17.
C'est la nuit du lundi 5 au mardi 6 juin 1944.
Les premiers avions chargés de parachutistes ont décollé. Ils vont larguer entre minuit et 3 heures du matin trois divisions de troupes aéroportées.
L'avant-garde de cette avant-garde est composée de « Français Libres », les Free French de 1940. Ils portent le béret rouge de la brigade d'élite britannique Special Air Service (SAS). Ils sont parachutés en Bretagne, là où se concentrent les divisions de réserve allemandes. Ils doivent harceler, saboter les moyens de l'ennemi, encadrer les maquisards bretons très nombreux.
Cinq heures plus tard - à 6 h 30, - cinq divisions doivent prendre pied sur les plages de Normandie sous la protection d'un gigantesque bombardement aérien et naval.
Eisenhower a donc choisi de suivre les prévisions du responsable des services de météorologie, le « Group Captain » Stagg de la RAF qui dans la nuit du 4 au 5 juin - initialement prévue pour le Débarquement, mais retardée pour cause d'intempéries - a remis un rapport précis, ouvrant une fenêtre pour l'action.
« Des conditions favorables, écrit Stagg, prévaudront à intervalles dans toute la Manche pendant la journée du lundi 5 juin et se maintiendront au moins jusqu'à l'aube du mardi 6 juin. Les vents tomberont sur les côtes de Normandie... Les bancs de nuages seront brisés et ne descendront pas au-dessous de 900 mètres environ... Après cet intervalle le temps redeviendra à nouveau nuageux ou menaçant dans l'après-midi du mardi... »
Le D-Day sera donc le mardi 6 juin.
Les commandants d'unités reçoivent, après des jours de secret et d'incertitude, les cartes de leurs objectifs.
Et chaque homme prend connaissance du message personnel que lui adresse le maréchal Montgomery.
« Prions pour que le Dieu des armées nous accompagne et que Sa Grâce spéciale nous aide dans la bataille. »
Les premiers messages des parachutistes parviennent au quartier général.
Le détachement des Français du SAS a déjà rencontré les responsables des maquis, enthousiastes. Ils espèrent rassembler et diriger plusieurs milliers d'hommes. L'un des groupes de parachutistes s'est heurté à des ennemis, sans doute des Géorgiens enrôlés dans la Wehrmacht. Un caporal, Émile Bouétard, Français Libre, est mort dans cette escarmouche, le premier de ce Jour J.
À 2 h 40, ce 6 juin, après les premiers atterrissages, le général Speidel, chef d'état-major de Rommel, téléphone au Feldmarschall :
« On ne pense pas qu'il s'agisse ici d'une opération importante », dit-il.
À 4 heures, le Führer interdit par téléphone à von Rundstedt d'utiliser ses divisions de réserve.
« Il convient d'attendre le plein jour pour avoir une vision claire de la situation. »
Ce n'est qu'à 16 h 55 que l'état-major du Führer ordonnera de contre-attaquer et de réduire dans la nuit les « têtes de pont » qu'ont réussi à créer les troupes alliées : « La plage devra être nettoyée cette nuit au plus tard. »
Voilà cinq jours et cinq nuits que les bombardiers de la RAF et de l'US Air Force écrasent la France sous des milliers de tonnes de bombes. Ils disloquent les voies de communication ferroviaires et routières, les gares, les ponts. La Wehrmacht est paralysée et la multiplication des raids à l'ensemble de la France ne permet pas de situer les lieux de débarquement.
Mais cette nuit du lundi 5 au mardi 6, les canons des cuirassés et des croiseurs ont martelé le « Mur de l'Atlantique » cependant que les raids aériens rasent les villes : du Havre à Cherbourg, pas une seule agglomération qui ne soit transformée en ruines.
Les victimes civiles françaises se comptent par milliers.
Et malgré ces deuils, ces souffrances, la population accepte de payer ce prix pour sa libération, comme si elle avait retenu les mots de Churchill et de De Gaulle, l'un annonçant en 1940 « de la sueur, du sang, des larmes », le second évoquant « les pertes, les fureurs, les larmes ».
Personne, en tout cas, ne doute que c'est l'épreuve finale qui commence avec ce 6 juin, ce « jour le plus long ». À Vichy, l'angoisse et même la panique saisissent les membres du gouvernement, du service de sécurité.
On place devant les lieux névralgiques des réseaux de fils de fer barbelés, comme si on craignait une attaque. Vichy est pourtant situé à 500 kilomètres des côtes normandes. On coupe même le téléphone de l'hôtel du Parc et des services annexes.
Dès ce premier jour, Pétain et Laval s'affairent.
Le Maréchal répète qu'il veut éviter la « guerre civile » et, le jour de la Libération, remettre le pouvoir à des « autorités » prêtes à préserver la paix dans le pays et quelques principes de la révolution nationale.
Laval rêve de rester au centre de la scène publique en favorisant le recours à l'Assemblée nationale qui rétablirait la République, en empêchant ainsi de Gaulle de parvenir au pouvoir.
Chimères, divagations, illusions d'hommes qui, coupés des réalités du pays, ne mesurent pas l'état d'esprit des Français qui vibrent à l'idée de la Libération prochaine.
Il suffit d'écouter les messages que Pétain et Laval adressent au pays dans la matinée du mardi 6 juin 1944 pour se convaincre qu'un abîme sépare les hommes de Vichy des Français.
Le discours de Pétain a été enregistré depuis des semaines et il a été passé au crible par les Allemands.
C'est un appel à la soumission, comme s'il était possible de se terrer alors que l'on ne rêve que de voir les Allemands battus et chassés.
« Les armées allemandes et anglo-saxonnes sont aux prises sur notre sol, commence Pétain. La France devient un champ de bataille...
« Fonctionnaires, agents des services publics, cheminots, ouvriers, demeurez fermes à vos postes pour maintenir la vie de la nation et accomplir les tâches qui vous incombent.
« Français, n'aggravez pas vos malheurs par des actes qui risqueraient d'appeler sur vous de tragiques représailles.
« ... La France ne se sauvera qu'en observant la discipline la plus rigoureuse.
« Obéissez donc aux ordres du gouvernement. Que chacun reste face à son devoir.
« Les circonstances de la bataille pourront conduire l'armée allemande à prendre des dispositions spéciales dans les zones de combat. Acceptez cette nécessité, c'est une recommandation instante que je vous fais dans l'intérêt de notre sauvegarde... »
Les Allemands n'ont rien exigé de Laval. Ils ont confiance en lui.
Laval rédige un texte dont il a depuis le mois de mars préparé l'argumentaire : la France doit s'abriter derrière la Convention d'armistice et refuser toute participation aux opérations ou à aucun travail de caractère militaire.
D'une voix assurée, martelant les mots comme s'il énonçait une évidence, Laval déclare :
« La France n'est pas en guerre.
« Vous vous refuserez à aggraver la guerre étrangère par l'horreur de la guerre civile. »
Pétain et Laval font comme si la Résistance, les maquis, le Gouvernement Provisoire de la République française - proclamé à Alger, le 3 juin, - les Forces Françaises de l'Intérieur (FFI) - qui hier, le 5 juin, viennent de porter à leur tête pour l'Île-de-France le communiste Rol-Tanguy - n'existaient pas.
Ils font mine d'oublier de Gaulle.
Mais de Gaulle, président du Gouvernement Provisoire, existe. Les Alliés s'en rendent compte.