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Dix jours après les exécutions de Vérone, le 22 janvier 1944 dans la matinée, de longues colonnes de camions allemands chargés de parachutistes casqués traversent Rome à toute allure, précédées de motocyclistes, leur mitraillette en bandoulière.
Ils foncent vers la mer, vers Anzio, à soixante kilomètres de Rome où, bénéficiant de la surprise la plus complète, les Anglo-Américains ont débarqué à 2 heures du matin.
L'opération Shingle a réussi.
Quand, quelques heures plus tard, la nouvelle est connue, il semble aux Italiens et aux Romains d'abord que leur libération soit proche.
Déjà une animation inquiète gagne le Palazzo Wedekind, le quartier général du Parti fasciste protégé par des mitrailleuses en batterie et des autos blindées ; certains des chefs fascistes quittent la capitale pour l'Italie du Nord.
Au quartier général de Kesselring, les officiers d'état-major reçoivent même l'ordre de préparer leur départ dans les quatre heures.
Mais bien vite l'espoir ou la peur retombent.
Sur les routes autour de Rome et dans les gares, on voit passer, dès la nuit tombante, les lourds convois militaires qui ramènent de France, des Balkans ou du nord de l'Italie cinq divisions d'infanterie allemande.
L'excessive prudence des Alliés qui n'ont pas exploité l'effet de surprise a favorisé l'habile Kesselring : le débarquement a réussi, mais n'a créé qu'une tête de pont. Le 17 février 1944, la Wehrmacht lance sa première contre-attaque sur tout le front Anzio-Nettuno.
Pour les fascistes, c'est un nouveau répit. Derrière les fronts stabilisés, ils peuvent faire face à leurs adversaires : les partisans.
Partout en effet, dans ce pays montagneux qu'est l'Italie, les partisans se sont organisés.
Brigades Garibaldi du Parti communiste (novembre 1943) dont le commandement général est à Milan, Groupes d'Action Patriotique (SAP) étendent leurs opérations ou multiplient les attentats.
Dès la fin de novembre 1943, près de vingt-huit hiérarques sont tombés sous les coups des gappisti qui tuent à l'arme blanche, dans la rue, s'enfuient à bicyclette ; beaucoup de ces tueurs ont servi en Espagne ou même dans les Francs-Tireurs et Partisans Français.
Le 19 décembre, le Federale du Parti fasciste de Milan, Resega, est abattu ; le 14 avril 1944, c'est le tour de l'idéologue du parti, le philosophe Gentile, à Florence.
Pour les journaux fascistes et pour les Allemands, il s'agit là de simples assassinats, d'actes criminels qui n'ont rien à voir avec la guerre. Des résistants condamnent aussi ces méthodes car des otages paient chaque fois de leur vie l'attentat réussi.
À ceux qui blâment - et ils sont nombreux - l'exécution de Gentile, les partisans de Giustizia e Libertà tentent de répondre par des tracts, des articles dans les journaux clandestins :
« C'était, dit-on, un honnête homme, un homme de culture. Mais aujourd'hui le peuple d'Italie lutte pour la vie et pour la mort, sans hésitation, sans pitié. C'est une lutte sans quartier, exaltante et terrible comme est sans hésitation la nécessité morale qui la guide, sans pitié la justice historique qui par elle s'accomplit. »
En Italie, en fait, comme dans toute l'Europe en guerre, est posé l'éternel et cruel problème de la violence.
Et la lutte s'approfondit.
Les unités de partisans se multiplient : formation Matteotti des socialistes ; groupes Giustizia e Liberté ; groupes autonomes de militaires et de catholiques.
Les Allemands sont contraints, pour protéger leurs voies de communication, de procéder à de grands rastrellamenti (ratissages).
Dans les vallées du Piémont, les blindés progressent sur les routes longeant les rivières, un avion de reconnaissance dirige le tir des mortiers ; des troupes alpines spécialisées montent à l'assaut des cimes.
Les partisans passent d'une vallée à l'autre, tiraillent cependant que les villages brûlent, que les SS font sauter, après y avoir enfermé propriétaires et animaux, les maisons des guides.
