8.
À Vichy, en ces premiers mois de 1944, Pétain, Laval, leurs entourages et les hommes qui prétendent encore être ministres d'un gouvernement français mesurent leur isolement.
Ils n'osent même plus proclamer qu'ils souhaitent la victoire de l'Allemagne, ou qu'ils la croient possible. Laval répète d'un ton las :
« Je ne dis pas que l'armée allemande battra les autres, je dis qu'elle ne sera pas battue. »
Et il échafaudé de mirifiques manœuvres qui conduiraient à une paix de compromis.
En même temps, il annonce, si les Français se révoltent contre l'occupant, des « ripostes cruelles ».
Il félicite Joseph Darnand pour les actions de la Milice. Et Pétain ne désavoue pas ces complices des SS, ces tueurs.
Laval est informé des instructions envoyées par le Sturmführer SS Leicht, commandant général de la police militaire, à tous les officiers de la police militaire secrète. En cas de danger de guerre, la Gestapo arrêtera immédiatement tous les suspects. Tous les civils de 16 à 50 ans doivent être affectés à une formation de travail. Ceux qui s'y refusent seront arrêtés, déportés ou exécutés.
Le dernier point de ces directives précise :
« Prendre contact avec la Milice et prise de commandement de ses chefs dans leur grade de la Waffen-SS ou le grade qu'ils peuvent avoir comme agents appointés de la Gestapo. »
La Kommandantur prépare le texte des affiches à apposer s'il y a débarquement.
Mesures draconiennes :
« Il est interdit de quitter son domicile sans l'ordre des autorités militaires... Tout civil qui en quelque façon que ce soit prêtera assistance à l'ennemi sera traité en franc-tireur. »
C'est-à-dire exécuté.
Pétain, mis au courant de ces préparatifs allemands, oscille devant les exigences allemandes. Les nazis veulent aussi que Marcel Déat entre au gouvernement.
Pétain refuse.
« Déat a tout sali, dit le Maréchal, armée, marine, religion. Il traite Vichy de pourrissoir. »
Mais le conseiller diplomatique du Führer, Renthe-Fink, reçu par le Maréchal est hautain et intraitable :
« J'ai des choses déplaisantes à vous dire aujourd'hui, monsieur le Maréchal. Le gouvernement allemand attache une grande importance à l'entrée de M. Déat dans le ministère.
- Mais c'est un homme universellement détesté en France. S'il entre au gouvernement, je me retire », répond Pétain.
« On ne retient pas le Maréchal », confie Renthe-Fink.
Averti, le Maréchal change d'opinion.
« Si je me retire, les Allemands ne me laisseront pas longtemps libre, ils m'emmèneront en Allemagne.
« Et ce serait faciliter les exactions nazies », analyse Pétain.
Donc, il s'incline, mais il ne signera pas la nomination de Marcel Déat, qui devient secrétaire d'État au Travail et à la Solidarité nationale.
Le gouvernement Laval, accepté de fait par Pétain, est celui des ultras de la collaboration, du Waffen-SS Darnand, chargé du maintien de l'ordre, au national-socialiste Marcel Déat, et au milicien Philippe Henriot.
Jacques Doriot n'en fait pas partie, mais il a été décoré sur le front de l'Est, de la croix de fer de la 1re classe !
En 1944, le choix est radical : pour ou contre les nazis. Et c'est sa vie qu'on met en jeu.
À Vichy, on apprend que Pierre Pucheu, ancien ministre de l'Intérieur de Pétain, ayant choisi dès 1943 de gagner l'Afrique du Nord afin de s'enrôler dans l'armée française et de combattre les Allemands, a été condamné à mort et exécuté le 20 mars 1944.
Le général Giraud avait donné son accord à Pucheu sous condition d'anonymat et de discrétion de la part de l'ancien ministre arrivé au Maroc le 6 mai 1943.
Pucheu n'a pas respecté cette condition. Et la Résistance s'enflamme. Pucheu a joué un rôle décisif dans la répression vichyste. Il aurait, assurent les communistes, participé au choix des otages fusillés par les Allemands en sélectionnant les communistes. Le Conseil National de la Résistance exige sa condamnation à mort et son exécution.
