21.

Ce fils que de Gaulle appelle « mon bien cher petit Philippe » a 23 ans, en ce printemps 1944.

Engagé dès juillet 1940, dans la Marine de la France Libre, il veut participer à la « bataille suprême... La bataille de France, la bataille de la France », celle de la Libération de la patrie.

Fusilier marin, il sera incorporé dans la 2e DB du général Leclerc qui doit débarquer en France le 2 août. Il attend ce jour-là avec impatience.


Et ils sont des dizaines de milliers de jeunes Français qui, comme Philippe de Gaulle, n'aspirent qu'à se battre afin de chasser l'Allemand du sol national.


L'ordre du jour du Comité Militaire d'Action (COMAC), daté du 21 juin 1944, appelle à « intensifier partout la guérilla mobile ».

« L'ennemi tentera d'écraser nos forces victorieuses et les assassins SS ont déjà exercé des représailles sanglantes sur des populations de civils désarmés. »


D'un bout à l'autre du pays, les SS pendent, torturent, fusillent, brûlent.

Ils tuent des lycéens à Nice, et pendent 2 FTP aux réverbères de l'avenue principale de la ville.

Ils incendient des villages de Bretagne et de Savoie. Ils achèvent les blessés.

Sous l'uniforme des Waffen-SS, on trouve des Russes, des Géorgiens, des « Cosaques », des Tatars, tueurs sauvages, « barbares » qui ont rompu toutes les amarres.


« Alors, il faut mobiliser tous les hommes valides », a dit de Gaulle à Bayeux, quand il s'est adressé à la population rassemblée sur la place du Château.

Elle entend pour la première fois depuis quatre affreuses années un chef français dire devant elle « que l'ennemi est l'ennemi, que le devoir est de le combattre, que la France elle aussi remportera la victoire ».


Le Comité d'Action Militaire lance un mot d'ordre simple comme un cri :


« Mort à l'envahisseur !

Vive la France ! »


Aux côtés des Allemands, il y a les tueurs de la Milice.

Trois d'entre eux se présentent le 20 juin à la prison de Riom et ordonnent qu'on leur livre le détenu Jean Zay, sous prétexte de le transférer à Melun.

Cet avocat de 40 ans est l'une des figures emblématiques du Front Populaire. Il a été ministre de l'Éducation nationale de Léon Blum. Radical-socialiste, il est resté au gouvernement jusqu'en 1939. Il a été hostile à l'armistice. Il est juif. Les miliciens vont l'abattre.


Le 28 juin, ce sont des FFI, membres des Groupes Francs du Mouvement de Libération Nationale, qui exécutent Philippe Henriot, l'un des ultras de la collaboration. Ses éditoriaux quotidiens sur Radio-Paris sont des appels au meurtre de résistants, « ces assassins de l'Armée du crime ».

En représailles, les Miliciens tuent à Lyon, Grenoble, Mâcon, Voiron, Clermont-Ferrand, Toulouse des personnalités soupçonnées d'avoir des sympathies pour la Résistance.



Le gouvernement Laval organise pour Philippe Henriot des obsèques nationales et des cérémonies ont lieu dans toute la France.

Uniformes de la Milice et de l'occupant se côtoient dans la nef des cathédrales. Le cardinal Suhard donne l'absoute à Notre-Dame, Mgr Feltin à la cathédrale de Bordeaux.

Un seul évêque refuse de participer à cet hommage. Mais cet évêque de Limoges, Mgr Rastouil, est placé en résidence forcée. Le nonce apostolique intervenant auprès de Laval obtiendra qu'il soit autorisé à regagner son diocèse.

Dans toute la France, les nombreux jeunes chrétiens qui rejoignent les maquis et sont témoins des massacres commis par les SS et les miliciens ne comprennent pas l'attitude de leurs évêques.

Ils savent, ces maquisards, qu'on ne leur laissera pas le temps de se confesser, et même de prier quand les SS et les miliciens les aligneront contre un mur pour les abattre.


C'est le cas en Auvergne lors des combats qui opposent les résistants du maquis du mont Mouchet aux SS de la division Das Reich.

Une colonne de camions qui transportent les volontaires de Montluçon au mont Mouchet est interceptée par les Allemands. Sept camions sur onze sont arrêtés, incendiés... Plusieurs dizaines de jeunes gens sont massacrés.

La ville de Saint-Amand-Montrond, libérée quelques heures par les FFI, est reprise par un bataillon de parachutistes allemands. Des maisons sont incendiées, des habitants massacrés au hasard.


Une nouvelle fois, le général Koenig, commandant en chef des FFI, constatant ces massacres, ce rapport des forces, envoie un message qui dans les maquis n'est pas suivi parce qu'il est trop tard, qu'on y applique les premières consignes appelant à l'insurrection nationale.

Or le général Koenig écrit le 10 juin et diffuse jusqu'au 17 juin le texte suivant :

« Ordre du général Koenig. Freinez au maximum activité de guérilla. Stop. Impossible actuellement vous ravitailler en armes et en munitions en quantité suffisante. Stop. Rompre partout contact dans mesure du possible pour permettre phase de réorganisation. Stop. Évitez gros rassemblement, constituez petits groupes isolés. »


Ce message répété provoque le désarroi, la révolte, l'incompréhension, la suspicion : ne s'agit-il pas d'un « faux message » fabriqué par les services allemands de renseignements ? Les agents de l'Abwehr sont des spécialistes de ce « retournement » des radios, de ce wireless gamble (jeu des radios).

Ainsi, cette seconde quinzaine de juin 1944, qui devrait être - et qui est - un moment d'enthousiasme et de combat, est aussi le temps du trouble et des hésitations.


