19.

Il a suffi d'une semaine, entre le mardi 6 - « le jour le plus long », le D-Day - et ce 13 juin pour que les jeux soient faits en Normandie.


Durant ces sept journées cruciales, chaque minute, chaque heure a compté autant que des années.

Le 6 juin, le général Jodl n'a pas osé réveiller le Führer et a pris sur lui de ne pas autoriser le déplacement et la contre-attaque des divisions de panzers.

Quand le Führer se réveille vers 15 heures ce mardi 6 juin et qu'il dicte à 16 h 55 son ordre du jour qui se conclut par cette phrase : « La plage devra être nettoyée cette nuit au plus tard », les têtes de pont anglaise et américaine sont déjà enracinées sur les plages.


Rommel, qui est rentré en fin d'après-midi à son QG, transmet l'ordre du Führer au général Pemsel, commandant la VIIe armée. Et celui-ci répond : « C'est impossible ! »


Les Alliés ont la totale maîtrise du ciel.

Les routes sont en permanence survolées, en toute liberté, par les chasseurs de la RAF. Tout est cible. Les camions, les panzers, les véhicules blindés explosent, brûlent, versent dans les fossés.

Les canons des cuirassés écrasent sous leurs obus les bunkers, les nids de mitrailleuses du Mur de l'Atlantique.


Le 13 juin, les têtes de pont élargies, reliées entre elles, forment de Caen - qui résiste aux Anglais - à la presqu'île du Cotentin un front continu de 100 kilomètres de côtes.

« À compter du 9 juin, dit le général Speidel, chef d'état-major de Rommel, l'initiative a appartenu aux Alliés. »

Les Anglais ont repoussé une vive contre-attaque menée par quatre divisions blindées SS, pilonnées par les obus des canons des navires et les bombes des chasseurs-bombardiers.

« Qu'allons-nous faire ? demande à von Rundstedt le général Keitel, qui est celui qu'on nomme "crapaud rapporteur" du Grand Quartier Général du Führer.

- Faites la paix, pauvres imbéciles, hurle dans le téléphone von Rundstedt, que pouvez-vous faire d'autre ? »


Rommel l'avait dit : quand la Luftwaffe ne peut protéger les panzers, c'est miracle de pouvoir même résister.

Hitler ne l'a pas compris.

Il laisse filer les minutes, les heures.

Alors qu'il a affirmé depuis des mois que le « front de l'Ouest » deviendrait, si les Alliés débarquaient, le front principal, il semble détourner le regard comme s'il ne voulait pas choisir, toujours persuadé, au fond de lui, que les Alliés mènent peut-être une attaque de diversion avant d'ouvrir le front principal dans la région de Calais et de Boulogne.


Le mercredi 7 juin, le Führer quitte ainsi son Quartier Général pour se rendre à Klessheim, une ville autrichienne proche de Salzbourg, afin d'y rencontrer le Premier ministre hongrois Sztojay, et lui recommander - lui imposer - de traiter le problème juif en Hongrie.

« Alors même, dit Hitler, que le régent Horthy essaie de choyer les Juifs, les Juifs ne l'en haïssent pas moins.

« Les Allemands ne veulent pas limiter la souveraineté hongroise, poursuit Hitler, ils veulent défendre la Hongrie contre les Juifs et leurs agents. »


Ce 7 juin, cependant que des dizaines de milliers de soldats anglais, canadiens, américains, débarquent en Normandie, élargissant leurs têtes de pont, Hitler revient sur le déclenchement de la guerre en 1939, et le rôle décisif des Juifs. Il les avait mis en garde, maintenant les Juifs doivent payer.

Hitler hausse le ton, fébrile, les yeux fixes.

« Je dois rappeler, dit-il, qu'à Hambourg 46 000 femmes et enfants ont été brûlés à mort. Personne ne peut me demander d'avoir la moindre pitié pour cette peste mondiale. Je m'en tiens désormais au vieux proverbe juif, œil pour œil, dent pour dent... Si la race juive devait gagner, conclut-il, au moins 30 millions d'Allemands seraient exterminés et des millions d'autres mourraient de faim. »


Ainsi le Führer, confronté au Débarquement, s'enferme-t-il dans ses obsessions criminelles, laissant ses maréchaux, ses généraux, ses officiers faire face à la fois aux troupes alliées et aux résistants.

Car l'annonce du Débarquement a exalté les maquisards. Souvent, ils abandonnent toute prudence, multiplient les attaques contre la Wehrmacht, et les actions de sabotage.

Ils cherchent à empêcher le déplacement des unités nazies vers le champ de bataille de Normandie.

Ils déplacent les rails (800 coupures dans l'Indre dans les 30 jours qui ont suivi le 5 juin !), cisaillent les lignes électriques, font sauter les ponts, tendent des embuscades.


Les Allemands vont réagir avec sauvagerie à ces actions de « guérilla ».

