28.

Vassili Grossman et Alexander Werth ont le « cœur étreint » parce qu'ils ont vu ces millions d'humains réduits en cendres, à Treblinka, à Maidanek.


Mais qui entend, en ce mois de juillet 1944, leurs voix brisées par une « douleur qu'un homme ne saurait supporter » ?

Les journaux sont réticents à publier leurs reportages.

À Londres comme à New York, les rédacteurs en chef ne veulent pas croire à tant d'horreur « impensable ».


À Moscou, Staline auquel le Soviet Suprême vient d'attribuer la plus haute décoration, l'Ordre de la Victoire, ne veut pas que l'on s'apitoie sur le sort des Juifs !

L'écrivain Constantin Simonov, favori du régime, évite, quand il dénonce les crimes des nazis, d'insister sur l'identité juive des victimes.


Or ces camps d'extermination visent explicitement l'anéantissement des Juifs.

Ils font partie de l'Aktion Reinhard, nom donné à cette mise en œuvre de la Solution finale, en Pologne, et en hommage à Reinhard Heydrich, le « protecteur » de Bohême-Moravie, abattu par des patriotes tchèques.


Mais les dirigeants et les peuples en lutte contre le nazisme, tendus dans leur volonté de chasser les Allemands, sont emportés, mobilisés par le sentiment national, la lutte de libération, les victoires militaires remportées contre les panzers et les SS. Ces millions de Juifs d'Europe exterminés, ce « crime contre l'humanité », on ne s'y attarde pas.

Il faut libérer les nations d'abord : se battre les armes à la main.


En France, pendant ce temps-là, les Allemands préparent le départ du camp de Drancy du dernier train de déportés juifs. Il se dirigera - le 17 août - vers le camp de Buchenwald.


Qui sait, parmi les combattants des Forces Françaises de l'Intérieur prêts à mourir pour libérer la nation, que 75 721 Juifs ont été déportés de France dont 6 000 âgés de moins de 12 ans !

Qui imagine qu'il n'y aura que 2 500 survivants, soit 3 % !

Mais des milliers de citoyens français ont caché, sauvé, au risque de leur vie, des dizaines de milliers de Juifs traqués par les nazis et les miliciens « français ».

Ces Justes ont le courage de combattants et, comme les FFI, ils sentent que la libération du pays est proche.


Les villes de Normandie et de Bretagne sont libérées en une quinzaine de jours : Coutances le 28 juillet, Granville le 30, Avranches le 31.

Rennes est prise par les troupes de Patton, le 4 août ; Brest, le 6 ; Nantes, le 10 ; Saint-Malo, le 14.

Le Führer donne l'ordre au Feldmarschall von Kluge de contre-attaquer. Les divisions allemandes s'avancent et sont encerclées dans la poche de Falaises.

Cinquante mille Allemands sont capturés, mais, note Eisenhower, nombreuses sont les unités - les divisions de panzers - qui réussissent à se replier.

Cependant, la défaite allemande est consommée, la route de Paris ouverte.


« Je maintiens et j'affirme que les chances de succès n'existaient pas », écrit von Kluge à Hitler.

C'est une lettre d'adieu.

« Quand vous recevrez cette lettre, je ne serai plus... », continue von Kluge, décidé à se suicider.

Il sait que les SS, la Gestapo le soupçonnent d'être l'un des conjurés du complot du 20 juillet. Il vient d'être destitué et remplacé par le général Model.

« J'ai toujours admiré votre grandeur, ajoute von Kluge à Hitler. Si le sort est plus fort que votre volonté et que votre génie, c'est que la Providence le veut ainsi. Montrez-vous maintenant encore assez grand pour mettre fin à une lutte sans espoir quand ce sera nécessaire... »

Hitler, recevant la lettre puis l'annonce de la mort de von Kluge, a ce commentaire :

« J'ai de fortes raisons de penser que si le Feldmarschall Kluge ne s'était pas suicidé, il aurait été de toute façon arrêté. »

Et le Führer ne veut même pas concevoir de cesser le combat. Les armes nouvelles ne vont-elles pas renverser le cours des choses ? La bataille de France continue donc.


Les Allemands se replient vers la Seine, d'autres se retranchent dans les ports : à Brest, Lorient, Saint-Nazaire, dans la presqu'île de Crozon.

