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« Les Allemands sont archi-foutus ! » s'exclame Louis-Ferdinand Céline, à la mi-mars 1945.


L'écrivain fait partie des Français « kollabos » exilés à Sigmaringen.

« Alors eux, bouchés, aveugles... continue Céline. Y pigent pas que les Américains et les Anglais vont les cueillir comme des fleurs et les mettre au poteau... Valsez, fantoches, à la ballade des fusillés. »

Céline méprise ceux qu'il appelle des « révolutionnaires fonctionnaires ». En décembre 1944, et durant ces premières semaines de 1945, ils ont cru à nouveau à la victoire allemande. À les entendre, les Allemands, avec cette contre-offensive des Ardennes, allaient renouveler le « coup » de mai 1940 !


Ils se félicitaient d'avoir choisi le bon camp. Ils répétaient les propos des officiers SS.

« Les Français qui auront eu confiance en nous toucheront leur récompense ! »

Ils se voient ministres. Ils se partagent les « fromages ». Ils « s'épurent » entre eux avant de participer en France à l'« épuration nécessaire ».

Mgr Mayol de Lupé, aumônier de la brigade Charlemagne qui combat les Russes aux côtés des SS, estime qu'il faudra fusiller 70 % de ses « légionnaires » si l'on veut que le retour en France se fasse dans l'ordre.

Et tous menacent de représailles, du peloton d'exécution les Français qui ont pactisé avec les Alliés.


Quant à ces derniers, le Führer prophétise :

« Pas un Américain ne retournera chez lui, la France jouera son rôle d'immense souricière où seront prises les armées de Roosevelt et de Churchill ! »

Le Führer l'a répété à Jacques Doriot, le chef du Comité de Libération qui prétend être à la tête des contre-maquis qui opèrent en France !


Mais l'offensive allemande des Ardennes échoue.

Les Américains attaquent le Rhin. La débandade des Allemands est telle qu'ils en oublient de faire sauter le pont de Remagen, qui permet aux tanks américains de passer tranquillement le Rhin !

Cependant, les Français de Sigmaringen rêvent des « armes secrètes » et continuent de se quereller à propos des ministères à venir dans une France réoccupée !

Marcel Déat jalouse Jacques Doriot.

Et les rivalités dérisoires opposent Darnand à Déat, Abel Bonnard à Lucien Rebatet !

La France collaboratrice se déchire sur quelques mètres carrés, dont se tiennent éloignés le maréchal Pétain et Pierre Laval qui répètent aux Allemands qu'ils ne participent plus à la vie politique, puisqu'ils se considèrent comme « prisonniers », conduits hors de France contre leur volonté !

Ainsi, les « fantoches » de Sigmaringen vivent entre eux !


Et brutalement le voile se déchire.

La voiture du « chef » Doriot, fondateur du Parti Populaire Français (PPF), est prise pour cible par un avion allié. Doriot n'est plus qu'un cadavre déchiqueté par 32 balles. Sa secrétaire indemne hurle, trempe dans le sang du chef son brassard PPF et suit la route, en répétant : « Le chef, le chef ! »

C'est le 22 février 1945.

Les obsèques de Doriot sont la dernière cérémonie de la collaboration. On y parle de « sacrifice suprême » ! On jette sur le cercueil une poignée de terre « française » qu'un milicien avait emportée avec lui.

Symboliquement, on ensevelit la collaboration en terre allemande.


« Mais j'suis pas fou, je fous le camp ! s'écrie Louis-Ferdinand Céline. Qu'ils crèvent s'ils veulent... Moi je quitte le bled... Adieu Sigmaringen... J'en ai assez pour mon compte, terminé le ballet des crabes... J'fous le camp en Norvège... Là-bas, je ne verrai plus leurs faces de Pierrot et de Jean-Foutre... Adieu les gens de la Kollabo... Je m'en vais au pays des lacs... »


Céline sait que son talent, sa notoriété d'écrivain ne le sauveront pas.

