40.
C'est le Conseil des ministres du 28 octobre 1944.
De Gaulle reste debout. Dans la nuit, il a appris qu'à Maubeuge et malgré les grâces qu'il a accordées, deux condamnés ont été exécutés par les FFI.
Ce n'est pas tolérable. Il parle, annonce la dissolution des milices patriotiques. Tout l'armement qui se trouve en possession de particuliers est à verser dans le délai d'une semaine aux commissariats de police et aux brigades de gendarmerie.
Il regarde fixement les deux ministres communistes, François Billoux et Charles Tillon : « Voilà ce que le gouvernement se doit de faire, voilà ce qu'il fera. Maintenant, si vous n'êtes pas d'accord... »
Ils se taisent.
Il a la conviction que la partie est gagnée. Il n'y aura pas de soulèvement communiste en France. Thorez veut rentrer avec la garantie gouvernementale, ce qui signifie aussi que Staline n'a point donné l'ordre d'une stratégie insurrectionnelle !
Thorez invoque l'union nationale ?
Il faut utiliser tous les Français, dès lors qu'ils veulent suivre la bonne direction !
De Gaulle reçoit les membres du CNR qui ont demandé audience afin de protester contre la dissolution des milices patriotiques. Il veut témoigner ainsi à ces hommes courageux « égard et amitié ».
Il écoute leurs arguments, prend acte de leur position unanime. Il faut, disent-ils, conserver les milices patriotiques.
Il secoue la tête. Inacceptable. Une seule armée. Un seul État. Des réformes dans l'ordre et point de révolution.
Ils insistent. Ils élèvent la voix. Il les interrompt.
« Écoutez ! De deux choses l'une, ou il n'y a en France qu'un gouvernement, le mien, et vous vous soumettez à mes décisions, ou vous comptez y opposer le vôtre et on verra bien qui l'emportera. »
Ils plieront. La France veut des réformes, la justice, une autre organisation sociale, mais point de troubles.
Certes, les communistes pèsent lourd, mais avec Thorez à leur tête, Thorez tenu par Staline parce qu'il a passé toute la guerre là-bas, à l'ombre du Kremlin sans connaître la Résistance, ses périls et sa gloire, ils prêcheront l'unité nationale.
Et puis, Thorez n'est pas amnistié, mais bénéficie seulement d'une « grâce amnistiante ». Nuance humiliante. On peut maintenant télégraphier à Moscou : « En conséquence, vous pouvez lui accorder le visa pour se rendre en France. »
« Les communistes, voyez-vous, dit de Gaulle, ne sont pas dangereux... Tout au plus des roseaux peints en fer. On ne fait pas de révolution sans révolutionnaires. »
Il s'interrompt, puis lance d'une voix gouailleuse :
« Et il n'y a qu'un seul révolutionnaire en France, c'est moi. »
Bref moment de satisfaction et presque de joie, le temps d'une phrase.
Voici le brutal retour des réalités. Des articles, des pamphlets. « Le gouvernement de Gaulle cherche à endormir la Résistance... s'il veut essayer de la tuer, il lui suffit de jouer la nation contre la Résistance, c'est-à-dire qu'il lui suffit sur le plan intérieur de prendre la suite du gouvernement de Pétain. »
Il se sent atteint au plus profond de lui-même par cette incompréhension, cette suspicion. Peut-être devrait-il déjà se retirer ?
Cette tentation le saisit tout à coup, l'entraîne. Oui, c'est cela. Il est un moment absent. Il faudra qu'il donne des instructions pour que l'on commence des travaux à La Boisserie.
Puis il se reprend, lit une note d'un nouveau chargé de mission, un jeune professeur, Georges Pompidou, recruté par René Brouillet. Ce dernier, ami de Georges Bidault et recommandé par Michel Debré, est devenu directeur adjoint du cabinet de De Gaulle. Il a recruté Pompidou, un « normalien » comme lui. Ce Pompidou écrit à propos de l'opinion publique : « Ce que les Français de bonne foi attendent donc, c'est que le Gouvernement Provisoire gouverne... »
De Gaulle hausse les épaules. Pompidou dresse la liste des souhaits des Français. De Gaulle prend la plume, écrit rageusement en marge :
« Ce que les Français de bonne foi attendent, c'est en somme que la France soit aujourd'hui autre chose que ce qu'elle est, c'est-à-dire une nation gravement malade depuis longtemps, sans institutions, sans administration efficiente, sans diplomatie, sans hiérarchie... et entièrement vide d'hommes de gouvernement. »
Il pense à Brossolette, à Moulin, à Cavaillès, à Jacques Bingen, à Scamaroni, à tant d'autres, les meilleurs, morts.
« À cela, ni moi ni personne ne pouvons remédier en deux mois, c'est l'affaire d'un long et dur effort et d'au moins une génération.
« L'effort est commencé. Nous verrons ! »
Le 1er novembre, il se rend au mont Valérien puis au château de Vincennes, là où tombèrent des centaines de fusillés.
Il parle dans l'humidité grise de l'automne.
« Ces morts, ces humbles morts, ces martyrs, ces soldats, la terre maternelle enveloppe désormais leur repos. »
Tout à coup, comme une menace, une série d'explosions qui déchirent le silence dans lequel résonnaient ces mots.
De Gaulle reprend : « Morts massacrés pour la France ! Vous êtes notre deuil et notre orgueil... Mais vous êtes aussi notre lumière, pour nous éclairer tout au long de la route qui mène à notre nouvelle grandeur. »
Il remonte dans la voiture. On lui dit qu'un train de munitions vient d'exploser à Vitry-sur-Seine. On dénombre une trentaine de tués et une centaine de blessés.
Les communistes accusent aussitôt « la cinquième colonne fasciste » d'avoir provoqué l'accident, qui serait donc un attentat.
De Gaulle ferme à demi les yeux. Il se sent seul malgré les approbations qui l'entourent. Voilà l'origine de ce sentiment étrange qui l'étreint.
« Je suis déjà dans un désert », murmure-t-il.
Mais la France est presque entièrement débarrassée de l'occupant.
Le 30 septembre 1944, la ville et le port de Calais sont libérés.
Le 14 novembre, la 1re Armée Française de De Lattre entre en Alsace.
Le 19 novembre, elle atteint le Rhin.
Le 23 novembre, la 2e DB libère Strasbourg.
Le général Leclerc qui la commande avait, le 2 mars 1941, après la conquête de l'oasis de Koufra, dans l'Érythrée italienne, fait prêter à ses hommes - une poignée de Français Libres - ce serment :
« Jurez de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs flotteront à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg. »
C'est fait. Mais les soldats de Leclerc vont garder leurs armes.
La guerre n'est pas finie.
De Strasbourg, on voit l'Allemagne.