46.
Le Führer, ce 9 janvier 1945, dans son Grand Quartier Général de Ziegenberg, hurle, désignant, le bras à demi levé, le général Guderian, chef de l'état-major général, auprès de qui se tient le général Gehlen.
C'est à la demande de Guderian que Gehlen, chef des renseignements du front de l'Est, a présenté les cartes, les synthèses, qui prouvent que les Russes vont lancer une offensive d'hiver.
Elle débutera le 12 janvier, partira des positions actuelles sur la Vistule, se déploiera selon un axe Varsovie-Berlin.
Mais elle embrasera tout le front, du nord au sud, la Prusse-Orientale, la Poméranie, la Silésie. Et pour finir, elle vise l'Oder et Berlin.
« Mein Führer, dit Guderian, nous voici à minuit moins cinq ou plutôt à la dernière minute. J'espère, Mein Führer, que vous allez prendre la décision de ramener de l'Ouest les renforts indispensables au front de l'Est, et cela cette nuit même. »
Le Führer, affalé jusque-là dans un fauteuil, se redresse, les yeux flamboyants de colère.
« Je me suis rendu en personne à Cracovie, ajoute Guderian, au groupe d'armées A, pour prendre connaissance de leur point de vue qui est le mien. »
Guderian sait que le Führer, depuis le 1er janvier 1945, a multiplié les offensives sur le front ouest, refusant d'admettre que la bataille des Ardennes est perdue, jetant 8 divisions en Sarre, attaquant en Alsace, n'acceptant le recul des troupes qu'après des jours de refus.
Cent vingt mille hommes - tués, blessés, disparus, prisonniers - et 6 000 véhicules, 1 600 avions, 600 tanks et canons ont été ainsi perdus, qui auraient pu contenir les Russes.
Mais Hitler s'est obstiné, répétant :
« En dépit de tout, nous tenons bon sur tout le front est. »
Et c'est pourquoi Guderian est revenu accompagné de Gehlen.
« Il pourra vous présenter toute la documentation que vous désirez. »
Le Führer est debout maintenant.
Il oscille, faisant quelques pas à la manière d'un vieillard, traînant sa jambe gauche. Son dos est voûté, sa tête profondément enfoncée dans les épaules, ses cheveux bruns sont parsemés de mèches grises. Sa veste croisée pend sans forme de ses épaules. Il a le visage pâle et enflé. Tout son corps exprime l'épuisement. Il a de la peine à lever son bras, sa main gauche tremble.
Mais il hurle, sa voix, ses yeux révèlent une volonté que seule la mort peut briser.
Il invective Gehlen tout en l'ignorant, en s'adressant à Guderian.
Tout ce qu'on lui a présenté, ce sont des « idioties », dit-il.
Il faut enfermer leur auteur dans un asile d'aliénés.
« Si vous envoyez le général Gehlen dans un asile, vous feriez bien de me réserver le même sort », répond Guderian.
Hitler s'éloigne, revient, affirme que le « front est n'a jamais possédé de meilleures réserves ».
« Le front est ressemble à un château de cartes. Si on l'enfonce sur un point, il s'écroulera », dit Guderian alors que le Führer quitte la salle de réunion-conférences.
Guderian, comme les généraux qui commandent sur le terrain, imagine ce que peut être le sort des populations allemandes de Prusse, de Poméranie, de Silésie, si l'armée Rouge occupe un territoire.
Les Russes se vengeront de ce qu'ils ont subi.
Déjà, les officiers de l'armée Rouge répètent à leurs hommes rassemblés les conclusions des articles d'Ilya Ehrenbourg, l'écrivain devenu propagandiste.
« L'Allemagne est une sorcière. Les villes allemandes brûlent ? Je suis heureux. Les Allemands n'ont pas d'âme ! »
Ehrenbourg rappelle « les fosses communes, les ravins remplis d'innocents, les champs de choux de Maidanek... ».
« Les bottines, les petits souliers et les chaussons des petits enfants assassinés à Maidanek marchent eux aussi vers Berlin... Nous dresserons des gibets à Berlin. »
Autant d'appels à la vengeance sauvage, à la haine, et donc au pillage, au viol, au meurtre.
« Soldats de l'armée Rouge, tuez, tuez ! À mort les fascistes, car il n'y a pas d'innocents chez eux ! Ni ceux qui vivent ni ceux qui ne sont pas encore nés ! À mort ! À mort ! »
Or les Gauleiters de Poméranie, de Prusse, de Silésie, ont reçu mission de convaincre les populations allemandes de demeurer chez elles. Naumann, le secrétaire d'État du ministère du Reich pour l'Éducation populaire et la Propagande, a répété devant une assemblée de plusieurs milliers de personnes à Posen que jamais le front de l'Est ne serait entamé, que l'avance russe allait se briser.
Les Gauleiters ont repris ce thème.
Arthur Greiser, Gauleiter de la province de la Warthe, déclenche à chaque phrase les applaudissements lorsqu'il affirme :
« Nous n'avons jamais douté qu'en fin de compte nous devions remporter la victoire. Nous n'avons jamais douté que le flot bolchevique expirerait devant les frontières de la province de la Warthe et y subirait sa défaite décisive. Aussi personne n'a abandonné la province. Avec une confiance inébranlable dans le Führer et dans la victoire finale, tous ont attendu l'heure du combat et de la décision, prêts à opposer au bolchevisme, si c'était nécessaire, le rempart de leurs cadavres pour sauver l'Allemagne et l'Europe de la barbarie de l'Est ! Nous devons remercier le secrétaire d'État Naumann d'avoir affirmé une fois de plus à tous les habitants de la Warthe que, selon la volonté du Führer, la soldatesque bolchevique ne mettra jamais le pied sur cette terre. Remercions-le de nous avoir montré une fois de plus à quel point la victoire finale est proche. »
Il s'interrompt un instant avant de poursuivre :
« ... Vive le Führer ! Vive le Grand Reich allemand ! Vive l'heure où le bolchevisme doit s'effondrer et où nous pourrons enfin remplir, sans rencontrer d'obstacles, notre mission allemande dans les territoires de l'Est. »
Les populations allemandes qui ont assisté à ces réunions et écouté ces propos rassurants sont rentrées paisiblement chez elles.
