39.
De Gaulle doit aller vite, recomposer le Gouvernement Provisoire.
Il consulte les représentants des partis, des mouvements de résistance, puis il s'isole, dresse des listes de ministres, hésite, raye, rajoute un nom.
Il prendra deux communistes. Il reçoit Jacques Duclos, le leader du parti, qui parle à nouveau du retour en France de Maurice Thorez.
De Gaulle reste impassible. Il souhaite, dit-il, simplement écarter Fernand Grenier, qui à Alger a mis en cause la politique du gouvernement à propos du Vercors. Il ne faut jamais rien laisser passer.
Il choisit pour le ministère de l'Air Charles Tillon, le fondateur des Francs-Tireurs et Partisans Français, un résistant communiste de la première heure, puis François Billoux, à la Santé publique. Jules Jeanneney, l'ancien président du Sénat, sera ministre d'État, Georges Bidault, le président du CNR, ministre des Affaires étrangères, Pierre Mendès France aura en charge l'Économie nationale, François de Menthon sera à la Justice.
« C'est un gouvernement d'unanimité nationale », dit-il.
Il hausse les épaules quand il lit les premiers commentaires de la presse.
Les journaux issus de la Résistance regrettent que ce soit un gouvernement qui fait « place à toutes les tendances politiques ». Eh quoi ! La France n'est-elle pas diverse dans son unité ? Faudrait-il le pouvoir d'un clan ?
Le 9 septembre, de Gaulle se rend en compagnie de Louis Joxe, secrétaire général du gouvernement, à l'hôtel Matignon où va se réunir le premier Conseil des ministres. Il aperçoit, flottant au-dessus du porche, un drapeau tricolore surchargé de la croix de Lorraine.
Il s'arrête sur le trottoir de la rue de Varenne.
« Je n'ai cessé de vous le dire, le drapeau national comporte trois couleurs et aucun emblème supplémentaire. »
Il entre dans la salle du Conseil.
Chacun ici, dit-il, pourra s'exprimer. Il écoutera tous les avis, et tranchera. Dans quelques semaines, début novembre, une Assemblée consultative élargie à de nouveaux délégués se réunira au palais du Luxembourg. La France, conclut-il, aura ainsi adapté son exécutif et son législatif provisoires à la nouvelle situation.
« La victoire ouvre devant nous un avenir difficile mais lourd d'espoir. Au travail, messieurs. »
Ce message, de Gaulle doit l'adresser, au palais de Chaillot, à des milliers de résistants et à tous les corps constitués.
Il s'enferme trois nuits durant pour préparer le discours. Il écrit, rature, jette les feuillets sur le sol, apprend chaque phrase de ce texte qui sera retransmis sur toutes les places de Paris, dans toute la France.
Il veut que ce soit l'ouverture d'une nouvelle époque. Il faut qu'il réussisse à faire partager sa foi, son espérance en la France et l'ambition qu'il a pour elle.
Le mardi 12 septembre, il écarte l'immense tenture tricolore du bord de scène. Il fait face à la salle debout qui l'ovationne, puis chante La Marseillaise. Il est entouré de Georges Bidault et de Jules Jeanneney. Il aperçoit, assis à droite de la scène, les membres du CNR. À lui de parler, de convaincre.
« Ce qu'il nous en a coûté de pertes, de fureur, de larmes... », commence-t-il.
La salle, devant lui, plongée dans l'obscurité, est comme un gouffre immense où sa voix résonne et d'où elle se répand dans tout le pays.
« La France veut faire en sorte que l'intérêt particulier soit toujours contraint de céder à l'intérêt général, continue-t-il, que les grandes sources de richesse commune soient exploitées et dirigées non point pour le profit de quelques-uns, mais pour l'avantage de tous, que les coalitions d'intérêts soient abolies une fois pour toutes et qu'enfin chacun de ses fils, chacune de ses filles puisse vivre, travailler, élever ses enfants dans la sécurité et dans la dignité. »
Il attend que cessent les applaudissements.
« Mais les plus nobles principes du monde ne valent que par l'action », reprend-il.
Il veut une augmentation des salaires et des allocations familiales de plus de 50 %. Il veut la création d'une Sécurité sociale, la création de comités d'entreprise, la nationalisation des houillères, du transport aérien, des banques.
Mais cela ne suffira pas.
« Il faut d'abord un vaste et courageux effort national », martèle-t-il.
« Vous tous, croisés à la croix de Lorraine, vous qui êtes le ferment de la nation... Il vous appartiendra, demain, de l'entraîner vers l'effort et vers la grandeur... »
Il fait un pas en avant. Il entonne La Marseillaise.
Et maintenant, il faut parcourir la France.