Les combats sont acharnés, les FFI assiégeant ces places fortes.


Le mardi 1er août, la 2e Division Blindée (2e DB) du général Leclerc a débarqué à Varreville.

Un officier de la division écrit :

« Quand je me réveillai le 1er août à l'aube, après trois heures de sommeil sur le siège d'une jeep, ma première sensation fut l'émerveillement d'être en France, chez moi, non pas furtivement, mais au vu et au su de tout le monde ; la seconde fut que cet espace français où l'on était libre ne dépassait guère une vingtaine de milliers de kilomètres carrés. À quelle distance était Paris ? Fallait-il évaluer en kilomètres, en mois, en semaines ? »


Les 4 000 véhicules de la 2e DB s'ébranlent, quittant les dunes de Varreville pour les routes qui conduisent à Alençon, à Mortagne.

Ils roulent 200 kilomètres sans faire halte, soulevant l'enthousiasme des habitants des bourgs et des villages traversés.

Les FFI vont à leur rencontre, organisent des opérations de « nettoyage », liquidant les poches de résistance allemandes.

Là, les hommes de la Wehrmacht se constituent prisonniers. Ici, les SS contre-attaquent. Ces « 30 000 FFI rendent un "service inestimable", juge Eisenhower. Ils entourent les Allemands d'une atmosphère intenable de danger et de haine qui sape la confiance de leurs chefs et le courage de leurs soldats ».



À Tours, à Orléans, à Chartres, à Blois, à Vendôme - dans ce cœur de la France, - les Allemands évacuent en hâte leurs services.

Les voitures de la Gestapo, ces Citroën noires, quelques véhicules blindés, des camions dans lesquels ont pris place des miliciens forment les convois de la défaite et de la fuite.

Ils sont attaqués par les FFI des maquis de la forêt d'Orléans. Là, les déserteurs de la Wehrmacht russes ou arméniens côtoient des étudiants parisiens, des paysans beaucerons. Tous font face aux contre-attaques menées par le 560e régiment SS. Et les nazis se vengent en massacrant les habitants des villages.


C'est bien l'insurrection nationale.

Les FFI de la Nièvre, de l'Auvergne harcèlent les unités allemandes. Les cheminots détournent les trains, déboulonnent les rails, détruisent les pylônes.

Pas un département de France qui reste à l'écart de ce soulèvement.

Et au coin d'une route, au pied d'un arbre, quelques bouquets de fleurs des champs signalent qu'un patriote est tombé là en combattant.


Cette insurrection nationale porte de Gaulle qui, durant cet été 1944, se rend aux États-Unis, au Canada.

Au terme de ses entretiens avec Roosevelt, celui-ci reconnaît l'autorité du Gouvernement Provisoire de la République française sur les territoires français libérés.

Mais cette reconnaissance ne vaut que pour la période de la Libération !

Qu'est-ce à dire ? Que Roosevelt se réserve de peser sur le destin de la France une fois la guerre finie.

De Gaulle rappelle que l'indépendance et la souveraineté de la nation sont inaliénables.

Il reste donc sur ses gardes, même au cœur du « triomphe » que lui réserve la ville de New York.


À Madison Square Garden, la chanteuse noire Maria Anderson entonne La Marseillaise, et toute la salle se lève et reprend d'une seule voix l'hymne national.

L'émotion empoigne de Gaulle. La France vit dans les cœurs, donc la France reprendra sa place.

Mais il ne se fait pas d'illusions, et à son retour à Alger il dira en souriant à ses proches :

« J'ai été acclamé par les Nègres, les Juifs, les estropiés et les cocus. »


La France, répète-t-il, ne sera reconnue grande puissance et respectée que si elle se bat aux côtés des Alliés.

De Gaulle inspecte les troupes françaises qui, en ce début d'août 1944, sont rassemblées à Naples et vont participer au débarquement prévu en Provence à la mi-août.

Le 7 août, dans une allocution radiodiffusée à Alger, de Gaulle annonce d'une voix vibrante :

« Voici venue l'heure de la grande revanche... Il n'est pas un Français qui ne sente et qui ne sache que le devoir simple et sacré est de prendre part immédiatement à ce suprême effort guerrier du pays...

« Courage ! Union ! Discipline ! Voici venus les jours où tout va se décider...

« Français, debout ! Et au combat ! »

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