32.

De Gaulle est installé dans un appartement du château de Rambouillet, sous les combles. Il pleut de nouveau à verse.

À Paris, des éléments avancés de la 2e DB, commandés par le capitaine Dronne, sont parvenus jusqu'à l'Hôtel de Ville. Les cloches de la capitale ont sonné à toute volée.


Il marche dans le parc, sous la pluie. Il arpente la terrasse. Il fait transmettre un message à Charles Luizet, préfet de Paris.

Il compte, dit-il, à son entrée dans la capitale, se rendre non point à l'Hôtel de Ville où siègent le CNR et le Comité parisien de Libération, mais « au centre », au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, parce que la France est en guerre, « parce qu'il faut établir que l'État, après les épreuves qui n'ont pu ni le détruire ni le desservir, rentre d'abord tout simplement chez lui ».


On lui apporte les premiers journaux libres parus à Paris : Combat, Défense de la France, Franc-Tireur, Front National, Libération, Le Figaro, L'Humanité. Certains d'entre eux publient en grosses lettres :


« UN SEUL CHEF, DE GAULLE

UN SEUL AMOUR, LA FRANCE »


Mais derrière ces proclamations, il devine les intentions politiques divergentes.

Il lit l'article que publie François Mauriac dans Le Figaro :

« Tandis que les pas de l'officier allemand ébranlaient le plafond au-dessus de nos têtes... nous écoutions, les poings serrés, nous ne retenions pas nos larmes... "Le général de Gaulle va parler, il parle !" Au comble du triomphe nazi, tout ce qui s'accomplit aujourd'hui sous nos yeux était annoncé par cette voix prophétique... »

Lui, si seul en juin 1940, lui que Mauriac ne voulait pas écouter alors, ému seulement par les propos de Pétain.

C'est ainsi.


Il va marcher à nouveau sur la terrasse. Il fume un cigare en regardant passer les chars de la 2e DB.

Il faut qu'il entre rapidement dans Paris, dans les heures qui viennent, pour rassembler dans l'État ces forces qui, sans cela, il le sent déjà à lire ces journaux, peuvent diviser le pays.


Courcel vient lui dire que la radio britannique annonce la libération de Paris avec enthousiasme. On vient de recevoir un message du roi George VI qui exprime sa « profonde émotion ». La Voix de l'Amérique a elle aussi diffusé la nouvelle, mais sans chaleur.

Il a un instant d'inquiétude. Cette annonce prématurée alors que rien n'est définitivement joué démoralisera-t-elle les troupes allemandes ou au contraire suscitera-t-elle une réaction du Führer ? L'envoi de renforts ? Le bombardement de Paris ?


Tout à coup, voici Leclerc, vif, énergique, les yeux bleus dans son visage émacié à la peau tannée.

De Gaulle l'écoute expliquer qu'il entrera demain dans Paris. Qu'il a chargé Billotte de diriger l'assaut en direction de l'hôtel Meurice où se trouve von Choltitz.

Juste gloire pour Billotte, évadé de Poméranie, interné par les Russes et depuis fidèle et talentueux chef d'état-major.


De Gaulle fait quelques pas, s'éloignant de Leclerc. Il eût suffi de quelques divisions blindées commandées par des hommes comme ceux-là pour qu'en juin 1940 la France ne basculât pas dans l'abîme. Il en fait le serment, il ne laissera plus l'État, s'il le peut, s'enliser.

Il murmure à Leclerc : « Vous avez de la chance. »


Il regarde le général s'éloigner d'un pas rapide, lançant sa canne en avant d'un mouvement nerveux. C'est comme une image de la jeunesse héroïque.

La nostalgie, un instant, s'installe. Il pense à ce qu'il aurait ressenti s'il avait eu l'honneur de libérer Paris à la tête d'une division combattante.


Et soudain, cette angoisse, cette question qu'il n'a pas voulu poser à Leclerc : « Où est mon fils ? » Que Philippe vive cela, la libération de Paris.

