31.

La Marseillaise est reprise plus tard à Coutances, à Avranches, à Fougères, à Rennes enfin.

La foule s'est rassemblée dans la nuit et sous la pluie d'averse. De Gaulle entend depuis le balcon de l'hôtel de ville cette rumeur de houle, ce nom scandé : « De Gaulle, de Gaulle ! »

Puis la nuit si courte, les nouvelles qui arrivent de Paris. L'échec du « complot désespéré » de Laval cependant que l'insurrection s'amplifie et que tout commence à manquer dans une ville paralysée. Hier, dit-on aussi, Pétain a été contraint de suivre les Allemands.

La fin.


De Gaulle regarde ces hommes rassemblés autour de lui dans les salons de la préfecture de Rennes.

Tous les rouages administratifs recommencent à fonctionner. L'État reprend sa place avec les responsables nommés par le Gouvernement Provisoire. Il en est sûr. Il n'y aura pas de désordre majeur.

« Il faut maintenant rassembler la nation, dit-il, dès qu'elle sortira du gouffre. Mais tout dépend de Paris. Si Paris devient un brasier, un foyer de troubles, le lieu où s'affronteront les passions, alors tout peut basculer. »


Il s'isole dans l'un des bureaux de la préfecture. Il va écrire à Eisenhower.

« Rennes, le 21 août 1944

« Mon cher général,

« Les informations que je reçois aujourd'hui de Paris me font penser qu'étant donné la disparition complète des forces de police et des forces allemandes à Paris, et dans l'état d'extrême disette alimentaire qui y règne, de graves troubles sont à prévoir dans la capitale avant très peu de temps.

« Je crois qu'il est vraiment nécessaire de faire occuper Paris au plus tôt par des forces françaises et alliées, même s'il devait se produire quelques combats et quelques dégâts à l'intérieur de la ville.

« S'il se créait maintenant une situation de désordre, il serait ensuite difficile de s'en rendre maître sans sérieux incidents et cela pourrait même gêner les opérations militaires ultérieures.

« Je vous envoie le général Koenig, nommé gouverneur militaire de Paris. »

Eisenhower comprendra-t-il ?



Le jour du 22 août se lève. Il fait beau. Sur la place, devant l'hôtel de ville, des camions viennent se ranger. Ils assureront le transport de vivres vers la capitale dès qu'elle sera libérée. Mais quand ?

On apporte les dernières informations. Une trêve a été conclue à Paris, grâce à l'ambassadeur de Suède Nordling, entre le général von Choltitz et les représentants de la Résistance, Chaban-Delmas, Parodi. Les communistes avec à leur tête Rol-Tanguy ont condamné cette initiative. Trêve ?

De Gaulle a une « désagréable impression ». Voilà l'effet des lenteurs de l'offensive sur Paris. Le pourrissement de la situation, l'absence de clarté, alors qu'il faudrait agir vite, trancher.


Il prend la route du Mans. Il s'arrête à Alençon, à Laval. Le commissaire de la République, Michel Debré, l'accueille à la préfecture. Un officier se présente, capitaine Trévoux, de la 2e DB. Il apporte une lettre du général Leclerc.

De Gaulle la parcourt. Et il est envahi par la joie. Il reconnaît bien là Leclerc, sachant décider et prendre des risques.

« Depuis huit jours, le commandement nous fait marquer le pas... écrit Leclerc. Devant une pareille paralysie, j'ai pris la décision suivante : le commandant de Guillebon est envoyé avec un détachement léger, chars, automitrailleuses, infanterie, direction Versailles avec ordre de prendre le contact, de me renseigner et d'entrer dans Paris si l'ennemi se replie. Il part à midi et sera à Versailles ce soir ou demain matin. Je ne peux malheureusement en faire de même pour le gros de ma division, pour des questions de carburant et afin de ne pas violer ouvertement toutes les règles de subordination militaire... »


Voilà bien Leclerc. De Gaulle reste un instant rêveur, pensant à cet homme si proche de lui, qui dès le premier regard a conquis sa confiance et qui va libérer Paris après être parti du cœur de l'Afrique.

Il écrit rapidement.


« Laval, le 22 août 1944, 12 h

« Pour le général Leclerc

« J'ai vu Trévoux et lu votre lettre.

« J'approuve votre intention. Il faut avoir un élément au moins au contact de Paris sans délai.

« J'ai vu Eisenhower le 20.

« Il m'a promis que vous alliez recevoir Paris comme direction...