Parfois, toute la population d'un village est rassemblée sur la place et le prêtre tombe le dernier, abattu par les rafales de mitrailleuse, sur les corps de ses paroissiens entassés, vieux et enfants mêlés à leurs parents.
Des dizaines de pendus (cinquante-trois dans un seul cas) marquent le passage d'un « bataillon maudit » de SS ; des fours crématoires fonctionnent aux portes de Trieste ; les Juifs qui se terrent dans les hauts villages sont pourchassés, les prisonniers alliés s'évadent, traqués.
Dans les unités de SS servent des Russes de l'armée Vlassov, hommes à la dérive qui tuent et pillent par habitude et désespoir.
Et puis il y a les fascistes.
Chaque ville a sa « maison de torture » : Villa Tasso à Rome, où l'on retrouve Pollastrini rescapé du 25 juillet 1943 ; parfois, il s'agit d'un simple appartement dans un immeuble bourgeois où de petits commandos de bourreaux opèrent sous les ordres d'un chef et règlent, en dehors de tout contrôle, leurs propres opérations.
L'horreur démente atteint des profondeurs inhumaines : on arrache les paupières, on serre les tempes entre des pinces acérées. Le questeur Caruso et le chef de police Kappler tiennent ainsi Rome.
À Milan, c'est à l'hôtel Regina que siègent les fascistes et les SS.
À Florence, Carità « invite » ses victimes à assister aux pires orgies après les séances de torture.
À Rome, le général Maelzer se livre lui aussi à la débauche.
Dans cette période de mort, la violence déchaînée entraîne chez les bourreaux la perte de toute humanité et chez beaucoup d'italiens la régression de la moralité.
À un résistant, durant un dur interrogatoire, le capitaine Saeveki, des SS, crie : « Vous vous en prenez à nous, prenez-vous-en à vos concitoyens. Chaque jour sur mon bureau s'accumulent les paquets de dénonciations contre les patriotes. »
Car les espions sont innombrables. Fascistes convaincus ou pauvres bougres entraînés, ils écoutent, ils désignent. Dans un train ouvrier qui roule vers Milan par un matin grisâtre, une femme bavarde dans le silence :
« Si j'étais un homme, je serais partisan », dit-elle.
Quelqu'un la fait parler. Tout à coup, le train s'arrête en rase campagne, des miliciens fascistes montent dans le wagon et l'homme qui a bavardé complaisamment avec la malheureuse voyageuse la dénonce ; elle sera abattue par une décharge de mitraillette sur le ballast.
Ailleurs, ce sont d'autres espions qui parcourent les vallées et les montagnes, cherchant à connaître les repaires des partisans.
Pour ces derniers, les fascistes sont sans pitié. Ils savent qu'ils ont devant eux ces adversaires que depuis 1919 ils combattent de Milan à Turin, de Guadalajara à Barcelone, ces adversaires qu'ils ont cru tuer dans le syndicaliste « capolega » anonyme, assassiné en Émilie, dans Matteotti et dans Rosselli, deux démocrates abattus en 1924 et 1937 et qui surgissent encore, agressifs et renforcés.
Le général Mischi, qui a mené déjà la guerre contre les partisans dans les Balkans, propose de faire bombarder par l'aviation allemande les usines où les ouvriers se mettraient en grève. Il déclare : « Désormais, notre vie est au-delà de toutes les vicissitudes, de la victoire comme de la défaite. » Mussolini multiplie les instructions personnelles au maréchal Graziani pour en finir avec le « banditisme » :
« L'action du fascisme doit être, écrit-il, la marche de la République sociale contre la Vendée. Et puis le centre de la Vendée monarchiste, réactionnaire et bolchevique est le Piémont, la marche, après avoir rassemblé à Turin toutes les forces, doit commencer par le Piémont. Elle doit rayonner de Turin dans toutes les provinces, nettoyer radicalement et puis passer immédiatement à l'Émilie. »
Ce texte rejoint l'ordre émis par le quartier général du maréchal Kesselring :
« Il faut engager de la façon la plus énergique des actions contre les bandes armées de rebelles. Prendre sur les places publiques les éléments reconnus responsables... »
Cependant, la tâche est rude et l'engrenage inexorable de la répression suscite de nouveaux coups de main des partisans.
