47.

Combien de millions sont-elles les Allemandes, et combien sont-ils les Allemands qui, dès ce mois de janvier 1945, ont vu, selon les mots de Hitler, leur « monde sombrer » ?


Ils sont sur les routes de Prusse, de Silésie, de Poméranie.

Ils avaient cru que jamais les Russes ne pénétreraient dans le Reich.

Les ministres, les Gauleiters, les membres du Parti avaient assuré que les « barbares », les « Mongols », les « bolcheviks » allaient être repoussés, exterminés.

Et tout à coup, à la mi-janvier, des voitures haut-parleurs ont parcouru les rues des villes - ainsi à Breslau, capitale de la Silésie - et les Allemands ont entendu les mots inimaginables :

« Les femmes et les enfants évacuent la ville à pied en direction d'Opperau-Kanth. »


Plus de trains. Un vent polaire. Une température de 20 degrés au-dessous de zéro. Une neige haute d'un demi-mètre. L'Oder recouvert d'une solide carapace de glace.


Une jeune femme écrit à sa mère :

« Je vais tenter d'arriver chez vous. Je t'en prie, maman, sois calme, mais je n'aurai pas Gaby avec moi et j'ai un bras gelé...

« Je ne pouvais plus la porter et elle était morte. Je n'en pouvais plus. Alors je l'ai bien enveloppée et je l'ai ensevelie profondément dans la neige sur la route après Kanth. Gaby n'y est pas seule. Des milliers de mères marchaient avec leurs enfants et elles ont mis comme moi leurs morts dans le fossé, aucune voiture ne pourra ainsi les déranger et leur faire du mal... »


Cela n'est rien encore.


Sur ces routes qui vont vers l'ouest, il y a les milliers de déportés que les SS encadrent. Ils ont quitté Auschwitz, le 19 janvier 1945, alors que les SS tuaient les plus faibles et détruisaient le camp. Ils marchent et certains sont en guenilles, pieds nus, squelettiques. Ils sont 58 000 ! Ils tombent. Les SS les tuent d'une balle dans la nuque.

Il y a des détenus qu'on dirige vers d'autres pénitenciers. Cinq cent soixante-cinq prisonnières se mettent ainsi en route le 21 janvier 1945 pour parcourir 36 kilomètres - du pénitencier de Fordon, près de Bomberg, à celui de Krone. Il n'y eut que 40 survivantes.


Cela n'est rien encore.


Une colonne de SS mitraille les prisonnières qu'on évacue de Krone... Et des soldats allemands qui passent tirent des détenues hors des rangs et les violent.


Marchent aussi des travailleurs français, des Italiens, des Belges, des Hollandais, tous ces hommes requis pour le Service du Travail Obligatoire ou prisonniers de guerre qui essaient dans cet exode, cette débâcle de sauver leur vie. Ils pillent. Ils sont les nouveaux maîtres.


Les Russes arrivent.

Et tout commence.

Un officier russe raconte :

« En Pologne, le délit le plus courant, c'était dai chazy - donne-moi ta montre. Mais le pillage et le viol à grande échelle n'ont commencé qu'après l'entrée en Allemagne. Nos soldats étaient à ce point frustrés qu'ils ont souvent violé des vieilles de 60, 70, ou 80 ans... Le comportement des Kazakhs et autres troupes asiatiques a été particulièrement déplorable. »


L'écrivain et correspondant de guerre Vassili Grossman voit l'infanterie russe qui circule dans des carrioles, des calèches, des cabriolets, ornés de tapis, d'édredons, de glaces, de tout le butin accumulé.

Grossman entend les plaintes d'une femme violée sous les yeux de son mari par plus de dix hommes.

« Des cris de femme par une fenêtre ouverte », note-t-il.

Il recueille le « récit de la façon dont on violait dans une grange une mère qui allaitait. Ses proches entrent dans la grange, demandent qu'on la laisse sortir un moment parce que l'enfant a faim et qu'il pleure. »


Grossman voit « la terreur dans les yeux des femmes et des jeunes filles ».