Le Feldmarschall von Rundstedt donne le 8 juin des consignes implacables à la division SS Das Reich commandée par le général Lammerding.

« Le développement des bandes dans le Massif central pendant ces derniers jours et ces dernières heures, écrit von Rundstedt, exige l'emploi immédiat et impitoyable de forces plus importantes. »


Il ordonne de « mener des actions de grande envergure contre les bandes dans le sud de la France avec la plus extrême vigueur et sans ménagement. Le foyer d'agitation qui persiste dans cette région doit être définitivement éteint. Le résultat de l'entreprise est de la plus haute importance pour l'évolution ultérieure de la situation à l'Ouest. Dans ce genre d'opération, un demi-succès ne sert à rien. Il faut écraser les forces de résistance au moyen d'attaques rapides et enveloppantes. Pour le rétablissement de l'ordre et de la sécurité, les mesures les plus énergiques devront être prises afin d'effrayer les habitants de cette région infestée à qui il faudra faire passer le goût d'accueillir les groupes de résistance et de se laisser gouverner par eux. Cela servira en outre d'avertissement à toute la population. »


Les SS de la division Das Reich vont transformer ces mots en fusillés, en pendus, en brûlés.

Pour eux, cette région qui comprend la Corrèze, la Haute-Vienne, la Creuse et l'Indre, est une « Petite Russie » - ainsi qu'ils la nomment depuis plusieurs mois, - compte tenu du nombre de sabotages et d'attaques de « partisans ».

Lammerding décide de passer aux actes.

« Pour tout Allemand blessé, trois terroristes seront pendus, et pour tout Allemand tué, ce seront dix terroristes. »


Or, en fin de journée, le 8 juin, les Francs-Tireurs et Partisans (FTP) se sont, après deux jours de combats, rendus maîtres de la ville de Tulle !

Les Allemands barricadés dans l'École normale ont eu une quarantaine de tués et 25 blessés que les maquisards veulent abattre.

Les Allemands n'ont-ils pas fusillé, à la gare, plusieurs ouvriers ?

Le préfet s'interpose et les FTP renoncent à leur projet.


Dans la nuit, des éléments blindés de la division Das Reich occupent la ville, découvrent les cadavres de 44 soldats allemands.

La rage s'empare des SS. Ils annoncent que Tulle sera livrée aux flammes et que 3 000 de ses habitants seront exécutés.

Ils pendront 99 otages aux lampadaires, aux arbres, aux balcons, et 149 autres hommes seront déportés.


À Ussel, les FTP, qui contestent un accord intervenu entre l'Armée secrète, les Allemands et les forces du Maintien de l'ordre, attaquent et sont tous abattus : 47 morts.

À Guéret, le long des routes, les SS de la division Das Reich fusillent, là 29 jeunes FFI, et ici - dans les environs de Limoges - 50 civils, hommes, femmes et enfants.


Le samedi 10 juin 1944, un détachement SS de la même division Das Reich cerne le village d'Oradour-sur-Glane. Ils prétendent venger l'un de leurs officiers, exécuté par les FFI... à 50 kilomètres d'Oradour.



Les maisons du village sont incendiées après que les hommes ont été abattus dans les granges. Les femmes et les enfants sont mitraillés et brûlés dans l'église.

Six cent quarante-deux personnes, dont 240 femmes et enfants, périssent ainsi.

La nuit suivante, les Allemands reviennent et ensevelissent à la hâte les « restes » calcinés des femmes et des enfants, mêlés aux décombres de l'église incendiée.

L'horreur de ce massacre n'est justifiée que par les ultras de la collaboration.

Ils disculpent les soldats de la division Das Reich - et parmi eux de jeunes Alsaciens incorporés de force.

Pour Xavier Vallat, les « soldats allemands ont été amenés à faire supporter à une population innocente la cruelle conséquence des méfaits de quelques bandits ».


Les « bandits », ce sont ces jeunes patriotes qui arborent un brassard sur lequel figurent une croix de Lorraine et trois lettres : FFI, Forces Françaises de l'Intérieur.

Mais au lieu de leur garantir la vie sauve, accordée aux combattants, ce brassard les désigne à l'ennemi et ils sont aussitôt fusillés.


Le 10 juin 1944, devant l'inexpérience de ces FFI, le faible armement dont ils disposent, le général Koenig, leur chef, revient sur l'appel à la mobilisation générale et à l'insurrection nationale qu'il a lancé les 5 et 6 juin.

Koenig donne l'ordre formel de freiner au maximum l'intensité de la guérilla en raison de l'impossibilité de la ravitailler.

Et puis « les assassins SS exercent des représailles sanglantes sur des populations de civils désarmés ».

Comment ne pas penser aux pendus de Tulle, aux femmes et aux enfants d'Oradour-sur-Glane ?

