14.

Rommel n'a rien appris de cet officier anglais.


D'ailleurs, le Feldmarschall n'a pas cherché à l'interroger avec insistance.

L'officier n'a évoqué que ses missions de bombardement, mais sans rien révéler qui puisse préciser le lieu de ce débarquement allié, sa date si proche, mais que les services de renseignements allemands sont incapables de situer.

Le colonel Georg Hansen, qui est passé de l'Abwehr au service de renseignements de Himmler - et qui est en relation avec Stauffenberg, - a seulement fait état de sa certitude que l'« invasion » pourrait avoir lieu n'importe quel jour en juin.

Mais où ?


Rommel, depuis le mois d'avril, signale la recrudescence des bombardements aériens sur la Normandie.

Il attire l'attention du Quartier Général, propose de concentrer des troupes dans cette région, entre l'Orne et la Vire, dans le Cotentin, dans les environs d'Avranches. Il demande à la marine de procéder sans délai au minage de la baie de Seine.

« Nous jouons le sort du peuple allemand », dit-il.

Il souhaite que l'on place sous son commandement unique toutes les forces défensives afin de pouvoir les lancer immédiatement contre l'ennemi à peine aura-t-il débarqué.

La bataille décisive se déroulera sur la côte.

Le Führer s'y refuse.


Et cependant, Hitler partage avec Rommel la conviction que le débarquement peut avoir lieu entre Caen et Cherbourg. Le Führer a étudié le dispositif des troupes anglaises et américaines en Angleterre, la nécessité pour le Commandement Suprême des Forces Expéditionnaires Alliées (SHAEF) de s'emparer rapidement d'un port qui pourrait être Cherbourg.

Les reconnaissances aériennes de la Luftwaffe, qui révèlent que les troupes alliées s'entraînent dans le Devon sur de larges plages de sable découvertes, confortent Hitler dans son intuition.


Le Feldmarschall von Rundstedt pense au contraire que le débarquement aura lieu entre Calais et Dieppe, là où la Manche est la plus étroite.

Et Rundstedt, commandant en chef sur le front occidental, est une voix qui compte.

D'autant plus que les Anglais ont monté plusieurs leurres afin de semer le trouble chez les Allemands. C'est le plan Fortitude.


Des « armées fantômes » - avions factices, chars gonflables, fausses barges de débarquement, faux états-majors échangeant des centaines de messages - ont été créées, placées de telle manière qu'elles paraissent prêtes à débarquer entre Boulogne et l'estuaire de la Somme, mais pas avant la seconde quinzaine de juillet.

D'autres « armées » paraissent destinées à débarquer autour de Bordeaux.

À la fin mai, un sosie de Montgomery se rend en visite à Gibraltar et à Alger, accréditant l'idée qu'un débarquement se prépare en Méditerranée.

Et des ordres laissent entendre qu'il y aura un débarquement de diversion en Normandie afin d'attirer les troupes allemandes vers l'Ouest alors que le débarquement principal interviendrait entre Boulogne et Calais.


L'écoute et le décryptage des messages allemands - la « machine ultra » de décryptage a encore été perfectionnée - confirment que les Allemands sont bernés par ce plan Fortitude. La réponse adoptée par le Grand Quartier Général est un compromis afin de faire face à ces différentes hypothèses.

Si bien que la puissance des Allemands - 58 divisions dont 10 de panzers - est fragmentée, d'autant plus que le Führer veut conserver le contrôle des opérations depuis Berchtesgaden !



Le général Eisenhower, commandant suprême de l'opération Overlord, n'est pas plus tranquille pour autant.

Son quartier général est installé à 8 kilomètres au sud de Portsmouth, le grand port où se concentrent tous les types de navires - croiseurs, destroyers, dragueurs de mines, navires de transport, barges de débarquement. Ils sont chargés de milliers d'hommes : les deux premières vagues d'assaut en comptent 175 000.


Eisenhower a passé en revue de nombreuses unités.

Il n'a pas senti l'enthousiasme. Les meilleurs soldats sont au combat depuis des années. C'est le cas des Britanniques de la Durham Light lnfantry qui protestent quand Montgomery leur annonce, comme un honneur, qu'ils feront partie de la première vague, puisqu'ils sont les meilleurs !