De Gaulle, en dépit des appels de nombreux écrivains - dont François Mauriac, le symbole même de l'engagement dans la résistance intellectuelle aux nazis, - n'a pas gracié Robert Brasillach, condamné à mort le 19 janvier 1945, exécuté le 6 février.

« Ce qu'il y a de meilleur en France, dit Mauriac, ne se console pas de la destruction d'une tête pensante, aussi mal qu'elle ait pensé. N'existe-t-il donc aucune autre peine que la mort ? Les seules exécutions que l'Histoire ne pardonne pas à la Terreur, ce sont celles des philosophes et des poètes. »



Mais Brasillach, dans Je suis partout, a exigé qu'on envoie au poteau les « traîtres » : Blum, Mandel, Reynaud. Il a justifié les rafles et les persécutions des Juifs, fussent-ils des enfants !

Et Céline a fait le même « voyage au bout de la nuit », a évoqué ces « bagatelles pour un massacre » !

On dit que de Gaulle se souvenant de Jean Moulin et Pierre Brossolette, des écrivains, des professeurs morts sous la torture, aurait lancé : « Eh quoi, Brasillach a été fusillé comme un soldat. »

De ce privilège, Céline se moque. Il veut rester en vie. Et puisque « l'affaire est dans le sac », les « Allemands archi-foutus », il « fout le camp ».


Sauver sa peau est d'ailleurs la préoccupation de bien des dirigeants nazis.

Ils rêvent d'une paix séparée à l'Ouest. Les combats continuant contre les Russes, à l'Est. Un jour viendrait où, contre le bolchevisme, les Anglo-Américains rejoindraient les Allemands pour sauver l'Europe.

Mais il fallait donner des gages à Roosevelt et à Churchill.

Himmler et Walter Schellenberg, chef du service d'espionnage nazi, organisent ainsi le transfert en Suisse de 1 700 Juifs hongrois, et de 1 200 Juifs du camp de Theresienstadt. L'ancien président de la Confédération helvétique - Jean-Marie Musy - négocie avec Himmler et Schellenberg et sert d'intermédiaire avec le Comité américain des réfugiés de guerre (War Refugee Board).


De ces négociations, les Français de Sigmaringen ignorent les détails et l'ampleur.

Mais ils apprennent que des trains de la Deutsche Reichsbahn, chargés de Juifs, franchissent la frontière suisse.

Ils savent que les troupes américaines encerclent Stuttgart et qu'une 1re armée française, commandée par le général de Lattre de Tassigny, avance vers le lac de Constance. Ces « Kollabos » après la bataille des Ardennes avaient encore cru à la reconquête de Strasbourg par les troupes allemandes. Ils s'étaient esclaffés en apprenant qu'Eisenhower voulait évacuer la ville. Puis de Gaulle était intervenu, appuyé par Churchill, et la 2e DB de Leclerc en Alsace avait défendu Strasbourg et les Vosges. Et l'offensive allemande avait été brisée en janvier.

Et dès la fin du mois de février, le temps n'est plus aux illusions. On évoque encore des armes secrètes, le retournement des alliances, mais c'est la panique qui saisit les « émigrés ».

Tous veulent quitter l'Allemagne, le Grand Reich, qui sombre et dont ils refusent de partager le tombeau.


C'est la fuite, la débâcle dérisoire de quelques milliers d'hommes et de femmes, la débandade.

Les membres du Parti Populaire Français se rassemblent à Innsbruck, obtiennent des passeports pour l'Italie et doivent se retrouver à Vérone.

Le fascisme républicain et mussolinien semble encore gouverner l'Italie du Nord avec l'aide des divisions SS.

Passent aussi en Italie Darnand et ses miliciens, Bucard et ses francistes, puis panique : à Innsbruck, on ne délivre plus de visas !

Marcel Déat et sa femme ont disparu. On affirme qu'ils sont en Italie et ont bénéficié de l'aide d'un réseau organisé par le Vatican.


Pierre Laval rêve de Suisse, d'Espagne.