Dès le printemps 1944, les Comités de Libération Nationale (CLN) apparaissent dans la plupart des villes ; bientôt naît un Corps des Volontaires de la Liberté, organisation militaire du Comité de Libération Nationale pour la Haute Italie (CLNAI).
Le chef de cet organisme est le général Cadorna.
C'est un homme souriant et maigre, un officier de carrière choisi parce qu'il doit inspirer confiance aux Alliés. Son grand-père a, le 20 septembre 1870, conquis Rome, et son père a joué un rôle de premier plan pendant la guerre de 1914-1918.
Véritablement, cet homme nerveux et volontaire est un symbole, l'aboutissement d'une tradition nationale et militaire. Il doit rejoindre l'Italie du Nord pour prendre son périlleux commandement.
Le 11 août 1944, il saute en parachute avec le capitaine Churchill d'un avion Halifax. Il se blesse et tout de suite il faut combattre car la Garde nationale républicaine cerne le petit groupe de partisans qui attend le général.
Quelques semaines plus tard, deux « politiques », Parri, du Parti d'Action, et Longo, du Parti communiste, vont assister Cadorna dans ses fonctions.
Ce triumvirat militaire est à l'image de la Résistance italienne.
Quand le vendredi 31 mars 1944 les miliciens fascistes qui cernent le dôme de Turin arrêtent les uns après les autres les membres du Comité militaire piémontais de la Résistance qui devait se réunir dans l'église, ils constatent qu'il y a, parmi les prisonniers un général (Perotti), deux officiers, un démocrate-chrétien, un socialiste et un communiste.
Lorsque le juge prononce sa sentence, condamnant les accusés à la peine de mort, le général Perotti se lève et dit d'une voix forte :
« Messieurs les officiers, garde-à-vous ! »
Tous les accusés se lèvent.
« Vive l'Italie », crie le général.
« Vive l'Italie », répondent les accusés.
C'est bien une nouvelle Italie qui surgit ainsi de cet abîme qu'a été le 8 septembre 1943 et l'armistice italien de Cassibile.
Un nouveau Risorgimento anime le peuple de la péninsule, mais plus profondément que celui qui a conduit à l'unité en 1870 : les masses ouvrières et paysannes sont descendues dans l'arène aux côtés de ces militaires et de ces intellectuels qui ont été déjà les figures de proue du premier Risorgimento.
Le 1er mars 1944, les ouvriers de Turin et de Milan se mettent en grève malgré les Allemands et les fascistes. En juin, à la Fiat, la grève recommence pour empêcher le démontage et l'envoi des machines en Allemagne.
Les industriels soutiennent souvent ces mouvements, même si par ailleurs ils continuent à traiter avec les autorités d'occupation.
Cette unanimité nationale qui isole chaque jour davantage les Repubblichini a eu sa préface dans l'Italie du Sud.
En effet, le leader du Parti communiste, Togliatti, revenu d'URSS, a accepté, à la surprise de beaucoup, d'entrer dans le gouvernement du maréchal Badoglio, entraînant les autres partis antifascistes à sa suite.
Le roi pour sa part, afin de préserver le principe monarchique, décide de céder dès la libération de Rome la place à son fils Umberto qui agira en tant que lieutenant-général du royaume : ainsi la question du choix des institutions est-elle remise à la paix.
Pour l'instant, c'est la guerre, et le colonel Montezemolo, courageux monarchiste, est dans Rome occupée aux côtés du socialiste Buozzi ou du communiste Giorgio Amendola, le fils de l'ancien leader libéral assassiné.
Certes, les arrière-pensées des uns et des autres n'ont pas disparu, mais la signification de l'action commune est plus importante que les divergences qu'elle recouvre.
Pour l'instant, c'est la guerre, et la guerre est cruelle.