Il entre dans sa chambre, commence à préparer le discours qu'aujourd'hui ou demain il devra prononcer.

Il faut que les mots aient une force telle et soient chargés d'une si grande émotion qu'ils s'inscrivent dans les mémoires, qu'ils soient à la hauteur de l'événement.


Il sursaute. Le lieutenant Claude Guy, l'officier d'ordonnance, pose devant lui deux tomes des Chroniques de Froissart, trouvés dans la bibliothèque du château.

À quoi bon continuer à écrire ? Il commence à lire. L'histoire de la France à ses origines est là, dans ce récit qui souvent prend les accents d'une légende.

Voilà le souffle qu'il doit retrouver demain, puisqu'il est celui qui continue l'histoire de la France.


C'est le matin du 25 août 1944. Il se promène dans le parc en compagnie de Claude Guy et de Geoffroy de Courcel.

Il veut desserrer l'émotion qui le tenaille à la pensée de cette journée qui commence et qui va, comme le 18 juin, marquer toute sa vie.

Il s'arrête devant une statue de Diane. Il se souvient de son enfance, de son père, des vers de Phèdre qu'il récitait.

Puis il revient lentement au château.

« Je me demande où est mon fils », murmure-t-il.


Il est 13 h 45, ce 25 août 1944. Il dicte une note pour le colonel de Chevigné, de la 2e DB.

« Je partirai de Rambouillet à 15 heures.

« Première destination : gare Montparnasse, où je compte vous retrouver.

« Mon itinéraire sera :

Porte d'Orléans

Avenue d'Orléans

Avenue du Maine

Rue du Départ

Hall de la gare Montparnasse.

« Veuillez prévenir le général Leclerc. »


De Gaulle refuse la voiture blindée que le lieutenant Guy a prévue. Il s'indigne : c'est la voiture de Laval !

Et qu'est-ce que ces quatre automitrailleuses ? Va-t-il entrer dans une ville hostile, ennemie ?

Il veut à sa suite deux ou trois voitures. Le général Juin et Boislambert dans la première.

Il fait avancer devant le perron du château de Rambouillet une Hotchkiss noire, découverte. Il y monte. Il lève les yeux. Le ciel est d'un bleu méditerranéen.

Il fait un signe. La voiture commence à rouler. Il se sent à la fois « étreint par l'émotion et rempli de sérénité ».


D'abord la forêt, puis la campagne et déjà des groupes qui crient : « Vive de Gaulle ! », et tout à coup la foule, envahissant les rues pavoisées de Longjumeau. Il faut ralentir.

Il voit une femme avec un enfant dans les bras. Elle semble hypnotisée. Elle s'avance sur la chaussée. Il faut arrêter la voiture.


Porte d'Orléans. La multitude. Il se souvient de ce départ en juin 1940, de ce printemps noir où le ciel avait, comme aujourd'hui, les couleurs de l'été, comme pour rendre la tragédie plus sombre.

Tout cela racheté, la fierté de la nation reconquise et cette « exultante marée » qui cerne la voiture, malgré les tirs qui crépitent. On se bat.

Il voudrait voir Philippe.

Il aperçoit la foule qui l'attend avenue d'Orléans, et sans doute est-elle ainsi rassemblée tout au long du boulevard Saint-Michel, jusqu'à l'Hôtel de Ville où sont réunis les membres du Comité parisien de Libération et du Conseil national de la Résistance.

Qu'ils l'attendent ! L'État doit marquer sa prééminence.


L'avenue du Maine est déserte.

Voici la gare Montparnasse, la foule impatiente tumultueuse, encerclant les salles où sont rassemblés les prisonniers allemands. Leclerc s'avance sur le quai de la voie 21.

Il a obtenu la reddition du général von Choltitz, qui est en train de signer des ordres appelant les points d'appui de la Wehrmacht qui résistent encore à cesser le feu.