La Cour - qui n'a pu produire des preuves accablantes - demande de surseoir à l'exécution. Le général Giraud prêche pour la clémence en rappelant que Pucheu n'est venu en Afrique du Nord qu'avec son accord.
De Gaulle qui détient le droit de grâce convient qu'il s'agit d'« un procès politique ».
« L'État a besoin d'exemples rapides », dit-il.
Il écrit à Giraud après avoir refusé la grâce.
« La décision a été prise d'après la raison d'État dont le gouvernement responsable de l'État est le seul juge qualifié. »
De Gaulle a assuré aux avocats :
« J'ai des enfants. Je ferai personnellement, j'insiste, personnellement, tout ce que je pourrai humainement faire pour assurer l'éducation morale et physique de ses enfants, je ferai tout pour qu'ils n'aient pas à souffrir trop de la décision que je peux être appelé à prendre. »
Pucheu meurt avec courage, commandant lui-même le peloton d'exécution, accusant Giraud de l'avoir trompé.
« Je ne veux qu'aucun gradé français, autre que le général Giraud, commande ce crime. »
L'exécution de Pucheu signifie qu'il n'y aura pas de compromis, de transition concertée entre Vichy et la République, réussissant à écarter de Gaulle au bénéfice de Giraud.
Giraud, et la plupart des officiers de l'« armée d'Afrique », qui ont été fidèles au maréchal Pétain, sont, de fait, hostiles à de Gaulle et espèrent donc cette transition de Pétain à Giraud. Ils espèrent l'appui de Churchill et de Roosevelt.
Une lettre de Giraud, interceptée par les services secrets « gaullistes », confirme ses intentions.
« Actuellement, la situation est claire. Le général de Gaulle est le dictateur de demain, avec un état-major de communistes, de socialistes et de Juifs. Il sera constamment obligé de donner des gages à gauche, en attendant qu'il soit dévoré par ses partisans.
« Le général Giraud n'a pas voulu se solidariser avec un pareil personnel. Il est convaincu que la France ne veut ni d'un dictateur ni du Front populaire. Il est très sincèrement républicain, mais avec une république à base de gens propres et sans juiverie. Si un gouvernement non asservi à l'Allemagne se forme en France sur cette base, il est tout prêt à lui apporter son expérience et son activité. »
Mais il est trop tard pour le général Giraud.
L'arrestation de Pucheu, et sa condamnation, les propos tenus par l'ancien ministre de l'Intérieur de Vichy devant le peloton d'exécution accusant Giraud de ne pas avoir tenu ses engagements ont discrédité le général.
Les communistes qui le soutenaient discrètement pour affaiblir de Gaulle ne protestent pas quand, le 4 avril 1944, de Gaulle le démet de ses fonctions de commandant en chef. Giraud refuse l'inspection Générale des Armées que lui propose de Gaulle, et se retire.
L'éloge que de Gaulle fait de Giraud, lors d'une conférence de presse tenue à Alger le 21 avril 1944, ne trompe personne.
Ces couronnes de mots magnifiques - carrière militaire, évasion légendaire de la forteresse allemande de Koenigstein - sont déposées sur le cercueil d'une ambition politique.
Et chacun voit bien que de Gaulle a écarté un dernier obstacle dans sa marche vers le pouvoir d'après la Libération.
Les journalistes lors de cette conférence de presse l'interrogent à ce sujet :
« On a prétexté, au sujet des réserves et des réticences alliées sur le Comité Français de Libération Nationale (CFLN) et son président, la crainte de voir s'établir votre dictature en France après la Libération ?
- C'est là une vieille histoire ! répond de Gaulle. Quelques-uns ont dit que le général de Gaulle veut être dictateur. D'autres que le général de Gaulle veut rétablir la IIIe République avec les hommes du passé. D'autres encore affirment que le général de Gaulle va livrer la France au communisme. Quelques-uns disent que le général de Gaulle est l'homme des Américains ou des Anglais ou de Staline. Peut-être un jour toutes ces contradictions s'accorderont-elles. En attendant, je ne me fatiguerai pas à leur répondre. Les Français n'accepteraient aucune dictature française, a fortiori, je vous le garantis, aucune dictature étrangère. Mais les Français veulent que leur gouvernement les gouverne. C'est ce qu'il s'efforce de faire. »