« Je coucherai ce soir au Mans et tâcherai de vous rencontrer demain. »


Nuit, longue nuit du Mans.

Il entend les chants patriotiques qu'on entonne dans les rues. Il s'approche de la fenêtre. Il s'étonne du calme qui l'habite. Et pourtant les nouvelles venues de Paris ne sont pas qu'heureuses...

Koenig vient de câbler que « l'insuffisance de son armement rend indispensable l'arrivée des troupes alliées » même si « après trois jours de lutte tous les édifices publics sont aux mains de la Résistance ». Seulement, les Allemands disposent encore de plus de 20 000 hommes et de 80 chars.

Il se remet à arpenter ce salon de la préfecture. Les combats ont repris à Paris. La trêve est de fait rompue. Le pire est possible, même s'il ne le croit pas probable.

Des heures passent. Les chants se sont éteints. Et tout à coup, ce bruit de voix, cette porte qui s'ouvre.

« Leclerc a reçu l'autorisation d'Eisenhower de marcher sur Paris. »


Comment dormir alors que s'approche le moment tant attendu ?

Le lendemain matin, 23 août, sur la route de La Ferté-Bernard à Nogent-le-Rotrou, de Gaulle se sent « entraîné par un fleuve de joie ». Et tout à coup c'est Chartres, pavoisé, les rues envahies par la foule.

Il dicte un câble pour le gouvernement à Alger.

« Je vous télégraphie de Chartres où je viens d'arriver. »

Et brusquement, il s'interrompt, tant la phrase lui paraît miraculeuse. Il est à Chartres. Il lui vient sur les lèvres des vers de Péguy. Il murmure :

« Mère, voici tes fils qui se sont tant battus. »

Puis il recommence d'un ton froid à dicter. Quelle que soit l'émotion, le moment est à la maîtrise de soi.

« À Paris, la situation est très tendue...

« L'accord avec les Alliés n'est toujours pas signé... Je comprends mal les raisons de ce retard.

« L'enthousiasme de la population est extraordinaire. Mais les problèmes demeurent.

« En attendant que l'ensemble du gouvernement vienne à Paris, il convient de constituer tout de suite autour de moi une délégation pour régler les problèmes immédiats... »


Un capitaine de la 2e DB, Janney, apporte un pli de Leclerc. « Je viens d'arriver à Rambouillet avec un petit détachement précurseur de quelques voitures, écrit Leclerc. Malheureusement, les troupes de ma division ne peuvent être là avant ce soir... J'engagerai donc l'opération demain matin, au petit jour.

« Respectueusement. »

Demain 24 août, des soldats de la France Combattante, les meilleurs, ceux de juin 1940, ceux du Fezzan, entreront dans Paris. L'Histoire parfois rend justice.

De Gaulle écrit :

« Pour le général Leclerc

« Je reçois le capitaine Janney et votre mot.

« Je voudrais vous voir aujourd'hui.

« Je compte être à Rambouillet et vous y voir. »

Il hésite un instant, puis il ajoute :

« Je vous embrasse. »


Il roule vers Rambouillet, doublant les colonnes de chars et de véhicules blindés de la 2e DB. Philippe est dans l'un de ces engins. Que Dieu le laisse en vie !


Il le verra plus tard, à Paris, au moment de cette victoire qui s'annonce.

Il a, aux tournants les plus importants de cette guerre et de son destin, en juin 1940 et lors de cette nuit du 5 au 6 juin 1944, voulu que son fils soit à ses côtés, comme le témoin intime de l'histoire, et comme celui qui, demain, continuerait les de Gaulle, en France, comme ils le firent depuis Azincourt. Il faut qu'il voie son fils à Paris.


Il a reçu au Mans un groupe étrange, le frère du consul général de Suède, Rolf Nordling, le baron autrichien Poch-Pastor, officier de l'armée allemande, aide de camp de Choltitz et sans doute agent américain, et Jean Laurent, son ancien directeur de cabinet en 1940, aujourd'hui directeur de la Banque d'Indochine, accompagné du banquier Alexandre de Saint-Phalle.

Ils ont proposé de réunir l'Assemblée nationale de 1940, une nouvelle version du plan Laval-Herriot. Tout ce petit monde se soucie de la « transition » dans la légalité.

Encadrer de Gaulle puisqu'on n'a pu l'écarter ! Il est resté impassible. Ils n'ont pas entendu l'émotion et la colère gronder.

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