Des officiers français, explique Leclerc, vont partir avec ses ordres accompagnés d'officiers allemands.


Maîtriser son émotion, s'asseoir calmement, lire le texte de la capitulation allemande. Chaque mot comme une poussée de joie.

C'est le représentant du gouvernement de la République française qui a reçu la capitulation.

De Gaulle lit lentement. Pourquoi cette phrase qui précise que la capitulation a aussi été reçue par le colonel Rol-Tanguy, commandant des FFI de l'Île-de-France ? Pourquoi ces deux signatures au bas du document ?


Il lève la tête. Cet homme jeune au visage régulier, coiffé d'un calot, c'est le général Chaban-Delmas. De Gaulle hésite. Si jeune, ce général ! Il lui donne l'accolade.

Cet homme qui se tient près de Chaban-Delmas est Rol-Tanguy.

Cette signature à côté de celle de Leclerc, c'est la sienne.

Erreur et faute politique.


Ce matin même, le CNR, dans un communiqué, s'est présenté comme « la nation française ». Aucune allusion au gouvernement provisoire, à de Gaulle.

Comment Leclerc n'a-t-il pas saisi que le risque existe de voir l'État dépossédé de ses pouvoirs, concurrencé par un deuxième pouvoir, celui des milices patriotiques, du Comité d'action militaire, dominé par les communistes ?

Et dont Roi, valeureux combattant, patriote, est aussi le porte-parole ?


Il fixe longuement Roi. La France sera la plus forte. Il serre la main de Roi. Puis il entraîne Leclerc à l'écart.

Choltitz ne s'est pas rendu à Rol-Tanguy, mais aux hommes de la 2e DB, commence-t-il.

« D'autre part, vous êtes, dans l'affaire, l'officier le plus élevé en grade, par conséquent seul responsable. Mais surtout, ce libellé procède d'une tendance inacceptable. »


Il fait quelques pas. Même au cœur de la joie, dans ces instants suprêmes d'unité, il faut être vigilant.

« Sous les flots de la confiance du peuple, les récifs de la politique ne laissent pas d'affleurer. »

Il se tourne vers Leclerc :

« Pourquoi croyez-vous que je vous avais nommé gouverneur militaire de Paris par intérim dès Alger, si ce n'est pour prendre sous votre autorité toutes les forces avant l'arrivée de Koenig ? »

Les choses sont dites.

Il donne l'accolade à Leclerc et le serre longuement contre lui.

Au moment de quitter la gare et alors que les clameurs continuent de retentir, il aperçoit dans la foule des officiers ce visage maigre qui paraît encore plus émacié sous la large casquette d'officier de marine.

Émotion. Philippe, enfin.



« Viens avec nous, tu m'accompagnes », lance de Gaulle.

Philippe paraît hésitant. Il y a eu confusion. On l'a convoqué à la gare Montparnasse pour y rencontrer le général de Gaulle et sur place on a cru qu'il était l'un des officiers chargés de se rendre comme parlementaires auprès des points de résistance allemands.

« Mon général, dit Leclerc, l'enseigne de vaisseau de Gaulle a une mission. Il faut qu'il aille la remplir. »

Déception. Angoisse. Ce fils à peine entrevu est à nouveau lancé dans le danger.

De Gaulle le prend aux épaules, le serre, l'embrasse sans dire un mot.

Le devoir déchire.


Il garde cette image de son fils devant les yeux. Elle masque tous ces visages qui l'entourent alors qu'il sort de la gare, qu'on lui fraie un passage parmi la foule.

Il monte dans la voiture découverte. Il aperçoit Boislambert et Juin qui sont dans la voiture qui précède. Le Troquer, membre du CNR au titre du Parti socialiste, est dans la dernière voiture.


On emprunte le boulevard des Invalides. Il a la curieuse impression, émouvante, de remonter le cours du temps. Si brève, une vie.