Mais Ribbentrop tarde une dizaine de jours avant de l'autoriser à quitter l'Allemagne.

Lorsque Laval obtient le visa allemand, le 16 avril, les Suisses lui refusent le droit d'asile. Et le Liechtenstein fait de même.

Laval est épuisé, anxieux, pris au piège.

Il télégraphie au ministre des Affaires étrangères espagnol, Lequerica, qui fut ambassadeur d'Espagne à Vichy. Il demande l'autorisation « de pouvoir pénétrer en Espagne, en attendant des jours meilleurs ».

« C'est un vieillard usé et fatigué qui vous écrit. Et en souvenir de notre longue amitié, je vous dis à l'avance merci. »


Lequerica ne répond que dix jours plus tard.

Long calvaire pour Laval, insomnies, angoisses, tentation de briser l'ampoule de poison cachée dans sa pelisse.

Lequerica accorde un droit de séjour de trois mois, dans l'enceinte de la forteresse de Montjuic. Il ne sera pas livré aux autorités françaises, si celles-ci le réclament, mais il sera remis... aux autorités alliées si elles l'exigent !

On sait bien que celles-ci le remettront... à leur allié français.


Le 2 mai 1945, un Junker 38 de la Wehrmacht est mis à la disposition de Laval. Il doit décoller de l'un des derniers aérodromes contrôlés par les Allemands.

Laval et sa femme, leur ami Maurice Gabolde ont pris place à bord.

Il reste deux places. Abel Bonnard, dont le départ est prévu, pleure, implore, supplie, éructe, pour qu'on embarque son frère et non le journaliste Hérold-Paquis, l'un des plus virulents éditorialistes de la collaboration.

Scène sordide, au terme de laquelle l'ancien ministre de l'Éducation nationale l'emporte.

L'avion atterrit à Barcelone, dans l'après-midi de ce 2 mai 1945. Laval sait qu'il n'a obtenu qu'un sursis.

L'Espagne franquiste fascisante, à laquelle Mussolini et Hitler ont apporté leur aide, est restée prudente tout au long de la guerre. Elle ne peut se permettre d'être solidaire d'un vaincu, si les vainqueurs le réclament.


L'Espagne franquiste, le maréchal Pétain la connaît bien ! Il a été, à la fin de la guerre civile espagnole, nommé ambassadeur de France à Madrid parce qu'on connaît l'estime que se portent réciproquement le général Franco et le Maréchal.

Et cependant Pétain, en ce printemps 1945, ne désire en rien se réfugier en Espagne - ou en Suisse.

Il a appris que son procès s'ouvrirait à Paris. Il veut y être présent.

Il s'adresse à Hitler, « chef de l'État grand-allemand » pour que celui-ci l'autorise à regagner la France par la Suisse.

« Je veux défendre mon honneur de chef et protéger par ma présence tous ceux qui m'ont fait confiance », écrit-il au Führer.

Il va célébrer le 24 avril 1945 son quatre-vingt-neuvième anniversaire.

« À mon âge, conclut-il, on ne craint qu'une chose : c'est de n'avoir pas fait tout son devoir et je veux faire le mien. »


Les Allemands redoutent une poussée alliée. Ils connaissent les ordres donnés par de Gaulle à de Lattre :

« Mon général, écrit de Gaulle, il faut que vous passiez le Rhin même si les Américains ne s'y prêtent pas, et dussiez-vous le passer sur des barques. Il y a là une question du plus haut intérêt national. Karlsruhe et Stuttgart vous attendent si même ils ne vous désirent pas. »


Hitler ne veut pas que Pétain tombe aux mains des Alliés. La décision est prise de lui faire quitter Sigmaringen, en direction du sud-est. Pétain refuse.

« S'il faut passer des menottes au Maréchal, je le ferai », avertit l'Obersturmführer SS Boemelburg. Et Pétain ne peut que s'incliner.

Les routes sont couvertes par le flot de l'exode qui charrie femmes, enfants, soldats, prisonniers, déportés, SS qui tuent.