Le 12 janvier 1945, 180 divisions russes - des centaines de milliers d'hommes, des milliers de tanks T34 et de canons, d'« orgues de Staline » - s'élancent vers l'Ouest.
Le 17 janvier tombe Varsovie.
« Le 27 janvier, écrit Guderian, le raz-de-marée russe prend pour nous les proportions d'un désastre complet. »
Ce 27 janvier, les troupes de Joukov traversent l'Oder et sont à 200 kilomètres de Berlin.
Le 29 janvier, Poznan est encerclée.
Cracovie, Tilsitt, Tannenberg sont déjà tombées.
Budapest est encerclée et sera conquise le 13 février.
Vienne, Prague, Torgau et naturellement Berlin sont des cibles proches.
La Silésie et son charbon sont perdus.
La Prusse est isolée du Reich.
Le désastre est tel que Guderian se tourne vers le ministre des Affaires étrangères, Ribbentrop, et lui demande de proposer un armistice à l'Ouest.
La question est posée le 27 janvier par Hitler lui-même.
« Pensez-vous que les Anglais voient avec enthousiasme ce qui se passe sur le front de l'Est ? » demande le Führer.
Le général Jodl répond que les Anglais ont toujours considéré les Russes avec méfiance.
Guderian ajoute :
« Si cela continue, nous recevrons un télégramme des Anglais dans quelques jours. »
Les dirigeants nazis vivent ainsi dans l'illusion, la seule manière qui leur reste de nier la réalité et d'espérer échapper à la justice des vainqueurs.
Ils ignorent que Churchill a, le 6 janvier 1945, envoyé un message à Staline soulignant qu'« à l'Ouest la bataille est très dure... Pouvons-nous compter sur une importante offensive russe sur le front de la Vistule, ou ailleurs durant le mois de janvier ? À mon avis, le temps presse ».
Staline répond favorablement dès le lendemain.
« Les nouvelles que vous me donnez, écrit Churchill, seront un grand encouragement pour le général Eisenhower. Car les renforts allemands devront être coupés en deux. »
Staline dans son ordre du jour de février 1945 affirme que « notre offensive d'hiver a eu pour premier effet de stopper l'offensive allemande à l'Ouest destinée à reprendre la Belgique et l'Alsace »...
Et Churchill souligne « que ce fut un très beau geste de la part des Russes et de leur chef de hâter le démarrage de cette vaste offensive au prix de lourdes pertes. La satisfaction d'Eisenhower fut très grande ».
On est loin de la chimère d'une rupture d'alliance à laquelle veulent croire les dirigeants nazis.
En fait, le Führer lui-même ne peut donner le change.
Quand le 30 janvier 1945, il prononce le rituel discours pour l'anniversaire de sa nomination aux fonctions de chancelier le 30 janvier 1933, sa voix lugubre se déchaîne pour dénoncer « la conspiration judéo-internationale » contre l'Europe, mais il ne promet pas un retournement de la situation du Reich.
« En épargnant ma vie, le 20 juillet 1944, dit-il, le Seigneur a montré son désir de me voir demeurer votre Führer. »
Puis, sans un mot de réconfort, il lance un appel :
« Travailleurs allemands, travaillez ! Soldats allemands, combattez ! Femmes allemandes, soyez plus que jamais fanatiques ! Ce que nous accomplissons, aucune nation ne peut l'accomplir ! »
Une Allemande nationale-socialiste écrit :
« Pendant les derniers mois de la guerre, je devais lutter contre mes larmes chaque fois que j'entendais la voix [de Hitler] à la radio ou que je le voyais aux actualités. Nous ne voulions pas reconnaître les signes, toujours plus nets, qui annonçaient la chute prochaine ; notre cœur avait peur de la terrible vérité.
« Les actualités nous montraient un homme vieillissant, qui marchait courbé, en jetant des regards à la dérobée. Sa voix rendait un ton désespéré. Allait-il donc échouer ? Les efforts fabuleux que le peuple allemand avait accomplis pour diriger le monde étaient, à nos yeux, personnifiés en Hitler. Celui qui le regardait contemplait la somme immense de sacrifices en vies, santés et biens, que ces efforts avaient demandés. Tout cela devait-il être vain ? »
Un élève officier, après avoir écouté le discours du Führer, écrit à sa femme :
« C'était merveilleux d'entendre la voix du Führer. Quel lourd fardeau il doit porter ! Quand on y pense, il est presque vil d'écouter les paroles du Führer dans l'espoir qu'elles vont apporter une décision. Mais de fait, une décision a été prise. Aucun miracle ne nous sauvera, sauf celui du cran allemand. »
Mais Hitler lui-même désespère.
Il a quitté, après l'échec de l'offensive dans les Ardennes, son Grand Quartier Général de Ziegenberg.
Et il vit dans le bunker au-dessous de la Chancellerie du Reich, à Berlin.
« Je sais bien que la guerre est perdue », confie-t-il à l'un de ses officiers d'ordonnance.
Il ajoute : « Mon plus cher désir, c'est de me tirer une balle dans la tête. »
L'Allemagne périrait aussi.
Déterminé, il répète aussitôt :
« Nous ne capitulerons pas. Jamais. Nous pouvons sombrer, mais nous emporterons un monde avec nous. »