Les SS de la division Das Reich ont été plus cruels que leurs camarades qui à Lidice, en 1942, ont épargné les femmes et les enfants de ce village tchèque puni après l'assassinat de Heydrich, le « protecteur » de la Bohême et de la Moravie.

Ainsi, en ce mois de juin 1944, la barbarie se déploie-t-elle sur le monde en guerre avec une rage jamais atteinte auparavant.


Dans les laboratoires et usines souterrains, les savants et les ingénieurs allemands, entourés d'une main-d'œuvre de déportés - esclaves voués à la mort, - mettent au point les « armes secrètes » qu'évoquent souvent les dirigeants nazis.

À Londres, et plus encore à Washington, on mesure qu'une course de vitesse est engagée pour maîtriser la fission de l'atome qui libérera une force explosive sans équivalent.

Est-ce à cette bombe atomique que pense le Führer ?

Il parle de ces armes nouvelles qui donneront la victoire au IIIe Reich.


Le 13 juin, les nazis exultent.

Des bombes volantes - les V1, - d'un poids de 2 tonnes et d'une hauteur de 8 mètres, volant entre 600 et 1 000 mètres d'altitude, à une vitesse de 600 kilomètres à l'heure, d'une portée de 200 à 400 kilomètres, ont frappé Londres et d'autres villes anglaises.

Cela semble être un cauchemar, le retour qui paraissait improbable de la vulnérabilité de l'Angleterre.


La veille - le 12 juin, - Churchill s'est rendu en France, invité au quartier général de Montgomery.

On déjeune sous une tente dressée face à l'ennemi dans le parc d'un château situé à 5 kilomètres du front.

« Ce front est-il continu ? demande Churchill.

- Non, répond Montgomery.

- Dans ce cas, qu'est-ce qui pourrait empêcher qu'une percée des blindés allemands vienne troubler notre déjeuner ? »

Montgomery estime qu'à son avis ils ne viendront pas.


On rentre à bord d'un destroyer.

« Nous sommes allés tirer quelques salves contre les Boches, raconte Churchill, mais bien que la portée n'ait été que de 5 500 mètres, ils n'ont pas daigné nous répondre.

« J'ai passé une joyeuse journée sur les plages et à l'intérieur des terres », conclut Churchill.


Mais le lendemain, ce sont les sifflements des V1 dans le ciel anglais et les morts et les blessés qu'il faut retirer des décombres.


« Ces bombes volantes, dit Hitler, vont convertir les Anglais à la paix. »

Ce 17 juin, il est assis en face de ses maréchaux, von Rundstedt et Rommel, restés debout.

Le blockhaus où il les reçoit a été construit en 1940, à Margival, près de Soissons. Il devait servir de quartier général au Führer pendant l'invasion de la Grande-Bretagne. C'est la première fois, ce 17 juin 1944, que Hitler l'utilise.


Le Führer est pâle, voûté, marqué par les insomnies. Il joue nerveusement avec ses lunettes et des crayons de couleur.

À ses maréchaux qui lui demandent d'utiliser les V1 sur le front de Normandie ou contre les ports anglais, Hitler secoue la tête.

« Londres, Londres », répète-t-il.


Rommel, d'une voix calme, déclare que la lutte est sans espoir contre la supériorité alliée sur terre, sur mer et d'abord dans les airs.

Hitler bougonne, annonce : « Des centaines d'avions à réaction vont bientôt chasser les aviateurs anglais et américains des cieux... puis l'Angleterre s'effondrera. »

L'entretien qui a commencé à 9 heures est tout à coup interrompu par une alerte aérienne. On gagne un abri souterrain où l'on déjeune.

Le général Speidel qui assiste à l'entretien note que Hitler mange une énorme assiette de riz et de légumes goûtés au préalable par un serveur.

Sur la table, devant Hitler, sont alignés des pilules et des verres à liqueur contenant des médicaments qu'il prend à tour de rôle. Deux SS se tiennent debout derrière la chaise du Führer.


Rommel, calmement mais d'un ton déterminé, prédit que le front allemand de Normandie va s'effondrer et que l'on ne pourra s'opposer à une poussée vers l'Allemagne.

Il doute fort que l'on puisse tenir sur le front russe. L'Allemagne se trouve dans un isolement politique absolu... Il demande avec insistance qu'un terme soit mis à la guerre.

Hitler se lève, dit brutalement :

« Ne vous préoccupez donc pas du cours futur de la guerre, mais plutôt de votre front d'invasion ! »


Il est 16 heures, ce 17 juin. Les maréchaux Rommel et von Rundstedt s'en vont.

Peu après, un sifflement déchire l'atmosphère.

Un V1 qu'on vient de lancer sur Londres, mal réglé, a changé de trajectoire et vient de s'abattre au-dessus du blockhaus. Personne n'est blessé.

Mais Hitler quitte aussitôt Margival et, oubliant qu'il a promis à ses maréchaux de rendre visite au QG du groupe d'armées B, il regagne Berchtesgaden.

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