Une petite fille porte des ecchymoses noires, veloutées, sur le cou et le visage. Un œil est enflé, sur les bras des bleus énormes.

« Il se passe des choses horribles avec les Allemandes. »


Un jeune officier russe raconte à son tour ce qu'il a vu quand son unité a rattrapé une colonne de réfugiés allemands.

« Des femmes, des mères et leurs enfants étaient couchés des deux côtés de la route et devant chacune il y avait une bruyante armada d'hommes pantalons baissés. Les femmes qui saignaient ou perdaient conscience étaient poussées de côté et nos hommes abattaient celles qui essayaient de sauver leurs enfants...

« Des officiers souriants se tenaient à proximité, veillant à ce que chaque soldat sans exception participe... »


On brûle les villages, les fermes isolées, on viole les femmes, on les tue d'un coup de couteau, on les torture.

Les soldats ont en mémoire les articles d'Ehrenbourg, qui incitent au meurtre, au viol. Ils ont vu Maidanek et Auschwitz.

Ils savent ce que les Allemands ont fait en Ukraine, en Biélorussie, jusqu'aux rives de la Volga. Ils ont vu les fosses remplies de centaines de massacrés.

Ils se vengent.

Un soldat écrit :

« Il est absolument clair que si nous ne leur faisons pas vraiment peur maintenant, il n'y aura aucun moyen d'éviter une nouvelle guerre à l'avenir. »


Peut-être sont-elles - au moins - 1 500 000 Allemandes à avoir été violées, et la plupart d'entre elles plusieurs fois.


Tout cela n'est rien encore.


Il y a 8 millions de personnes qui fuient vers l'Ouest.

Il en arrive 50 000 par jour à Berlin. Cinq cent mille sont réfugiées à Dantzig. Six mille d'entre elles embarquent à bord d'un paquebot, le Wilhelm Gustloff, qu'un sous-marin russe torpille : 5 300 morts.


Il y a les 2 000 bombardiers qui rasent Nuremberg.

Les 1 000 bombardiers américains qui, en plein jour le 3 mars 1945, détruisent le centre de Berlin.

Il y a, le 13 et le 14 février 1945, les raids britanniques et américains - nuit et jour - qui engloutissent Dresde sous « une seule mer de flammes ».

Combien de morts ? 40 000 ?

Un typhon de feu - 8 000 bombes explosives, 600 000 bombes incendiaires - tourbillonne, aspirant les personnes qui se trouvent à cent mètres de distance...

Les trains remplis de réfugiés qui arrivent de l'est brûlent dans la gare centrale.



Pourquoi Dresde - ville sans défense, sans industrie ? s'interrogent les Allemands. Les Alliés veulent donc détruire l'Allemagne !

C'est ce que dit Heinz Guderian, le chef d'état-major général de l'Armée. En Allemagne, répète-t-il, l'armée Rouge ne veut que piller, violer, tuer.

Goebbels évoque le « rideau de fer » que Staline fera tomber dès que l'Allemagne capitulera. Le Tyran, le tsar rouge occupera aussitôt l'Europe du Sud-Est et les nations ainsi emprisonnées seront massacrées. On veut exterminer l'Allemagne, car sa résistance et sa victoire empêcheront cet assassinat de l'Europe.


Le Führer, dans un appel lancé le 15 avril 1945 à tous les combattants du front de l'Est, quel que soit leur grade, déclare :

« Le mortel ennemi judéo-bolchevique avec ses masses commence son offensive brutale. Il tente de détruire l'Allemagne et d'exterminer notre peuple... Vieillards et enfants seront assassinés, femmes et filles avilies en putains de caserne. D'autres devront marcher jusqu'en Sibérie. »

Le sort de l'Allemagne est entre les mains de ses soldats. S'ils combattent avec une volonté de fer et esprit de sacrifice, « les bolcheviks seront saignés à blanc devant la capitale du Reich allemand ».

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