Dans les grands maquis - en Auvergne : le mont Mouchet ; en Savoie : le Vercors ; dans le Morbihan : le maquis de Saint-Marcel où se trouvent les parachutistes français du SAS, - c'est la stupeur.

Il est trop tard. On ne peut renvoyer les volontaires dans leur foyer.

« Ils sont grillés et risqueraient d'être arrêtés par la Gestapo ! »


Alors, on affronte l'ennemi comme si le message de Koenig n'existait pas.

On tente de résister aux bataillons allemands. On essaie de briser l'encerclement que les SS et les miliciens réalisent.

Les régions où se trouvent ces maquis connaissent ainsi des répressions féroces. Les Allemands se vengent de leurs pertes en torturant les blessés, en les achevant, en massacrant vieillards, femmes et enfants restés dans leurs fermes, où souvent les maquisards blessés se sont réfugiés dans les granges.


Ces situations suscitent des tensions entre résistants, et au sein du Gouvernement Provisoire.

Les communistes accusent les « gaullistes ». Chacun soupçonne l'autre de vouloir s'emparer du pouvoir au moment de la Libération.


Et la Gestapo et ses auxiliaires de la Milice multiplient les arrestations, les assassinats.

Le 7 juillet, des miliciens obéissant aux ordres des officiers SS, Knochen et Oberg, et avec l'accord de Brinon - l'ultra-collaborateur représentant le « gouvernement » de Vichy, - prennent en charge Georges Mandel, ancien ministre modéré, collaborateur de Clemenceau, adversaire résolu de Pétain.

Il a été ramené par les Allemands du camp de Buchenwald à la prison de la Santé. Il est abattu d'une rafale de mitraillette dans la forêt de Fontainebleau. La prochaine victime sera-t-elle Léon Blum, détenu à Buchenwald comme Mandel ?

Laval assure qu'il a empêché cette « liquidation » après avoir protesté contre celle de Mandel.

« Ce sont de sales affaires, dit Laval. Je ne veux pas y tremper et c'est ce que j'ai dit à Abetz. Je n'ai pas de sang sur les mains et je n'en aurai jamais. »


Qui, en France, peut croire Laval ? Qui peut oublier qu'il a prononcé les mots impardonnables « je souhaite la victoire de l'Allemagne » ?

Or le peuple français unanime ne doute pas de la défaite du Reich et souhaite voir les « Boches » - le terme de 1914 ressurgit - chassés du pays. Et le désir d'effacer les humiliations est général, et d'autant plus fort que l'on sait bien que l'acte de résistance le plus répandu a consisté à écouter, chez soi, les émissions françaises de la BBC.

Mais maintenant, la volonté d'en découdre est à la mesure de la prudence d'hier !

« À chacun son Boche ! » titrent les journaux communistes clandestins.

« Mort à l'envahisseur », répète la Commission Militaire d'Action.


Cette volonté de « revanche » - de vengeance même, - les Français l'expriment le 14 juillet 1944 par mille initiatives.

C'est comme si cette fête nationale dont on pressent et espère qu'elle est la dernière de la France occupée confirmait les mots de De Gaulle, le 6 juin 1944 :

« Derrière le nuage si lourd de notre sang et de nos larmes, voici que reparaît le soleil de notre grandeur. »


Le Conseil National de la Résistance appelle à un « 14-Juillet de combat ». L'heure est venue de hâter la victoire en harcelant l'ennemi. L'heure est venue d'exterminer les tueurs de la Milice...

Le CNR invite les citoyens à hisser les drapeaux tricolores, à chômer, à s'enrôler dans les milices patriotiques.

« Que l'élan qui jeta le peuple de Paris sur la Bastille au 14 juillet 1789, que l'esprit de Valmy et le souffle de La Marseillaise soulèvent à nouveau la nation... »


Manifestations à Paris, dans de nombreuses villes, combats, attentats, grève des cheminots, prise d'armes d'unités de FFI, salut au drapeau jalonnent cette journée du 14 juillet 1944.

Mais des batailles rudes se livrent en Limousin entre les résistants du colonel Guingouin et 2 500 soldats allemands appuyés par 500 véhicules blindés. La bataille fait rage jusqu'au 24 juillet.

Et pour couronner cette journée, des vagues de bombardiers survolent en plein jour les zones tenues par les maquis et larguent des centaines de containers qui se balancent sous les corolles déployées de parachutes bleu-blanc-rouge. Les maquis du Vercors, de l'Ain, de l'Auvergne sont ainsi approvisionnés en milliers d'armes.

C'est l'euphorie. On organise des défilés triomphants.

Comment ne pas se croire à la veille de la victoire ? On s'imagine déjà libérés.


Et tout à coup, à peine les forteresses volantes ont-elles quitté le ciel du Vercors que surgissent les bombardiers allemands, attaquant en piqué et mitraillant l'aire de parachutage et de parade...

Le ramassage des containers est impossible jusqu'à la nuit.

Pendant l'après-midi, l'ennemi crible de bombes les villages du plateau, amoncelant les ruines, multipliant les victimes. Des obus à balles éclatent, fauchant les blés au ras du sol. Tous ceux qui se trouvent à découvert ont l'impression que les pilotes allemands les choisissent individuellement pour cibles.


Impitoyable, l'ennemi vient de rappeler qu'il n'accepte pas la présence sur ses arrières de ces grands maquis.

Des maquisards s'inquiètent, reprochent à l'état-major du Vercors d'organiser des défilés, plutôt que d'élaborer un plan capable de faire face aux actions prévisibles de l'ennemi.

« On montre au moins qu'on n'est pas châtrés, leur répond-on. Ces défilés, ces banquets, ça a de la gueule, non ? »


La guerre et la mort ricanent.

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