Il se tourne vers son aide de camp, le capitaine Claude Guy, qui lui fait part de ses inquiétudes.
Les villes sont pleines d'hommes en armes. Des miliciens se cachent dans certains quartiers de Toulouse. Marseille est sans police efficace.
« Écoutez, Guy, lance de Gaulle, j'en ai assez de cette question de sécurité, entendez-vous ? Je ne veux plus qu'on en parle. »
Il va. Lyon. Marseille. Toulon. Toulouse. Bordeaux. Orléans.
« Ici, devant la statue de la Sainte Libératrice, la statue de Jeanne d'Arc... nous apercevant à quel point nous sommes près les uns des autres, nous allons exprimer cela en chantant pieusement le même chant, notre hymne national, La Marseillaise. »
Il va. Besançon. Dole. Nancy. Lille. Lens. Arras. Le Havre. Rouen. Louviers. Évreux. Lisieux. Caen. Troyes. Chaumont. Luxeuil. Dijon.
Partout, il dit la vérité.
« Nous sommes une grande nation appauvrie... Certains ont pu croire que le concours des Alliés serait puissant et rapide. Ce sont là des illusions. »
Il répète que la guerre sera encore dure et longue.
« Je puis vous dire que, depuis le commencement de la bataille de France, nous n'avons pas reçu de nos alliés de quoi armer une seule unité française. »
Il évoque « l'Europe une », même si les États de l'Ouest doivent nouer entre eux des rapports particuliers.
Partout La Marseillaise comme la trame d'une ville à l'autre. Partout encore, il doit marteler :
« Vous parlez d'honneur, de liberté, de purification. Et la victoire, qu'en faites-vous ? Ce que je vois, moi, par-devers tout, c'est la France victorieuse. »
Il serre les poings, lève le bras :
« Nous allons montrer que nous sommes la France. »
Au sud et dans l'Ouest surtout, il doit affronter les chefs FFI, leur montrer, comme à Marseille ou à Toulouse, où est l'autorité de l'État. Il fait sortir les gendarmes des casernes où les FFI les ont cantonnés. Il rappelle au « colonel Ravanel », héros de la Résistance toulousaine, qu'il n'est que le lieutenant Asher. Il nomme « vol et pillage », « abus de pouvoir », « meurtre », ce que l'on désigne sous les mots de « réquisition », « arrestation », « exécution ».
Il fait arrêter sa voiture au centre de Toulouse, malgré les objurgations du préfet qui parle de miliciens armés, de risque d'attentat.
« Écoutez ! Pour éviter les attentats, monsieur le préfet, il suffit d'un peu d'autorité. Et pour acquérir cette autorité, que je ne suis pas certain que vous possédiez, monsieur le préfet, il convient de la montrer. »
Il préside ces défilés militaires « pittoresques ». Mais aucun mépris. Il voit les larmes dans les yeux de ces hommes qui s'essaient à la discipline militaire, qui feront les combattants de la première armée française, où nombreux sont ceux qui s'engagent et qu'il retrouve, quand il les passe en revue, aux côtés du général de Lattre.
Amalgame entre vieux et jeunes soldats, comme en 1792. Il lui semble qu'il a eu, autrefois, quand il écrivait La France et son armée, la vision de cela, comme si le destin avait voulu le préparer à sa mission.
Mais il faut aller jusqu'au bout de cet amalgame, imposer la dissolution des milices patriotiques, ces groupes armés que le plus souvent les communistes contrôlent, mais que d'autres résistants défendent aussi comme l'expression de leur combat, la garantie de leur autonomie.
Il faut agir avec prudence et autorité, se servir des communistes pour faire plier les communistes.
Il reçoit de Moscou un nouveau télégramme de Maurice Thorez, qui ne peut toujours pas rentrer en France puisqu'il est condamné à mort pour désertion et qu'il lui faut donc obtenir une « grâce amnistiante ».
Il lit le texte de Thorez :
« Me référant à vos paroles sur l'union nationale plus que jamais nécessaire, et n'ayant pas reçu de réponse à mes télégrammes antérieurs, je demande à nouveau au gouvernement de faciliter mon retour immédiat en France. »
Donnant donnant.
Le 24 octobre, le gouvernement adopte une ordonnance permettant d'amnistier les condamnations prononcées par les tribunaux militaires avant le 17 juin 1940...
De Gaulle dicte, le 25, un télégramme pour Robert Garreau, le représentant de la France à Moscou :
« L'application de cette ordonnance permettra, sans doute très prochainement, à M. Maurice Thorez, de rentrer en France. Vous êtes autorisé à le lui dire. Toutefois, vous ne pourrez lui accorder le visa nécessaire qu'après réception d'une nouvelle instruction télégraphique... »