Il reconnaît les façades des immeubles. Tout semble immuable. Et pourtant si extraordinaire, ce périple de sa vie, qui le reconduit ici, à son enfance, place Saint-François-Xavier.

Tout à coup, des rafales.

On tire depuis des balcons. Le cortège se disloque.

Il voit Boislambert et Juin bondir, armes à la main, s'engouffrer dans un immeuble. Il reste impassible, la voiture accélère, prend la rue Vaneau et la rue de Bourgogne.


Voici la rue Saint-Dominique, le 14, l'hôtel de Brienne, ministère de la Guerre. On tire des immeubles voisins. Il descend dans la cour.

Il est de retour.


Rien n'a changé.

Il reconnaît les armures dans le vestibule, les huissiers, les tentures. Il entre dans le bureau de Paul Reynaud. Il se souvient de cette nuit du 10 juin 1940, quand Mandel téléphonait pour avertir que Paris n'était plus sûr, qu'il fallait le quitter.

Mandel est mort. Mais « sur la table, le téléphone est resté à la même place et l'on voit inscrits sous les boutons d'appel exactement les mêmes noms ».

La mesure des vies. La mesure de l'Histoire. Il a un sentiment étrange. Rien ne manque ici « excepté l'État. Il m'appartient de l'y remettre ».


Le Général va et vient en fumant dans ce qui fut, en juin 1940, son bureau. Il se réapproprie l'espace et le présent.

Il écoute Alexandre Parodi et Charles Luizet qui décrivent la situation. Ils insistent pour qu'il se rende immédiatement à l'Hôtel de Ville où les membres du CNR s'impatientent.

Qu'ils attendent, dit-il.

Il ira d'abord à la préfecture de police.

Puis il précise que demain, samedi 26 août, il descendra les Champs-Élysées, de l'Arc de triomphe à la Concorde.

Ensuite, il se rendra à Notre-Dame pour le Magnificat.


Des risques ? Il sent Luizet et Parodi enthousiasmés et inquiets. Les Allemands, des collaborateurs, des miliciens, grouillent dans Paris en armes.

On se bat au Bourget. Un retour des Allemands n'est pas impossible.

Hitler peut déclencher une attaque aérienne sur la foule qui se rassemblera par millions.

Des troubles peuvent éclater à tout instant. La panique, affoler les présents.

Un attentat contre le général de Gaulle peut être tenté.


La 2e Division Blindée participera à la cérémonie, dit-il seulement.

Il ne veut pas entendre les objections de Parodi et de Luizet. Il sait bien qu'à chaque instant une tragédie peut couvrir d'un grand voile de sang ces heures d'enthousiasme.

Mais la France a besoin de cette apothéose, de cette fusion des Français qui vont se reconnaître, après ces années de honte et d'oubli. Ce sera le signe de la résurrection.

« Le défilé, dit-il, fera l'unité politique de la nation. »


Il sent l'angoisse de ceux qui l'entourent, Luizet, Parodi, Juin, Le Troquer.

Il devine leurs pensées lorsqu'il entre dans la cour de la préfecture de police, et passe en revue ces hommes qui, il y a quelques semaines encore, saluaient avec respect les officiers ennemis et appliquaient souvent avec zèle des lois indignes.

Mais à la fin des fins, ils se sont insurgés. Ils ont lavé leurs fautes et leur lâcheté dans le sang de ceux qui sont tombés dans les combats. Ils sont fiers à nouveau.

Ils lancent des hourras qui l'accompagnent alors qu'il sort de la préfecture et se dirige à pas lents vers l'Hôtel de Ville.


La foule l'entoure. Elle s'ouvre pour le laisser passer. Il est la figure de proue.

Chacun ici, par lui, veut recouvrer sa dignité. Pour chacun, ce moment est un acte de baptême. Pour lui aussi.

Il lève la tête. Le long crépuscule d'août incendie le ciel, sous lequel roulent les clameurs.

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