Ils se battent depuis 1940. Ils n'ont pas eu de permission au pays, et on les renvoie au feu, en premier : c'est un « ticket pour l'enfer » !

Et ces vétérans des combats du désert protestent. Même protestation chez les soldats américains de la division Big Red One. Eux aussi savent ce qui les attend.


Dès le mois de janvier, des nageurs de combat ont été transportés par des sous-marins de poche jusqu'à proximité des plages choisies pour le Débarquement : celles de la côte normande.

Ils y ont pris pied, ont prélevé des échantillons de sable, tenté de dresser l'inventaire des obstacles - les pieux de Rommel, les mines, tous les éléments du Mur de l'Atlantique.

Ils ont imaginé les hommes débarquant, poitrines nues, face à ces nids de mitrailleuses installées au sommet des falaises, et décimés par les pièges disposés sur la plage.

Les pertes seront énormes.


Le général Eisenhower en est si conscient qu'il a préparé seul le texte qu'il lirait en cas d'échec du Débarquement, maintenant fixé dans la deuxième semaine de juin :

« Les débarquements dans la zone de Cherbourg-Le Havre n'ont pas réussi à conquérir une tête de pont suffisante et j'ai dû replier les troupes, écrit Eisenhower. Si quelque faute a été commise, j'en porte seul la responsabilité. »

Douloureux d'être contraint d'envisager aussi l'échec.


Mais celui qu'on appelle Ike est un homme résolu, méthodique, conscient de ses responsabilités.

Il sait qu'il tient la vie de centaines de milliers d'hommes entre ses mains.

Alors, il prend toutes les précautions.

Il a depuis le mois d'avril exigé que les services météorologiques lui remettent chaque lundi des prévisions à trois jours afin de pouvoir évaluer leur fiabilité.

Une tempête creusant une forte houle dans la Manche peut compromettre les chances du débarquement, en submergeant les barges, en rendant les soldats malades. Une visibilité insuffisante peut empêcher l'utilisation efficace de l'aviation dont le rôle est majeur.

Des bourrasques de vent peuvent déporter les milliers de planeurs et de parachutistes loin des zones prévues pour leur atterrissage, et les livrer ainsi à la mort accidentelle ou à l'ennemi.


C'est à Eisenhower de trancher, de prendre la décision ultime.

Il doit agir en oubliant les vanités des généraux qui l'entourent : Patton, le brutal et le mystique, Bradley, le pragmatique sans prétention.

Ceux-là sont américains, mais il y a les Britanniques. Et d'abord, le maréchal Montgomery - Monty, - héros d'El-Alamein, mais hautain et vaniteux. Ike connaît le jugement que Monty porte sur lui, « l'Américain » : « un brave gars, mais pas un soldat ».

Alan Brooke, le chef d'état-major impérial, est aussi sûr de la supériorité militaire des officiers et des soldats britanniques que l'est Monty.

« Il ne fait aucun doute, écrit Brooke, que Ike est disposé à faire tout son possible pour maintenir les meilleures relations qui soient entre Britanniques et Américains, mais il est tout aussi clair qu'il n'y connaît rien en stratégie et que, pour ce qui relève de la conduite de la guerre, il n'est pas du tout fait pour le poste de "commandant suprême". »


Mais Ike est ce commandant suprême et il ne peut se laisser entraîner dans les querelles dérisoires, ou être blessé par des propos qu'il connaît, mais qu'il préférerait oublier.

Et il doit entendre aussi les conseils de Churchill qui se considère comme un chef de guerre à qui les généraux doivent obéissance.

Et il doit affronter les exigences et les récriminations de De Gaulle.

Alors, il fait installer dans le parc de son quartier général - une grande demeure, Southwick House - une caravane camouflée. Il se détend dans sa « roulotte de cirque », essayant d'oublier pour quelques dizaines de minutes la tension qui augmente au fur et à mesure que s'approche le 1er juin.


Le 30 mai, le Feldmarschall von Rundstedt, commandant en chef des forces armées de l'Ouest, assure au Führer que rien n'indique que l'invasion soit immédiate.

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