Et les chars américains sont seulement à une vingtaine de kilomètres. Ils se sont emparés d'Ulm.

Le diplomate allemand qui accompagne Pétain prend sur lui de contacter les autorités suisses.


Le 24 avril, le Maréchal entre en Suisse.

Il devra se présenter le 26 avril à 19 heures à la frontière française à Vallorbe.

Un mandat d'amener a été lancé contre lui. La Maréchale sera placée en résidence surveillée.


À Paris, dans son bureau de président du Gouvernement Provisoire de la République française, rue Saint-Dominique, au ministère de la Guerre, de Gaulle reçoit Jules Jeanneney, ministre d'État, Tixier, ministre de l'Intérieur, René Mayer, ministre des Transports, et le général Koenig.


Pétain va donc rentrer en France le 26 avril. De Gaulle aurait tant voulu éviter cela. Il pense depuis des semaines que « l'heure de la réconciliation est venue, qu'il n'est plus temps de mettre en relief les raisons que les Français ont de ne pas s'entendre ».

« Pétain n'est pas mon ennemi personnel, dit-il en se levant, en marchant dans la pièce. Je veux rassembler les Français, pas tout à fait jusqu'à Pétain, mais presque, à la limite extrême... »


Il revient à son bureau. Il jette un coup d'œil à ces télégrammes en provenance de Suisse.

« Le gouvernement helvétique ne peut s'opposer à la volonté du maréchal Pétain de regagner la France. »

Il soupire à nouveau. Le procès ne pourra pas être évité, et la procédure n'aboutira qu'à ranimer les divisions des Français, à nuire à l'unité nationale.

Comme si la nation encore exsangue avait besoin de cela !

Il soulève légèrement les bras :

« Alors, ils nous le rendent, dit-il, il va revenir. »

Il veut examiner avec chacun des ministres les conditions du retour de Pétain. Le voyage se fera en train, précise-t-il en regardant René Mayer.

Koenig ira accueillir Pétain à Vallorbe. Le service d'ordre doit empêcher toute manifestation hostile.


Il reste quelques minutes silencieux. Pourquoi ces destins étrangement croisés entre lui et Pétain, depuis le début, quand il est arrivé à Arras en 1912, dans le 33e régiment d'infanterie que commandait le colonel Pétain, et puis ce mois de juin 1940, « l'avènement de l'abandon dans l'équivoque d'une gloire sénile » ?

Il se sent étreint par la tristesse, peut-être même le désespoir.

« Échéance lamentable, reprend-il d'une voix sourde. Le Maréchal s'abritait de l'illusion de servir l'intérêt national, sous l'apparence de la fermeté et à l'abri de la ruse. Il n'était plus qu'un jouet, qu'une proie offerte aux intrigues... Que tous les hommes coupables de Vichy soient arrêtés, mais le Maréchal, je ne tenais pas à le rencontrer... Quel dommage... »

Il secoue les épaules.

« Il nous aura embêtés jusqu'au bout ! » lance-t-il.

Il baisse la tête.

« Il possédait tant de qualités... Pourquoi a-t-il fait tout ce qu'il a fait sous l'Occupation ? C'était un grand homme. Ah ! la vieillesse est un naufrage. Il ne faut pas se laisser vieillir aux affaires. »

Il écoute Mayer et Tixier préciser les mesures qu'ils envisagent. Il hoche la tête, se lève, retient un instant Koenig.

« Je ne veux pas de choses médiocres, dit-il. Qu'il ne lui arrive rien. »


À Vallorbe, le 26 avril 1945, la barrière qui marque la ligne frontière se lève et les voitures entrent en France.

Dans l'une d'elles, il y a Pétain, maréchal de France.

Les soldats et les gendarmes hésitent à présenter les armes. Le général Koenig invite Pétain à descendre de voiture. Pétain s'exécute, dévisage ce général qu'il ne connaît pas, lui tend la main.

Koenig la refuse.

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