonniers, empalent sur des baïonnettes des nouveau-nés, qu'ils exhibent aux fenêtres. Ils pendent des femmes la tête en bas aux balcons de leurs immeubles.

Ils appliquent ainsi l'ordre de Himmler : « Agir pour juguler la révolte en un minimum de temps » !


Les combats sont d'une cruauté sans limites.

Les SS de Bach-Zelewski refoulent les insurgés, morcellent les unités, les encerclent et les réduisent les unes après les autres. Varsovie est ainsi en quelques semaines transformée en un champ de ruines.

Aucune règle n'est respectée. Il faut, en détruisant Varsovie, en massacrant, « liquider le problème polonais ».

Les hommes de Kaminski entrent ainsi dans un hôpital.

Une infirmière raconte :

« Ils ont frappé, donné des coups de pied aux blessés couchés sur le sol en les traitant de fils de putes, de bandits polonais. Avec d'horribles hurlements, ils abattaient leurs bottes sur les têtes de ceux qui étaient par terre. Sang et cervelle jaillissaient dans toutes les directions. [...] Un contingent de soldats allemands entra, avec à sa tête un officier. "Que se passe-t-il ici ?" demanda-t-il. Après avoir fait sortir les assassins, il donna ordre d'emporter les cadavres et demanda calmement à ceux qui étaient encore en vie et pouvaient marcher de se lever et d'aller dans la cour. Nous étions certains qu'ils allaient être fusillés. Après une heure ou deux, une autre horde germano-ukrainienne entra, avec de la paille. L'un d'eux versa dessus un peu d'essence [...] il y eut une explosion, et un cri terrible - le feu était juste derrière nous. Les Allemands avaient incendié l'hôpital et fusillaient les blessés. »


Les morts s'accumulent : près de 30 000 soldats allemands tués, blessés ou disparus, et dix fois plus de morts polonais, soit 300 000 hommes, femmes et enfants.


Et pendant ce temps, l'armée Rouge - il est vrai qu'elle est épuisée par l'offensive qu'elle mène depuis la mi-juin 1944 - reste, l'arme au pied, au bord de la Vistule, n'acceptant même pas que des avions de la RAF, venus parachuter des armes aux insurgés, puissent se poser dans les territoires libérés par les Russes.


C'est comme si les Allemands et les Russes avaient intérêt à laisser mourir le plus possible de ces insurgés polonais qui étaient patriotes et donc à la fois hostiles aux Allemands et aux Russes.

Un Polonais raconte que, du haut des bâtiments les plus élevés de la ville, quand la fumée se dissipe, on peut voir les soldats russes et allemands se baigner face à face sur chaque rive de la Vistule, comme s'ils avaient tacitement accepté une trêve qui durerait autant que la détermination héroïque des Polonais.


Churchill est scandalisé par l'attitude de Staline et exaspéré par l'indifférence de Roosevelt.

Le président des États-Unis se soucie peu de la pénétration des Russes en Europe centrale.

« Je ne vois aucune raison de risquer la vie des soldats américains pour protéger les intérêts britanniques, réels ou supposés, sur le continent », a-t-il confié.


Churchill ne renonce pas, il écrit à Staline :

« Les Polonais sont attaqués par une division allemande et demie. Ils demandent une aide russe. »

Staline répond :

« Le gouvernement soviétique n'entend pas s'associer directement ou indirectement à l'aventure de Varsovie... Je ne puis imaginer que des détachements polonais qui n'ont ni canons, ni avions, ni chars puissent reprendre Varsovie que les Allemands défendent avec quatre divisions blindées, y compris la division Hermann Goering. »


Chacun soupçonne l'autre d'arrière-pensées.

« Il est pour le moins bizarre, écrit Churchill, qu'au moment où l'armée secrète polonaise se révolte, les armées russes interrompent leur offensive contre Varsovie et se soient retirées à quelque distance. Les avions russes n'auraient que 150 kilomètres à faire en tout pour parachuter des mitrailleuses et des munitions. »

Et Staline répond :

« Tôt ou tard, la vérité se fera jour sur la poignée de criminels ambitieux qui ont déclenché l'aventure de Varsovie. Ils ont pratiquement exposé un peuple sans armes à l'aviation, aux canons et aux blindés allemands... Chaque jour qui passe ne rapproche pas Varsovie de sa libération, mais permet aux hitlériens d'exterminer cruellement la population civile. »


Les Russes ne passeront la Vistule qu'au moment - le 16 septembre 1944 - où l'AK polonaise s'apprête à faire sa reddition aux Allemands.

Mais l'héroïsme polonais a eu un résultat.

Bach-Zelewski a fait fusiller Kaminski, se débarrassant ainsi d'un témoin. Car l'Obergruppenführer Bach-Zelewski commence à penser à la défaite allemande. Il fera accorder aux survivants de l'AK la qualité de « combattants » réguliers et il évoque avec Bor-Komorowski la... défense de la civilisation occidentale contre la ruée des hordes russes.

Personne n'est dupe.


Guderian, le chef d'état-major général, note :

« Ce que j'ai appris de Bach-Zelewski est tellement révoltant que j'en ai rendu compte au Führer le soir même. »


Les massacres ont eu lieu ! Mais l'Obergruppenführer Bach-Zelewski sauvera sa tête. Les Anglais refuseront d'autoriser son extradition en Pologne...


Devant les interminables colonnes de rebelles capturés, un officier allemand de la Wehrmacht est stupéfait de la « fière allure de ces prisonniers : les femmes, tête haute, entonnent des chants patriotiques... »

L'officier se souvient de ce qu'il a vécu, vu, fait ces dernières semaines : « La population implacablement exterminée. »

Il a noté dans son Journal durant ces combats inégaux, ces massacres : « Il faut fermer les yeux et le cœur. »

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